Les Trente-Neuf Marches - Buchan John 13 стр.


On peut imaginer quel poids cela m'ôta de l'esprit. Je me sentis de nouveau un homme libre, car je n'avais plus à lutter que contre les ennemis de mon pays, et non plus contre sa justice.

– Et maintenant, voyons ce petit calepin, dit sir Walter.

Son examen nous prit une grande heure. Je lui expliquai le chiffre, et il sut s'en servir tout de suite. Il corrigea ma lecture en divers passages, mais ma traduction se trouva correcte en gros. Dès avant la fin son visage revêtait un sérieux extrême, et il resta ensuite quelque temps silencieux.

– Je ne sais que faire, dit-il enfin. Il a raison sur un point – à savoir: ce qui va se passer après-demain. Comment diable cela a-t-il pu transpirer? Voilà déjà qui est assez mauvais. Mais tout ce qui concerne la guerre et la Pierre-Noire – cela me fait l'effet du pire mélo. Que n'ai-je plus de confiance dans le jugement de Scudder! L'ennui avec lui c'est qu'il était trop romanesque. Il avait le tempérament artiste, et il prétendait embellir la vérité toute nue. Il avait en outre quelques travers bizarres. Les Juifs, par exemple, le faisaient voir rouge. Les Juifs et la haute finance.

«La Pierre-Noire, reprit-il. Der Schwarzstein. C'est comme dans les livraisons à deux sous. Et tout ce bourrage concernant Karolidès. C'est la partie faible de l'histoire, car je sais pertinemment que le vertueux Karolidès est capable de durer plus longtemps que nous deux. Aucun pays en Europe ne désire le voir disparaître. De plus, il vient de déployer ses talents à Berlin et à Vienne et de procurer à mon chef quelques mauvais moments. Non! Scudder a perdu la piste là-dessus. Franchement, Hannay, je ne crois pas cette partie de son histoire. Il se brasse quelque vilaine affaire, il en a découvert trop, et il y a perdu la vie. Soit. Mais je suis prêt à donner ma parole qu'il s'agit là de simple espionnage. Une certaine grande puissance européenne est entichée de son système d'espionnage, et ses méthodes ne sont pas des plus scrupuleuses. Comme elle paye aux pièces, ses émissaires n'iront pas reculer devant un meurtre ou deux. Ils veulent nos instructions navales pour leur collection du Marinamt [7]; mais ces instructions seront classées dans un cartonnier – voilà tout.

À ce moment le majordome pénétra dans la pièce.

– On vous demande au téléphone, de Londres, sir Walter. C'est Mr Heath, qui désire vous parler personnellement.

Mon hôte s'en alla au téléphone.

Il revint au bout de cinq minutes, tout pâle.

– Je fais mes excuses aux mânes de Scudder, dit-il. Karolidès a été tué d'un coup de revolver, ce soir, quelques minutes avant 7 heures.

8 Où la pierre-noire apparaît

Le lendemain matin, après huit heures d'un sommeil sans rêves, je descendis pour déjeuner, et trouvai devant les rôties et les confitures sir Walter occupé à déchiffrer un télégramme. Ses fraîches couleurs de la veille semblaient un peu atténuées.

– J'ai passé une heure au téléphone après votre coucher, dit-il. J'ai engagé mon chef à parler au Premier Lord et au secrétaire de la guerre, et ils font venir Royer un jour plus tôt. Cette dépêche le confirme. Il sera à Londres à 5 heures. Bizarre que le mot du code pour sous-chef d'état-major général soit «Porcher».

Il me désigna les plats chauds et reprit:

– Je ne crois d'ailleurs pas que cela serve à grand-chose. Si vos bons amis ont été assez malins pour découvrir le premier arrangement, ils le seront encore pour découvrir sa modification. Je donnerais un an de ma vie pour savoir où est la fuite. Nous croyons qu'il n'y avait en Angleterre que cinq personnes au courant de la visite de Royer, et vous pouvez être certain qu'il n'y en avait même pas autant en France, car là-bas ils prennent mieux leurs précautions.

