Les Trente-Neuf Marches - Buchan John 10 стр.


– Tiens tiens! fit-il, souriant toujours. Mais bien entendu vous avez plusieurs noms. Nous n'allons pas nous chicaner pour un de plus ou de moins.

Je m'étais ressaisi, et je m'avisai que ma tenue, sans veste ni gilet ni col, ne me dénonçait du moins pas. J'affectai mon air le plus rogue, et haussai les épaules.

– Je comprends que vous allez me livrer pour finir, et j'appelle ça un sacré sale tour. Bon Dieu! je voudrais n'avoir jamais vu cette maudite auto! Tenez, voici l'argent, et que le diable vous emporte!

Et je jetai sur la table quatre souverains.

Il ouvrit un peu les yeux.

– Oh! que non, je ne vais pas vous livrer. Mes amis et moi nous avons un petit compte à régler en particulier avec vous, et voilà tout. Vous en savez un peu trop, monsieur Richard Hannay. Votre habileté comme acteur est grande, mais il vous reste des progrès à faire.

Il parlait avec assurance, mais je voyais le doute poindre dans son esprit.

– Ah! pour l'amour de Dieu, assez de boniments! m'écriai-je. Tout se met contre moi. Je n'ai eu que de la déveine depuis mon débarquement à Leith. Quel mal fait un pauvre diable qui a le ventre vide, de ramasser un peu d'argent qu'il trouve dans une auto décarcassée? Voilà tout ce que j'ai fait, et pour cela je suis turlupiné depuis deux jours par ces bougres de policiers sur ces bougresses de montagnes. Je vous jure que j'en ai assez. Vous pouvez faire de moi ce que vous voudrez, vieux frère. Ned Ainslie n'a plus le courage de lutter.

Je vis que le doute gagnait du terrain.

– Voulez-vous avoir l'obligeance de me faire le récit de vos derniers faits et gestes? me demanda-t-il.

– J'en suis incapable, patron, fis-je sur le ton pleurnichard d'un authentique mendigot. Je n'ai rien eu à me mettre sous la dent depuis deux jours. Donnez-moi d'abord un morceau à manger, et puis vous saurez la vérité vraie.

Ma faim devait se lire sur mon visage, car il fit signe à l'un des deux hommes du seuil. Un bout de pâté froid et un verre de bière furent déposés devant moi, et je les engloutis avec une avidité bestiale – ou plutôt avec l'avidité de Ned Ainslie, car je soutenais mon rôle. Au beau milieu de mon repas, il m'adressa tout à coup la parole en allemand, mais je levai vers lui un visage inexpressif autant qu'un mur de pierre.

Puis je lui contai mon histoire – comme quoi j'avais une semaine auparavant débarqué à Leith d'un navire d'Arkhangel, et faisais route par l'intérieur des terres pour aller rejoindre mon frère à Wigtown. Je me trouvais à court de galette – à la suite d'une bordée, laissai-je entendre – et j'étais absolument à sec lorsque je rencontrai un trou dans une haie, et regardant par ce trou, aperçus une grosse auto couchée dans le torrent. Étant descendu voir de quoi il retournait, je découvris trois souverains éparpillés sur le siège et un autre sur le plancher. Il n'y avait personne aux environs ni aucune trace de propriétaire, aussi j'empochai la galette. Mais de façon ou d'autre la justice m'avait pisté. Lorsque je voulus changer un souverain dans la boutique d'un boulanger, la femme se mit à crier au voleur, et un peu plus tard, tandis que je me débarbouillais dans un torrent, je faillis être pincé, et ne m'échappai qu'en abandonnant ma veste et mon gilet.

– Ils peuvent reprendre leur argent, m'écriai-je, pour ce que j'en suis devenu plus gras. Ces buveurs de sang ne s'en prennent jamais qu'aux pauvres bougres. Tenez, si c'était vous, patron, qui aviez trouvé les jaunets, personne ne vous aurait rien dit.

– Vous faites un bon menteur, Hannay, me dit-il.

Je me mis en rage.

