Les Trente-Neuf Marches - Buchan John 14 стр.


Lorsque je pénétrai dans cette paisible artère, elle me parut vide. En face de l'hôtel de sir Walter, situé dans la partie resserrée, je vis trois ou quatre autos arrêtées. Je ralentis à quelques mètres en avant, et marchai droit à la porte. Si le majordome me refusait l'entrée, ou si même il tardait à m'ouvrir, j'étais fichu.

Il ne tarda point. J'avais à peine sonné que la porte s'ouvrit.

– Il faut que je voie sir Walter, haletai-je. Mon affaire est d'importance capitale.

Le majordome était de haute taille. Sans qu'un de ses muscles bougeât, il me tint le battant ouvert, puis le referma sur moi.

– Sir Walter est occupé, monsieur, et j'ai reçu l'ordre de n'introduire personne chez lui. Vous voudrez bien attendre.

L'hôtel était à l'ancienne mode, avec un grand vestibule où des pièces donnaient de chaque côté. Au fond se voyait un réduit, pourvu d'un téléphone et d'une couple de chaises, où le majordome m'offrit de m'asseoir.

– Écoutez, chuchotai-je. Il se passe du vilain et j'y suis mêlé. Mais sir Walter est au courant, et c'est pour lui que je travaille. Si on vient vous demander après moi, dites que vous ne m'avez pas vu.

Il fit un signe d'assentiment, et tout aussitôt un bruit de voix s'éleva au-dehors, et on sonna violemment. Le majordome fut admirable. Il ouvrit la porte, et l'air impassible comme une image attendit la question. Puis il leur en donna de sa façon. Il leur dit à qui appartenait l'hôtel, répéta les ordres reçus, et les repoussa du seuil, majestueusement. Je voyais tout de mon réduit, et m'amusais comme au théâtre.

J'attendais depuis peu de temps lorsqu'on sonna de nouveau. Le majordome ne fit pas de difficultés à introduire le nouveau visiteur.

Pendant qu'il retirait son pardessus, je vis qui c'était. On ne pouvait alors ouvrir un journal ou une revue sans rencontrer cette figure – la barbe grise taillée en bouc, les dures mâchoires de lutteur, le nez carré du bout, et les yeux bleus et perçants. C'était le Premier Lord de l'Amirauté, l'homme qui a, dit-on, reconstitué la flotte britannique.

Il passa devant mon réduit, et pénétra dans une salle en arrière du vestibule. La porte en s'ouvrant me laissa entendre un bruit de voix assourdies. Elle se referma, et je me trouvai de nouveau seul.

Durant vingt minutes, je restai là, sans savoir à quoi me résoudre. J'éprouvais encore l'absolue conviction que j'étais nécessaire, mais quand ou comment, je l'ignorais tout à fait. Je ne cessais de consulter ma montre, et lorsque les aiguilles approchèrent de 10 heures et demie, je commençai à croire que la conférence tirait à sa fin. D'ici un quart d'heure, Royer filerait sur la route de Portsmouth.

Soudain un timbre retentit, et le majordome parut. La porte de la salle du fond se rouvrit, et le Premier Lord de l'Amirauté sortit. Comme il passait devant moi, il jeta un coup d'œil dans ma direction, et pendant une seconde nous nous dévisageâmes.

Cela ne dura qu'une seconde, mais c'en fut assez pour me faire bondir le cœur. Je n'avais jamais vu le grand homme auparavant, et il ne me connaissait pas non plus. Mais au cours de cette durée infime, une lueur parut dans son regard: il me reconnaissait! Impossible de s'y méprendre. C'était un éclair, une étincelle, un rien, mais ce rien signifiait une chose, et une seule. Ce fut involontaire de sa part, et cela disparut aussitôt. Il continua son chemin. Livré à un tourbillon de folles imaginations, j'entendis la porte de la rue se refermer sur lui.

J'attrapai l'annuaire du téléphone et cherchai le numéro de son domicile. La communication me fut donnée aussitôt, et je perçus la voix d'un valet.

– Est-ce que Sa Seigneurie est chez elle? demandai-je.

– Mylord est rentré il y a une demi-heure, fit la voix. Il est déjà couché, car il est indisposé ce soir. Peut-on faire votre commission, monsieur?

Je raccrochai et me laissai tomber sur une chaise. Mon rôle dans cette affaire n'était décidément pas terminé. Nous l'échappions belle, mais j'arrivais à temps.

Il n'y avait pas un instant à perdre. Je me dirigeai vers la porte de la salle du fond, où j'entrai sans frapper. Cinq personnes installées autour d'une table ronde levèrent sur moi des yeux étonnés. Il y avait là sir Walter, et le ministre de la guerre, Drew, que je connaissais par ses photographies. Un petit homme âgé devait être Whittaker, le chef de l'amirauté, et j'identifiai le général Winstanley grâce à la longue cicatrice de son front. Le cinquième était un gros petit homme à la moustache poivre et sel et aux sourcils broussailleux, qui venait de s'arrêter au milieu d'une phrase.