Tandis que je mangeais il continua de parler, et à mon étonnement, il me favorisa de son entière confiance.

– Ne peut-on changer les dispositions? demandai-je.

– On pourrait, répondit-il. Mais nous voulons l'éviter, si possible. Elles sont le résultat d'un travail infini, et aucun succédané ne les vaudrait. D'ailleurs, sur certains points, tout changement est impossible. Néanmoins on pourrait faire quelque chose, si c'était absolument nécessaire. Mais vous voyez la difficulté, Hannay. Nos ennemis ne vont pas être stupides au point de dévaliser Royer, ou autre truc enfantin du même genre. Ils savent que cela ferait du bruit et nous mettrait sur nos gardes. Ce qu'ils veulent, c'est obtenir les détails à l'insu de nous tous, de façon à ce que Royer retourne à Paris persuadé que toute l'affaire est demeurée absolument secrète. S'ils ne peuvent arriver à ce résultat, ils ratent leur coup, car ils savent que dès l'instant où nous avons des soupçons, tous les plans vont être modifiés.

– Alors nous devons nous attacher aux pas du Français jusqu'à son retour chez lui, répliquai-je. S'ils croyaient pouvoir obtenir l'information à Paris, c'est là qu'ils essaieraient. Autrement dit, ils ont préparé à Londres quelque dessein machiavélique, dont ils escomptent le succès.

– Royer dîne avec mon chef, après quoi il vient chez moi, où quatre personnes le verront: Whittaker de l'amirauté, moi-même, sir Arthur Drew, et le général Winstanley. Le Premier Lord, un peu souffrant, est parti à Sherringham. Chez moi, Royer recevra de Whittaker un certain document, après quoi il sera transporté en auto à Portsmouth, d'où un torpilleur l'emmènera au Havre. Son voyage est trop sérieux pour user du paquebot ordinaire. On ne le perdra pas de vue un seul instant jusqu'à ce qu'il soit rendu sain et sauf sur la terre de France. De même pour Whittaker jusqu'à sa rencontre avec Royer. C'est tout ce que nous pouvons faire de mieux, et je ne vois pas la moindre anicroche possible. Mais je n'en avoue pas moins que je ne suis aucunement rassuré. Cet assassinat de Karolidès va faire un bruit de tous les diables dans les chancelleries d'Europe.

Après le déjeuner, il me demanda si je savais conduire une auto.

– Eh bien! vous me servirez de chauffeur pour aujourd'hui et vous porterez la livrée de Hudson. Vous avez à peu près sa taille. Vous êtes intéressé dans cette affaire et nous ne devons rien laisser au hasard. Nos adversaires sont des hommes résolus à tout, qui ne respecteraient pas la retraite campagnarde d'un homme d'État surmené.

Lors de mon arrivée à Londres, j'avais acheté une auto, et je m'étais amusé à parcourir le sud de l'Angleterre, de sorte que je connaissais un peu la géographie du pays. J'emmenai sir Walter à la ville par la route de Bath et marchai bon train. C'était une matinée de juin, tiède et sans un souffle, qui promettait de s'alourdir par la suite, mais en attendant il faisait délicieux à rouler par les petites villes aux rues arrosées de frais, et le long des jardins de la vallée de la Tamise. Je débarquai sir Walter à son hôtel de Queen Anne's Gâte à 11 heures et demie précises. Le majordome suivait par le train avec le bagage.

Son premier soin fut de me conduire à Scotland Yard. Un correct gentleman à figure rase de notaire nous y reçut.

– Je vous amène l'assassin de Portland Place.

Telle fut la présentation de sir Walter.

On lui répondit par un sourire oblique.

– Le cadeau eût naguère été le bienvenu, Bullivant. Car c'est là, je suppose, ce Mr Richard Hannay qui pendant quelques jours a si fort intéressé mon service?