– Vous m'embêtez à la fin, nom d'un tonnerre! Je vous répète que je m'appelle Ainslie, et que de ma vie je n'ai jamais entendu parler de quelqu'un nommé Hannay. J'aimerais encore mieux la police que vous, avec vos Hannay et vos trucs de larbins à pistolets… Mais non, patron, je n'ai rien dit. Je vous suis très obligé de la boustifaille, et je vous remercierai de me laisser aller, maintenant que la voie est libre.

De toute évidence il était fort embarrassé. Il faut comprendre qu'il ne m'avait jamais vu, et mon aspect devait différer considérablement de mes photographies, à supposer qu'il en ait eu une en main. À Londres, j'étais très correct et bien habillé, et ici j'étais un vulgaire chemineau.

– Je n'ai pas l'intention de vous laisser aller. Si vous êtes en effet ce que vous prétendez, vous aurez bientôt une occasion de le prouver. Si vous êtes ce que je crois, je doute que vous voyiez encore longtemps la lumière du jour.

Il frappa sur un timbre, et un troisième domestique surgit de la véranda.

– Je veux l'auto dans cinq minutes, dit-il. Nous serons trois à déjeuner.

Puis il me regarda fixement, et cette épreuve fut la plus rude de toutes.

Il y avait quelque chose d'effrayant et de diabolique dans ces yeux froids, méchants, inhumains, et de la plus infernale malice. Ils me fascinaient comme des yeux de serpent. J'éprouvai la tentation violente de me rendre à merci et de lui offrir de passer sous ses ordres; mais si l'on songe aux sentiments que m'inspirait toute l'affaire on se rendra compte que cette tentation dut être purement physique, la faiblesse d'un cerveau hypnotisé et dominé par une volonté plus forte. Je réussis néanmoins à tenir bon et même à ricaner.

– Vous me reconnaîtrez la prochaine fois, patron, dis-je.

– Karl, fit-il en allemand à l'un des hommes du seuil, vous mettrez cet individu dans le magasin jusqu'à mon retour, et vous me répondrez de lui.

Je fus emmené hors de la pièce, un revolver à chaque tempe.

Le magasin était une pièce humide située dans la partie ancienne qui servait jadis de ferme. Il n'y avait pas de tapis sur le plancher déjeté, et rien pour s'asseoir qu'un tabouret d'écolier. Il y faisait noir comme dans un four, car les fenêtres étaient closes de contrevents massifs. À tâtons je me rendis compte que le long des murs s'empilaient des caisses, des barils et des sacs pleins d'une matière dense. Cet intérieur sentait le moisi et l'abandon. Mes geôliers tournèrent la clef dans la serrure et je les entendis traîner la semelle en montant la garde au-dehors.

Je m'assis dans ces ténèbres glaciales, tout à fait déprimé. Le vieux était parti en auto chercher les deux gredins qui m'avaient interrogé la veille. Or, eux m'avaient vu sous les apparences du cantonnier, et ils ne pouvaient manquer de me reconnaître, car j'étais dans la même tenue. Que pouvait bien faire un cantonnier à vingt milles de son chantier, et poursuivi par la police! Une question ou deux les mettraient sur la voie. Probablement ils avaient vu Mr Turnbull, probablement aussi Marmie; selon toute apparence ils remonteraient jusqu'à sir Harry, et le tout leur deviendrait clair comme de l'eau de roche. Quel espoir me restait-il, dans cette maison perdue de la lande, avec ces trois bandits et leurs serviteurs armés?

Je songeai avec regret aux policiers, en train de patauger à ma recherche dans la montagne. Eux du moins étaient des compatriotes et d'honnêtes gens, et ils seraient plus miséricordieux que ces vampires étrangers. Mais ils ne m'auraient pas écouté. Ce vieux démon aux paupières glissées n'avait pas mis longtemps à se débarrasser d'eux. Il possédait sûrement des accointances avec le commissariat. Sans nul doute il avait des recommandations ministérielles qui lui accordaient pleine licence de conspirer contre l'Angleterre. Car telle est la politique aveugle que nous suivons dans la mère patrie.