Les traits de sir Walter exprimaient la surprise et l'irritation.

– Je vous présente Mr Hannay, dont je vous ai parlé, dit-il à la ronde, en manière d'excuse. Il me semble, Mr Hannay, que votre visite est intempestive.

Je recouvrais peu à peu mon sang-froid.

– Cela reste à voir, monsieur, répliquai-je; mais je crois plutôt qu'elle arrive juste à point. Pour l'amour de Dieu, messieurs, dites-moi qui vient de sortir d'ici à la minute?

– Lord Alloa, dit sir Walter, rougissant de colère.

– Ce n'était pas lui! m'écriai-je; c'était sa vivante image, mais ce n'était pas lord Alloa! c'était quelqu'un qui m'a reconnu, quelqu'un que j'ai vu le mois dernier. Il venait à peine de franchir le seuil que j'ai téléphoné à l'hôtel de lord Alloa: on m'a répondu qu'il était rentré depuis une demi-heure, pour se mettre au lit aussitôt.

– Mais qui… qui…, haleta quelqu'un.

– La Pierre-Noire! m'écriai-je.

Et je me laissai tomber dans le fauteuil vacant depuis si peu de temps, au milieu de cinq personnages entièrement bouleversés.

9 Les trente-neuf marches

– C'est absurde! déclara le chef de l'amirauté.

Sir Walter se leva et quitta la pièce, nous laissant pensifs et les yeux baissés. Il revint au bout de dix minutes, la mine allongée.

– J'ai causé avec Alloa, dit-il. Je l'ai fait tirer de son lit – non sans difficulté. Il est rentré directement après le dîner chez Mulross.

– Mais c'est de la folie! interrompit le général Winstanley. Vous voudriez me faire croire que cet homme a pu venir ici et rester là à côté de moi pendant toute une demi-heure sans que je m'aperçoive de la substitution? Il faut qu'Alloa ait perdu la tête.

– Ne voyez-vous pas de quelle habileté ils ont fait preuve? dis-je. Vous étiez trop préoccupés d'autre chose pour voir clair. L'identité de lord Alloa allait de soi. S'il se fût agi de quelqu'un d'autre, vous l'auriez peut-être regardé plus attentivement, mais sa présence à lui était toute naturelle, et cela vous a fermé les yeux.

Mais alors le Français parla, très posément, et en bon anglais.

– Ce jeune homme a raison. Sa psychologie est juste. Nos ennemis n'ont pas été si bêtes!

Il pencha sur l'assistance son front méditatif.

– Je vais vous conter une histoire, fit-il. Elle m'est arrivée il y a longtemps, au Sénégal. J'étais cantonné dans un poste perdu, et pour me distraire j'avais pris l'habitude de pêcher dans la rivière où abondaient de gros barbeaux. Une petite jument arabe – appartenant à cette race, originaire des dunes salines, que l'on trouvait naguère à Tombouctou – portait de coutume mon panier à provisions. Or, un matin où je faisais bonne pêche, la jument se montra singulièrement agitée. Je l'entendis hennir, se plaindre et frapper du pied, et je la calmai de la voix, tout en m'occupant du poisson. Je ne cessais pas de la voir du coin de l'œil, croyais-je, attachée à un arbre distant de vingt mètres… Au bout de deux heures, l'envie me vint de manger un morceau. Je rassemblai mon poisson dans un sac de toile goudronnée et descendis vers ma jument le long de la berge, en traînant ma ligne. Arrivé auprès d'elle, je lui jetai sur le dos le sac…

Il s'interrompit et nous regarda.

– Ce fut l'odeur qui me donna l'éveil. Je tournai la tête et vis à trois pas de moi un lion qui me considérait… Un vieux mangeur d'hommes, la terreur du village… Il ne restait plus de la jument qu'un amas sanglant d'os et de peau, caché derrière lui…

– Comment cela finit-il? demandai-je, car j'étais assez chasseur pour reconnaître une histoire authentique.

– Je lui fourrai ma canne à pêche dans la gueule, et j'avais un revolver. Puis mes serviteurs arrivaient justement avec des fusils. Mais il m'a laissé sa marque.

Et il nous montra sa main où manquaient trois doigts.

– Réfléchissez, dit-il. La jument était morte depuis plus d'une heure, et le fauve n'avait cessé de me surveiller depuis. J'ignorai le meurtre parce que j'étais habitué à l'agitation de ma bête, et je ne remarquai pas son absence, parce que je la percevais simplement comme une tache rousse, et le lion en tenait lieu. Eh bien! messieurs, s'il me fut possible de me leurrer de la sorte, dans un pays où l'on a les sens aux aguets, pourquoi voudriez-vous que nous, citadins préoccupés d'affaires, ne nous trompions pas également?

