– C’est par cette fenêtre-là qu’il s’est sauvé du pavillon! s’écria Rouletabille.
– Comment le savez-vous? fit M. de Marquet en fixant sur mon ami un étrange regard.
– Nous verrons plus tard comment l’assassin s’est enfui de la «Chambre Jaune», répliqua Rouletabille, mais il a dû quitter le pavillon par la fenêtre du vestibule…
– Encore une fois, comment le savez-vous?
– Eh! mon Dieu! c’est bien simple. Du moment qu’ «il» ne peut s’enfuir par la porte du pavillon, il faut bien qu’il passe par une fenêtre, et il faut qu’il y ait au moins, pour qu’il passe, une fenêtre qui ne soit pas grillée. La fenêtre de la «Chambre Jaune» est grillée, parce qu’elle donne sur la campagne; les deux fenêtres du laboratoire doivent l’être certainement pour la même raison. «Puisque l’assassin s’est enfui», j’imagine qu’il a trouvé une fenêtre sans barreaux, et ce sera celle du vestibule qui donne sur le parc, c’est-à-dire à l’intérieur de la propriété. Cela n’est pas sorcier!…
– Oui, fit M. de Marquet, mais ce que vous ne pourriez deviner, c’est que cette fenêtre du vestibule, qui est la seule, en effet, à n’avoir point de barreaux, possède de solides volets de fer. Or, ces volets de fer sont restés fermés à l’intérieur par leur loquet de fer, et cependant nous avons la preuve que l’assassin s’est, en effet, enfui du pavillon par cette même fenêtre! Des traces de sang sur le mur à l’intérieur et sur les volets et des pas sur la terre, des pas entièrement semblables à ceux dont j’ai relevé la mesure dans la «Chambre Jaune», attestent bien que l’assassin s’est enfui par là! Mais alors! Comment a-t-il fait, puisque les volets sont restés fermés à l’intérieur? Il a passé comme une ombre à travers les volets. Et, enfin, le plus affolant de tout, n’est-ce point la trace retrouvée de l’assassin au moment où il fuit du pavillon, quand il est impossible de se faire la moindre idée de la façon dont l’assassin est sorti de la «Chambre Jaune», ni comment il a traversé forcément le laboratoire pour arriver au vestibule! Ah! oui, monsieur Rouletabille, cette affaire est hallucinante… C’est une belle affaire, allez! Et dont on ne trouvera pas la clef d’ici longtemps, je l’espère bien!…
– Vous espérez quoi, monsieur le juge d’instruction?…»
M. de Marquet rectifia:
– «… Je ne l’espère pas… Je le crois…
– On aurait donc refermé la fenêtre, à l’intérieur, après la fuite de l’assassin? demanda Rouletabille…
– Évidemment, voilà ce qui me semble, pour le moment, naturel quoique inexplicable… car il faudrait un complice ou des complices… et je ne les vois pas…»
Après un silence, il ajouta:
«Ah! Si Mlle Stangerson pouvait aller assez bien aujourd’hui pour qu’on l’interrogeât…»
Rouletabille, poursuivant sa pensée, demanda:
«Et le grenier? Il doit y avoir une ouverture au grenier?
– Oui, je ne l’avais pas comptée, en effet; cela fait six ouvertures; il y a là-haut une petite fenêtre, plutôt une lucarne, et, comme elle donne sur l’extérieur de la propriété, M. Stangerson l’a fait également garnir de barreaux. À cette lucarne, comme aux fenêtres du rez-de-chaussée, les barreaux sont restés intacts et les volets, qui s’ouvrent naturellement en dedans, sont restés fermés en dedans. Du reste, nous n’avons rien découvert qui puisse nous faire soupçonner le passage de l’assassin dans le grenier.
– Pour vous, donc, il n’est point douteux, monsieur le juge d’instruction, que l’assassin s’est enfui – sans que l’on sache comment – par la fenêtre du vestibule!
– Tout le prouve…
Je le crois aussi», obtempéra gravement Rouletabille.
Puis un silence, et il reprit:
– Si vous n’avez trouvé aucune trace de l’assassin dans le grenier, comme par exemple, ces pas noirâtres que l’on relève sur le parquet de la «Chambre Jaune», vous devez être amené à croire que ce n’est point lui qui a volé le revolver du père Jacques…
– Il n’y a de traces, au grenier, que celles du père Jacques», fit le juge avec un haussement de tête significatif…
Et il se décida à compléter sa pensée:
«Le père Jacques était avec M. Stangerson… C’est heureux pour lui…
– Alors, quid du rôle du revolver du père Jacques dans le drame? Il semble bien démontré que cette arme a moins blessé Mlle Stangerson qu’elle n’a blessé l’assassin…»
Sans répondre à cette question, qui sans doute l’embarrassait, M. de Marquet nous apprit qu’on avait retrouvé les deux balles dans la «Chambre Jaune», l’une dans un mur, le mur où s’étalait la main rouge – une main rouge d’homme – l’autre dans le plafond.
«Oh! oh! dans le plafond! répéta à mi-voix Rouletabille… Vraiment… dans le plafond! Voilà qui est fort curieux… dans le plafond!…
Il se mit à fumer en silence, s’entourant de tabagie. Quand nous arrivâmes à Epinay-sur-Orge, je dus lui donner un coup sur l’épaule pour le faire descendre de son rêve et sur le quai.
