Les Trente-Neuf Marches - Buchan John 11 стр.


Je descendis tant bien que mal par l'échelle rompue, en éparpillant de la balle d'avoine derrière moi afin de dissimuler mes empreintes. Je fis de même sur le plancher du moulin, et sur le seuil, où la porte ne tenait plus qu'à des gonds branlants. J'avançai prudemment la tête, et vis qu'entre moi et le colombier s'étendait un morceau de terrain aride et négligé, où mes pas ne laisseraient aucune trace. De plus, on y était bien caché de la maison par les bâtiments du moulin. Je traversai furtivement ce terrain, gagnai le derrière du colombier, et me mis en devoir d'y grimper.

J'ai rarement entrepris quelque chose de plus malaisé. Mon épaule et mon bras me cuisaient en diable, et mon état de vertige risquait à chaque instant de me faire tomber. Mais je réussis quand même. En utilisant des pierres en saillie et des brèches entre les moellons, ainsi qu'une solide tige de lierre, je finis par atteindre le sommet. Un petit parapet l'entourait, derrière lequel je trouvai la place de m'étendre sur le dos. Puis je continuai mes exercices par le classique évanouissement.

Je repris connaissance avec un fort mal de tête, et le soleil me brûlant la figure. Un bon moment, je restai immobile, car ces abominables exhalaisons semblaient avoir dissous mes membres et obnubilé mon cerveau. Il m'arrivait de la maison des éclats de voix gutturales et le bruit de moteur d'une auto arrêtée. Le parapet offrait une petite brèche; je me traînai jusque-là, et ma vue plongea sur une partie de la cour. Des personnages surgirent: un domestique, la tête embobelinée d'un pansement, et un jeune homme en culotte cycliste. Ils avaient l'air de chercher quelque chose; et ils se dirigèrent vers le moulin. Tout à coup l'un d'eux aperçut le lambeau de «mélange bruyère» accroché au clou, et appela son compagnon. Tous deux regagnèrent la maison, et en ramenèrent deux autres individus pour l'examiner. Je reconnus la face ronde de celui qui m'avait capturé tout à l'heure, et crus distinguer aussi l'homme au zézaiement. Tous étaient munis de revolvers.

Durant une demi-heure ils mirent le moulin sens dessus dessous. Je les entendais donner des coups de pied dans les tonneaux et soulever les lames pourries du plancher. Après quoi ils ressortirent et restèrent juste au-dessous du colombier à discuter avec vivacité. Le domestique au pansement reçut une verte semonce. Je les entendis toucher à la porte du colombier, et un instant je m'imaginai avec terreur qu'ils allaient monter. Mais ils se ravisèrent, et regagnèrent la maison.

Tout ce long après-midi de soleil dévorant, je restai à rôtir sur la plate-forme. Je souffrais surtout de la soif. Ma langue était sèche comme du bois, et pour comble j'entendais le bruissement frais de l'eau dans le ru de moulin. Je suivais des yeux le petit cours d'eau à travers la lande, et le remontais en imagination jusqu'au haut du val, où il devait jaillir d'une source glacée, ourlée de fougères et de mousses. J'aurais donné mille livres pour m'y tremper la figure.

Je découvrais la plus grande partie du cercle de bruyère. Je vis l'auto s'éloigner rapidement avec deux passagers, et un individu monté sur un poney galoper vers l'est. Je pensai qu'ils me cherchaient, et leur souhaitai bien du plaisir.

Mais je vis autre chose de plus intéressant. La maison se trouvait située presque au sommet d'une intumescence de la lande qui couronnait une sorte de plateau, et le seul point qui fût plus élevé était la grande montagne à six milles de là. Son sommet réel, comme je l'ai déjà dit, portait un assez gros bouquet d'arbres – formé en majeure partie de sapins, avec quelques frênes et hêtres. Sur le colombier, j'étais à peu près de niveau avec le sommet des arbres, et je pouvais voir ce qui se passait derrière. Au lieu d'être massif, le bois formait un simple anneau, à l'intérieur duquel s'étendait un ovale de gazon vert, qui ressemblait fort à un vaste terrain de cricket.