– Mr Hannay l'intéressera encore. Il a beaucoup à vous raconter, mais pas aujourd'hui. Pour des raisons majeures, son histoire doit attendre encore vingt-quatre heures. Alors, je vous le garantis, elle vous intéressera et même vous édifiera. Je tiens à ce que vous affirmiez à Mr Hannay qu'il n'a plus à craindre aucune tracasserie.

Cette assurance me fut donnée aussitôt.

– Vous pouvez aller où bon vous semblera, me dit-on. Votre appartement, que vous ne désirez peut-être plus occuper, vous attend, gardé par votre domestique. Comme on ne vous a jamais inculpé officiellement, nous pensions qu'il n'y avait pas lieu à réhabilitation publique. Mais sur ce point, bien entendu, vous ferez comme bon vous semblera.

– Nous aurons peut-être encore besoin de votre aide, Macgillivray, dit sir Walter quand nous prîmes congé.

Après quoi il me rendit ma liberté.

– Venez me revoir demain, Hannay. Je n'ai pas besoin de vous recommander de vous tenir parfaitement coi. À votre place, j'irais me coucher, d'autant que vous devez avoir des arriérés de sommeil à liquider. Vous ferez mieux de ne pas vous montrer, car si l'un de vos bons amis de la Pierre-Noire vous voyait, cela pourrait vous attirer des désagréments.

Je me sentis singulièrement désemparé. Au début, je trouvai fort agréable d'être à nouveau un homme libre, et de pouvoir aller où je voulais sans crainte aucune. Cet unique mois passé au ban de la société m'avait amplement suffi. J'allai au Savoy, et m'y commandai un déjeuner des plus soignés, après quoi je fumai le meilleur cigare qu'on trouvât dans l'établissement. Mais mon inquiétude persistait. Lorsque je me voyais regardé par quelqu'un du restaurant, je me figurais qu'il pensait à l'assassinat.

Je pris ensuite un taxi et me fis conduire à plusieurs milles dans le nord de Londres. Je revins à pied entre des champs et des rangées de villas et de terrasses, auxquelles succédèrent des bouges et des rues sordides. Ce retour ne me prit guère moins de deux heures. Cependant mon inquiétude ne faisait qu'empirer. Je sentais que de graves, de formidables événements étaient sur le point de s'accomplir, et moi, moi la cheville ouvrière de toute l'affaire, je m'en trouvais exclu. Royer allait débarquer à Douvres, sir Walter allait faire des projets avec les quelques personnes d'Angleterre qui étaient dans le secret, et quelque part dans l'ombre la Pierre-Noire travaillerait. J'éprouvais le sentiment du danger et de la catastrophe imminente, et j'avais la singulière persuasion que moi seul je pouvais la conjurer, que moi seul je pouvais lutter. Mais j'étais hors du jeu à présent. Et quoi de plus naturel? Il n'y avait nulle apparence que des ministres de cabinet, des lords de l'amirauté et des généraux iraient m'admettre dans leurs conseils.

J'en vins bientôt à désirer la rencontre de l'un de mes trois ennemis. Il s'ensuivrait des résultats. J'éprouvais un désir immodéré d'avoir avec ces messieurs une explication, au cours de laquelle je pourrais cogner et démolir quelqu'un. J'en arrivai bientôt à être d'une humeur exécrable.

Je n'éprouvais aucune envie de retourner à mon appartement. Il faudrait bien en arriver là un jour ou l'autre, mais comme il me restait encore assez d'argent, je résolus de remettre la chose au lendemain matin et d'aller coucher à l'hôtel.