Les trois hommes devant être de retour pour le déjeuner, il ne me restait plus qu'une paire d'heures à attendre. Ce qui équivalait à attendre la mort, car je ne voyais aucun moyen de me dépêtrer de là. J'enviai la force d'âme de Scudder, car j'avoue sans ambages que je ne me sentais pas grande fermeté. La seule chose qui me soutînt était la fureur. Je bouillais de rage à songer de quelle façon ces espions avaient mis le grappin sur moi. Je souhaitai pouvoir au moins tordre le cou à l'un d'eux avant de succomber.

Plus j'y songeais plus ma colère augmentait; à la fin je n'y tins plus et je me levai pour faire le tour de la chambre. J'essayai les volets, mais ils avaient un système de fermeture à clef, et je ne parvins pas à les ébranler. Du dehors m'arrivait un caquètement assourdi de poules au grand soleil. Puis je fourrageai parmi les sacs et les caisses. Je ne pus ouvrir ces dernières, et les sacs semblaient remplis d'espèces de biscuits de chien qui fleuraient la cannelle. Mais dans mon périple autour de la pièce, je trouvai dans un renfoncement du mur une poignée qui me parut mériter un plus ample examen.

C'était la porte d'un placard – ce qu'on nomme «resserre» en Écosse – et elle était fermée à clef. Je la secouai, et elle me parut peu résistante. À défaut de meilleure occupation, je déployai ma vigueur contre cette porte, en obtenant plus de prise sur la poignée grâce à mes bretelles dont je l'entortillai. Elle céda enfin avec un craquement qui devait, pensais-je, attirer mes gardiens. Après une courte attente, je me mis à explorer les rayons du placard.

Il contenait une foule d'objets bizarres. Je retrouvai dans mes poches de pantalon une ou deux allumettes-bougies, et en craquai une. Elle s'éteignit presque tout de suite, mais à sa lueur j'eus le temps d'apercevoir dans un coin un petit tas de lampes électriques de poche. J'en cueillis une: elle fonctionnait.

Muni de cette lampe, je continuai mes investigations. Il y avait des flacons et des caisses de substances aux odeurs suspectes, évidemment des produits chimiques destinés à des expériences, et aussi des rouleaux de fil de cuivre fin et des coupons innombrables d'une mince soie imperméabilisée. Il y avait une boîte de détonateurs et une provision de cordeau Bickford. Puis, tout au fond d'un rayon, je trouvai un emballage de fort carton brun, et à l'intérieur une caissette de bois. Je réussis à en arracher le couvercle; elle contenait une demi-douzaine de petits blocs grisâtres, de deux pouces de côté chacun.

J'en pris un, et constatai qu'il s'effritait sans peine entre mes doigts. Puis je le flairai et y portai la langue. Après quoi je m'assis pour réfléchir. Je n'avais pas été ingénieur des mines pour rien, et au premier coup d'œil, je reconnus de la cheddite.

Avec un de ces blocs, je pouvais faire sauter la maison en mille morceaux. J'avais vu agir le produit en Rhodésie, et je savais sa puissance. Mais, par malheur, mon savoir n'était pas précis. J'ignorais la charge exacte et la vraie manière de l'amorcer; je n'avais même qu'une vague idée de sa force, car je ne l'avais pas manipulé de mes propres mains.

Toutefois c'était une chance, la seule possible. Le risque était grand, mais d'autre part il y avait la certitude absolue de ma perte. Si je m'en servais, les chances étaient, à mon estimation, de cinq contre une pour me faire sauter jusqu'au plus haut des arbres; mais si je ne m'en servais pas, selon toute probabilité j'occuperais avant le soir une fosse de six pieds dans le jardin. Telle fut la manière dont j'envisageai la situation. La perspective était plutôt sombre des deux parts, mais en tout cas il restait une chance, aussi bien pour moi que pour mon pays.

Le souvenir du petit Scudder me décida. Je connus là peut-être le plus sale moment de ma vie, car je ne vaux rien pour ces résolutions de sang-froid. Je réussis néanmoins à trouver la force de serrer les dents et de rejeter les craintes hideuses qui m'envahissaient. Je refusai simplement d'y penser, et affectai de croire que je me livrais à une simple expérience de feu d'artifice.