Je ne mis pas longtemps à deviner son usage. C'était un aérodrome, et un aérodrome secret. L'endroit avait été fort judicieusement choisi. À supposer en effet que quelqu'un vît un avion y descendre derrière les arbres, il le croirait parti au-delà de la hauteur. Comme l'endroit se trouvait au sommet d'une pente et au milieu d'un vaste amphithéâtre, un observateur quelconque, d'une direction quelconque, devait conclure que l'avion avait continué son chemin. Seul, quelqu'un de tout proche s'apercevrait que l'aéro, sans dépasser la colline, était descendu au milieu du bois. Un observateur muni d'une longue-vue et placé sur la grande montagne, plus élevée, aurait peut-être découvert la vérité, mais il n'y venait que des bergers, et les bergers n'emportent pas avec eux de lunettes d'approche. En regardant du colombier, je distinguais tout au loin une ligne bleue que je savais être la mer, et j'enrageais de me dire que nos ennemis possédaient cette tour de guet secrète pour épier nos eaux.

Je m'avisai ensuite que si l'avion revenait j'avais dix chances contre une d'être découvert. Aussi, durant tout l'après-midi, je restai couché, priant Dieu de ramener l'obscurité, et je me réjouis de voir enfin le soleil disparaître derrière les montagnes de l'ouest, et la brume du soir s'étaler sur la lande. L'aéroplane revint tard. Le crépuscule était déjà très avancé lorsque je perçus le bruissement de ses ailes et le vis descendre en vol plané vers son gîte, dans le bois. Des lumières s'agitèrent un moment, et il y eut beaucoup d'allées et venues du côté de la maison. Puis la nuit tomba, et le silence se fit.

Grâce à Dieu, la nuit était sombre. La lune, à son dernier quartier, ne se lèverait que très tard. Vers 9 heures, autant que j'en pus juger, n'y tenant plus de soif, je me mis en devoir de descendre. Ce n'était pas facile; et de plus, arrivé à mi-chemin, j'entendis s'ouvrir la porte de derrière de la maison, et vis la lueur d'une lanterne sur le mur du moulin. Durant quelques minutes d'angoisse je restai suspendu au lierre et priai Dieu que l'individu, quel qu'il fût, ne vînt pas vers le colombier. Enfin la lumière disparut, et je me laissai tomber le plus doucement possible sur le pavé de la cour.

Je rampai à plat ventre, dissimulé derrière une digue de pierre, jusqu'au rideau d'arbres qui entourait la maison. Si j'avais su comment m'y prendre, j'aurais mis l'aéro en action, mais je compris que toute tentative de ce genre serait probablement vaine. Comme je ne doutais pas qu'il y eût une protection quelconque autour de la maison, je m'enfonçai dans le bois sur les mains et les genoux, en tâtant avec précaution chaque pouce de terrain devant moi. Je faisais sagement, car j'arrivai bientôt à un fil de fer tendu à deux pieds du sol. Si j'avais buté contre, il n'eût pas manqué de mettre en branle une sonnerie dans la maison, et j'étais pris.

Cent mètres plus loin, je trouvai un autre fil ingénieusement disposé sur la berge d'un ruisselet. Plus loin c'était la lande, et au bout de cinq minutes j'étais enfoncé dans la fougère et la bruyère. Peu après je contournais l'épaulement de la hauteur, par le petit ravin d'où coulait le ru du moulin. Dix minutes plus tard je trempais ma figure dans la source et j'absorbais des pintes de l'eau béatifique.

Mais je ne fis halte pour de bon qu'après avoir mis une douzaine de milles entre moi et cette maudite demeure.