Sir Walter acquiesça. Nul ne songeait à le contredire.

– Mais je ne comprends pas, reprit Winstanley. Leur but était d'obtenir ces renseignements à notre insu. Or il suffisait pour découvrir la supercherie que l'un de nous rappelât notre rencontre de ce soir à Alloa.

Sir Walter eut un rire bref.

– Ce choix d'Alloa prouve leur intelligence. Lequel d'entre nous fût allé lui reparler de ce soir? Ou lui serait-il arrivé, à lui, d'entamer ce sujet?

Et en effet le Premier Lord de la Mer était bien connu pour sa taciturnité et son humeur peu endurante.

– Resterait à savoir, dit le général, quel avantage sa visite ici va procurer à cet espion? Il n'a pu retenir de mémoire plusieurs pages de chiffres et de noms étrangers.

– Ce n'est pas difficile, répliqua le Français. Un bon espion doit s'exercer à posséder une mémoire photographique. À l'instar de votre Macaulay. Remarquez qu'il n'a rien dit, mais qu'il a parcouru ces papiers à diverses reprises. Nous devons, je crois, admettre qu'il en a emporté tout le détail imprimé dans son souvenir. Quand j'étais plus jeune, j'étais capable de ce petit tour de force.

– Dans ce cas il ne nous reste plus qu'une chose à faire, c'est de changer nos dispositions, dit avec tristesse sir Walter.

Whittaker semblait fort ennuyé.

– Avez-vous raconté à lord Alloa ce qui s'est passé? demanda-t-il. Non? Eh bien! je ne puis l'affirmer en toute certitude, mais je crains fort que pour faire des changements sérieux il ne nous faille modifier la géographie de l'Angleterre.

– Je dois vous dire autre chose, ajouta Royer. J'ai parlé librement lorsque cet homme était ici. J'ai laissé échapper quelques mots sur les dispositions militaires de mon gouvernement. J'avais l'autorisation de le faire. Mais cette information est d'un prix inestimable pour nos adversaires. Non, mes amis, je ne vois qu'un moyen. L'homme qui est venu ici doit, ainsi que ses confédérés, être pris, et pris sans retard.

– Bon Dieu! m'écriai-je, mais nous n'avons pas l'ombre d'un indice.

– En outre, fit Whittaker, il y a la poste. À l'heure qu'il est, la nouvelle est peut-être en route.

– Non, répliqua le Français. Vous ne connaissez pas la manière de faire d'un espion. Il reçoit sa récompense en personne, et il remet en personne ses renseignements. Nous autres, en France, nous ne connaissons que trop cette espèce. Il nous reste une chance, mes amis. Ces individus doivent passer la mer: que l'on fouille les navires et que l'on surveille les ports. Croyez-moi, c'est un cas des plus graves, tant pour la France que pour l'Angleterre.

Le bon sens parfait de Royer nous réconforta. Il représentait l'homme d'action parmi des indécis. Mais je ne voyais d'espoir d'aucun côté. Comment pouvions-nous, parmi les cinquante millions d'habitants de ces îles, et en douze heures, mettre la main sur les plus habiles canailles de l'Europe?

Tout à coup il me vint une idée.

– Où est le calepin de Scudder? lançai-je à sir Walter. Vite, donnez-le; je me rappelle qu'il y a quelque chose dedans.

Il ouvrit un pupitre fermé à clef et me passa le calepin.

Je trouvai l'endroit, et lus:

– «Trente-neuf marches.» Et encore une fois: «Trente-neuf marches – je les ai comptées. – Haute mer à 22 h 17.»

L'homme de l'amirauté me regardait comme s'il m'eût cru fou.

– Ne comprenez-vous pas que c'est un indice? m'écriai-je. Scudder connaissait le repaire de ces gens… Il a gardé pour lui le nom de l'endroit, mais il savait par où ils devaient quitter le pays. C'est demain leur jour, et c'est un endroit où la mer est haute à 22 heures 17.

– Ils sont peut-être partis ce soir, dit quelqu'un.

– Sûrement non. Ils n'iraient pas se presser, quand ils ont leur bon petit moyen secret. Je connais les Allemands. Ils sont entichés de travailler d'après un plan. Où diable puis-je me procurer un annuaire des marées?

Whittaker reprit courage.

– C'est un moyen, fit-il. Allons-nous-en jusqu'à l'Amirauté. Nous montâmes dans deux des autos qui attendaient – à l'exception de sir Walter, qui se rendit à Scotland Yard pour «mobiliser Macgillivray», comme il dit.

Après avoir parcouru d'interminables corridors et des pièces nues où s'affairaient les femmes de ménage, nous arrivâmes enfin à une petite salle garnie de livres et de cartes. On dénicha le préposé, qui tira aussitôt de la bibliothèque l'Annuaire officiel des marées. Je m'installai au pupitre, entouré de mes compagnons debout, car j'avais en quelque sorte pris le commandement de l'expédition.

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