Je pris un détonateur, et y fixai une couple de pieds de mèche. Puis je pris le quart d'un bloc de cheddite, y adaptai le détonateur, et l'enfouis sous l'un des sacs voisins de la porte, dans une fissure du plancher. Je soupçonnais la moitié des caisses de renfermer de la dynamite. Pourquoi pas, en effet, puisque le placard contenait de si violents explosifs? Dans ce cas nous ferions un merveilleux voyage aérien, moi, les domestiques allemands et un bon arpent du terrain circonvoisin. En outre, comme j'avais presque tout oublié concernant la cheddite, il se pouvait que l'explosion fît détoner les autres blocs du placard. Mais cela ne menait à rien d'envisager ces possibilités. Les risques étaient effroyables, mais je devais les subir.

Je me ratatinai tout au-dessous de l'appui de fenêtre, et allumai la mèche. Puis j'attendis une minute ou deux. Il régnait un silence de mort – troublé par le seul frottement de lourdes semelles dans le couloir, et le paisible caquètement des poules au-dehors. Je recommandai mon âme à son créateur, et me demandai si dans cinq secondes…

Une onde de feu énorme sembla jaillir du plancher et m'enveloppa un instant d'une atmosphère de fournaise. Puis le mur en face de moi s'éclaira de jaune d'or et s'écroula dans un fracas de tonnerre qui me mit la cervelle en bouillie. Quelque chose tomba sur moi, m'attrapant le coin de l'épaule gauche.

Et je crois bien qu'alors je perdis connaissance.

Ma syncope dura tout au plus quelques secondes. Je me sentis asphyxié par d'épaisses vapeurs jaunâtres, et, me dégageant des décombres, je me remis débout. Quelque part derrière moi je perçus l'air libre. Le cadre de la fenêtre était tombé, et par la brèche irrégulière la fumée se déversait au soleil de midi. J'enjambai le linteau brisé et me trouvai dans une cour, emplie d'un brouillard dense et acre. Je me sentais fort mal en point, et prêt à défaillir, mais je pouvais encore me mouvoir, et je m'éloignai de la maison à l'aveuglette et en titubant.

Un petit ru de moulin coulait dans un chenal de bois, de l'autre côté de la cour: je tombai dedans. L'eau fraîche me ranima, et je retrouvai assez mes esprits pour songer à m'enfuir. Je remontai le ru en pataugeant parmi son visqueux enduit verdâtre, et parvins à la roue du moulin. Arrivé là, je m'insinuai par le pertuis de l'arbre de couche dans le vieux moulin où je m'abattis sur un matelas de balle d'avoine. Un clou m'accrocha, le fond de la culotte, et je laissai derrière moi un lambeau de «mélange bruyère».

Le moulin ne servait plus depuis longtemps. Les échelles tombaient de vétusté et les rats avaient rongé de grands trous dans le plancher du grenier. Un malaise me prit, un vertige tourbillonna sous mon crâne, tandis que mon bras et mon épaule gauches semblaient frappés de paralysie. Je regardai par la fenêtre, et vis la maison encore surmontée d'un brouillard, et de la fumée s'échappant d'une fenêtre de l'étage. J'avais, Dieu me pardonne, mis le feu à l'immeuble, et de derrière celui-ci me parvenaient des cris confus.

Mais je ne pouvais m'attarder, car le moulin était évidemment une mauvaise cachette. Pour peu que l'on me cherchât, on suivrait naturellement le ru, et je ne doutais pas que la recherche dût commencer dès qu'ils verraient que mon cadavre n'était pas dans le magasin. D'une seconde fenêtre, je vis que de l'autre côté du moulin se dressait un vieux colombier de pierre. Si je pouvais y arriver sans laisser de traces, j'y trouverais peut-être un refuge, car je me disais que mes ennemis, s'ils me croyaient en état de me mouvoir, s'imagineraient que j'avais gagné le large, et me chercheraient sur la lande.

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