7 Le pêcheur à la mouche

Je m'assis au sommet d'une colline et envisageai ma situation. J'étais médiocrement satisfait, car la joie résultant de mon évasion disparaissait sous un violent malaise physique. Les gaz de la cheddite m'avaient positivement empoisonné, et les heures d'insolation sur le colombier n'avaient pas amélioré les choses. J'éprouvais un mal de tête fou, et me sentais malade comme un chien. Mon épaule était mal arrangée. Au début je croyais qu'il s'agissait seulement d'une ecchymose, mais elle commençait à enfler, et je ne pouvais plus me servir de mon bras gauche.

J'avais projeté de retrouver la cabane de Mr Turnbull, afin de reprendre mes affaires, et en particulier le calepin de Scudder, après quoi je rejoindrais la grande ligne et retournerais vers le sud. Il me semblait que plus tôt je me mettrais en relations avec l'homme du Foreign Office, sir Walter Bullivant, mieux cela vaudrait. Je ne voyais pas comment je pourrais obtenir plus de preuves que je n'en avais déjà. Il accepterait mon histoire ou la rejetterait, mais de toute façon, avec lui, je serais en meilleures mains qu'avec ces diaboliques Allemands. J'éprouvais une bienveillance croissante à l'égard de la police anglaise.

Il faisait un merveilleux clair d'étoiles, et je n'eus pas grande difficulté à trouver mon chemin. La carte de sir Harry m'avait donné une idée générale du pays, et je n'eus qu'à me diriger vers l'ouest-sud-ouest pour atteindre la rivière où j'avais rencontré le cantonnier. Dans toutes ces pérégrinations j'ignorais les noms des localités, mais je crois que cette rivière n'était rien de moins que le cours supérieur de la Tweed. D'après mon calcul je devais m'en trouver à quelque dix-huit milles, ce qui m'empêcherait d'y être avant le matin. Il me fallait donc passer la journée quelque part, car je ne pouvais, mis comme je l'étais, me montrer au grand jour. Je n'avais ni veste ni gilet, ni col ni chapeau; mon pantalon était en loques, mon visage et mes mains noircis par l'explosion. Je suppose que j'avais encore d'autres agréments, car je me sentais les yeux terriblement injectés. Bref je n'étais pas un spectacle à offrir sur une grand-route à d'honnêtes citoyens.

Peu après le lever du jour, je tentai de me débarbouiller dans un torrent, puis me dirigeai vers une cabane de paysan, car j'avais besoin de nourriture. Le paysan était sorti, et sa femme restait seule, sans voisin une lieue à la ronde. C'était une honnête vieille, et courageuse d'ailleurs, car malgré l'effroi que lui inspirait ma vue, elle s'empara d'une hache, dont elle n'eût pas hésité à se servir contre un malfaiteur.

– J'ai fait une chute, lui dis-je, sans donner d'explications.

Et elle vit à mon air que j'étais très mal en point. Sans me poser de questions, cette bonne samaritaine me donna une jatte de lait additionnée d'une rasade de whisky, et m'offrit de me reposer un peu devant l'âtre de la cuisine. Elle voulut panser mon épaule, mais celle-ci me faisait tant de mal que je ne lui permis pas d'y toucher.

Je ne sais pour quoi elle me prit – un voleur repentant, peut-être; car lorsque j'allai pour lui payer le lait, et lui tendis un souverain (je n'avais pas de plus petite monnaie) elle secoua la tête et marmotta que «je ferais mieux de donner ça à ceux à qui ça revenait». Là-dessus je protestai si énergiquement qu'elle dut finir par me croire honnête: elle accepta la pièce et me donna en échange, outre un vieux chapeau de son homme, un plaid chaud et neuf. Elle me montra la manière de draper le plaid autour de mes épaules, et quand je sortis de la chaumière je représentais au naturel l'Écossais type que l'on voit sur les illustrations des poèmes de Burns. Mais en tout cas j'étais plus ou moins vêtu.