Mon irritation persista durant tout le dîner, que je pris dans un restaurant de Jermyn Street. Je n'avais plus faim, et je laissai passer plusieurs plats sans y toucher. Je bus presque toute une bouteille de bourgogne, sans qu'elle parvînt à me dérider. Une agitation abominable s'était emparée de moi. J'avais beau n'être qu'un garçon comme tout le monde, sans talents particuliers, je n'en restais pas moins convaincu que l'on avait besoin de moi pour aider à terminer cette affaire – que sans moi tout irait à vau-l'eau. Je me répétais que c'était là une sotte outrecuidance, que trois ou quatre des plus habiles personnages qui fussent, et disposant de toutes les ressources de l'Empire britannique, s'occupaient de l'affaire. Je n'arrivais pas à me persuader. Il me semblait qu'une voix me parlât à l'oreille, ne cessant de m'exhorter à agir, faute de quoi je m'en repentirais à tout jamais.

En fin de compte, vers 9 heures et demie, je résolus d'aller à Queen Anne's Gate. Fort probablement je ne serais pas reçu, mais cela me mettrait la conscience en repos, d'essayer.

Je descendis Jermyn Street. Au coin de Duke Street je croisai une troupe de jeunes hommes en habit de soirée qui sortaient de dîner et se rendaient au music-hall. Parmi eux se trouvait Mr Marmaduke Jopley.

À ma vue, il s'arrêta court.

– Bon Dieu! c'est l'assassin! s'écria-t-il. À moi, les amis, attrapez-le! C'est Hannay, l'auteur du crime de Portland Place.

Il me saisit par le bras, et ses compagnons m'entourèrent. Bien qu'il n'en pût résulter pour moi aucun ennui, ma mauvaise humeur me poussa à me conduire stupidement. Un policeman survint. J'aurais dû lui dire la vérité, et au cas où il ne m'eût pas cru, lui demander de me conduire à Scotland Yard, ou du moins au poste de police le plus proche. Mais sur le moment tout délai me parut insupportable, et je ne pus me contenir devant la tête de crétin que faisait Marmie. Je lui appliquai un «gauche», et eus la satisfaction de le voir s'étaler de tout son long dans le ruisseau. Il s'ensuivit une affreuse bagarre. Tous sautèrent sur moi en un instant, et le policeman me prit à revers. Je distribuai quelques bons coups, et je pense qu'en combat loyal je les aurais tous roulés; mais le policeman me ceintura par-derrière, et un autre individu en profita pour me serrer à la gorge.

En proie à une fureur noire, j'entendis le gardien de l'ordre demander de quoi il s'agissait, et Marmie déclarer entre ses dents brisées, que j'étais l'assassin Hannay.

– Oh! Assez, nom de Dieu! m'écriai-je. Faites-le taire! Quant à vous, l'agent, je vous conseille de me laisser tranquille. Scotland Yard est édifié sur mon compte, et vous attraperez un fameux savon si vous vous occupez de moi.

– Il vous faut venir avec moi, jeune homme, dit le policeman. Je vous ai vu frapper ce monsieur avec une brutalité inouïe. C'est vous d'ailleurs qui avez commencé, car il ne vous faisait rien. Je vous ai vu. Si vous ne venez pas tranquillement, je serai forcé de vous attacher.

Mon exaspération, jointe à l'idée tyrannique qu'à aucun prix je ne devais m'attarder, me donna la force d'un éléphant en rut. Je culbutai proprement le policeman, envoyai au plancher l'homme qui me tenait au collet, et détalai à toute allure dans Duke Street. J'entendis derrière moi un coup de sifflet, et une ruée de gens.

Je suis doué d'une jolie vitesse, et ce soir-là j'avais des ailes. En un clin d'œil je fus dans Pall Mall et tournai vers Saint-James's Park. J'évitai le policeman de garde aux portes du palais, plongeai dans un embarras de voitures à l'entrée du Mall, et me dirigeai vers le pont, le tout avant que mes poursuivants eussent traversé la chaussée. Dans les allées du parc, je me lançai à fond de train. Heureusement elles étaient presque désertes, et personne ne tenta de m'arrêter. Je ne voyais qu'une chose: arriver à Queen Anne's Gate.

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