Je m'en trouvai bien, car le temps changea dans la matinée, et la pluie se mit à tomber dru. Je cherchai un abri dans le creux d'un ravin, sous un rocher où une accumulation de fougères mortes faisait une couche passable. Je m'y livrai au sommeil, et ne me réveillai qu'à la tombée de la nuit, misérablement courbaturé, lanciné par mon épaule comme par une rage de dents. Je mangeai le pain d'avoine et le fromage que la vieille m'avait donnés, et me remis en marche avant l'obscurité.

Je ne dis rien des souffrances de cette nuit passée dans l'humidité des montagnes. Faute d'étoiles pour me guider, je dus m'en tirer tant bien que mal d'après mes souvenirs de la carte. Par deux fois je perdis mon chemin, et je fis plusieurs mauvaises chutes dans des trous à tourbe. Je n'avais à parcourir qu'environ dix milles à vol d'oiseau, mais j'en fis plus près de vingt, grâce à mes erreurs. Vers la fin du trajet, je marchais les dents serrées, la tête vide et bourdonnante. Mais j'en vins à bout, et au petit jour je frappais à la porte de M. Turnbull. Le brouillard était dense et opaque, et de la cabane je ne voyais pas la grand-route.

Turnbull en personne m'ouvrit – dégrisé, et même plus que dégrisé. Il était tiré à quatre épingles dans un complet noir, antique mais bien conservé; il s'était rasé pas plus tard que le soir précédent, il portait un col de toile, et dans sa main gauche il tenait une bible de poche. Il ne me reconnut pas tout de suite.

– Qui êtes-vous, pour venir vagabonder par ici un dimanche matin? me demanda-t-il.

J'avais entièrement perdu le compte des jours. Le dimanche! telle était donc l'explication de cette grande tenue insolite.

La tête me tournait si violemment que je ne pus former de réponse cohérente. Mais il me reconnut, et vit que j'étais malade.

– Avez-vous rapporté mes bésicles? demanda-t-il.

Je les tirai de la poche de mon pantalon et les lui tendis.

– Vous venez sans doute pour votre jaquette et votre gilet? Entrez toujours… Fichtre, camarade, vous avez l'air rudement démoli. Tenez-vous un peu, que je vous apporte une chaise.

Je compris que j'en étais pour un accès de paludisme. Il me restait de vieilles fièvres dans le sang, et la nuit d'humidité venait de les faire sortir; de plus, mon épaule et les effets des gaz se coalisaient pour m'aplatir tout à fait. Sans me laisser le temps de me reconnaître, Mr Turnbull m'aida à me déshabiller, et me mit au lit dans l'une des deux armoires qui garnissaient les murs de la cuisine.

Il ne vous abandonnait pas dans le besoin, ce vieux cantonnier. Sa femme était morte des années auparavant, et depuis le mariage de sa fille il vivait seul. Pendant près de dix jours, il me donna tous les soins rudimentaires que réclamait mon état. Il ne me fallait qu'être laissé en paix tant que la fièvre suivait son cours, et, lorsque ma peau reprit sa température normale, je m'aperçus que l'accès avait à peu près guéri mon épaule. Mais il fut assez grave, et tout en quittant le lit au bout de cinq jours, il me fallut encore du temps pour me remettre d'aplomb.

Il partait chaque matin, me laissant du lait pour la journée, et fermant à clef la porte derrière lui; et à la brune il revenait s'asseoir silencieux au coin de l'âtre. Pas une âme n'approcha de la maison. Quand je me trouvai mieux, il ne m'importuna pas de questions. À plusieurs reprises il me procura un Scotsman vieux de deux jours, et je remarquai que l'intérêt soulevé par l'assassinat de Portland Place était épuisé. On n'en parlait plus, et il n'était guère question que d'une certaine Assemblée générale – une sorte de farce ecclésiastique, à ce que je compris.

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