Là, le magistrat et son greffier nous saluèrent, nous faisant comprendre qu’ils nous avaient assez vus; puis ils montèrent rapidement dans un cabriolet qui les attendait.
«Combien de temps faut-il pour aller à pied d’ici au château du Glandier? demanda Rouletabille à un employé de chemin de fer.
– Une heure et demie, une heure trois quarts, sans se presser», répondit l’homme.
Rouletabille regarda le ciel, le trouva à sa convenance et, sans doute, à la mienne, car il me prit sous le bras et me dit:
«Allons!… J’ai besoin de marcher.
– Eh bien! lui demandai-je. Ça se débrouille?…
– Oh! fit-il, oh! il n’y a rien de débrouillé du tout!… C’est encore plus embrouillé qu’avant! Il est vrai que j’ai une idée…
– Dites-la.
– Oh! Je ne peux rien dire pour le moment… Mon idée est une question de vie ou de mort pour deux personnes au moins…
– Croyez-vous à des complices?
– Je n’y crois pas…»
Nous gardâmes un instant le silence, puis il reprit:
«C’est une veine d’avoir rencontré ce juge d’instruction et son greffier… Hein! que vous avais-je dit pour le revolver?…
Il avait le front penché vers la route, les mains dans les poches, et il sifflotait. Au bout d’un instant, je l’entendis murmurer:
«Pauvre femme!…
– C’est Mlle Stangerson que vous plaignez?…
– Oui, c’est une très noble femme, et tout à fait digne de pitié!… C’est un très grand, un très grand caractère… j’imagine… j’imagine…
– Vous connaissez donc Mlle Stangerson?
– Moi, pas du tout… Je ne l’ai vue qu’une fois…
– Pourquoi dites-vous: c’est un très grand caractère?…
– Parce qu’elle a su tenir tête à l’assassin, parce qu’elle s’est défendue avec courage, et surtout, surtout, à cause de la balle dans le plafond.»
Je regardai Rouletabille, me demandant in petto s’il ne se moquait pas tout à fait de moi ou s’il n’était pas devenu subitement fou. Mais je vis bien que le jeune homme n’avait jamais eu moins envie de rire, et l’éclat intelligent de ses petits yeux ronds me rassura sur l’état de sa raison. Et puis, j’étais un peu habitué à ses propos rompus… rompus pour moi qui n’y trouvais souvent qu’incohérence et mystère jusqu’au moment où, en quelques phrases rapides et nettes, il me livrait le fil de sa pensée. Alors, tout s’éclairait soudain; les mots qu’il avait dits, et qui m’avaient paru vides de sens, se reliaient avec une facilité et une logique telles «que je ne pouvais comprendre comment je n’avais pas compris plus tôt».
IV «Au sein d’une nature sauvage»
Le château du Glandier est un des plus vieux châteaux de ce pays d’Île-de-France, où se dressent encore tant d’illustres pierres de l’époque féodale. Bâti au cœur des forêts, sous Philippe le Bel, il apparaît à quelques centaines de mètres de la route qui conduit du village de Sainte-Geneviève-des-Bois à Montlhéry. Amas de constructions disparates, il est dominé par un donjon. Quand le visiteur a gravi les marches branlantes de cet antique donjon et qu’il débouche sur la petite plate-forme où, au XVIIe siècle, Georges-Philibert de Séquigny, seigneur du Glandier, Maisons-Neuves et autres lieux, a fait édifier la lanterne actuelle, d’un abominable style rococo, on aperçoit, à trois lieues de là, au-dessus de la vallée et de la plaine, l’orgueilleuse tour de Montlhéry. Donjon et tour se regardent encore, après tant de siècles, et semblent se raconter, au-dessus des forêts verdoyantes ou des bois morts, les plus vieilles légendes de l’histoire de France. On dit que le donjon du Glandier veille sur une ombre héroïque et sainte, celle de la bonne patronne de Paris, devant qui recula Attila. Sainte Geneviève dort là son dernier sommeil dans les vieilles douves du château. L’été, les amoureux, balançant d’une main distraite le panier des déjeuners sur l’herbe, viennent rêver ou échanger des serments devant la tombe de la sainte, pieusement fleurie de myosotis. Non loin de cette tombe est un puits qui contient, dit-on, une eau miraculeuse. La reconnaissance des mères a élevé en cet endroit une statue à sainte Geneviève et suspendu sous ses pieds les petits chaussons ou les bonnets des enfants sauvés par cette onde sacrée.
C’est dans ce lieu qui semblait devoir appartenir tout entier au passé que le professeur Stangerson et sa fille étaient venus s’installer pour préparer la science de l’avenir. Sa solitude au fond des bois leur avait plu tout de suite. Ils n’auraient là, comme témoins de leurs travaux et de leurs espoirs, que de vieilles pierres et de grands chênes. Le Glandier, autrefois «Glandierum», s’appelait ainsi du grand nombre de glands que, de tout temps, on avait recueillis en cet endroit. Cette terre, aujourd’hui tristement célèbre, avait reconquis, grâce à la négligence ou à l’abandon des propriétaires, l’aspect sauvage d’une nature primitive; seuls, les bâtiments qui s’y cachaient avaient conservé la trace d’étranges métamorphoses. Chaque siècle y avait laissé son empreinte: un morceau d’architecture auquel se reliait le souvenir de quelque événement terrible, de quelque rouge aventure; et, tel quel, ce château, où allait se réfugier la science, semblait tout désigné à servir de théâtre à des mystères d’épouvante et de mort.
Ceci dit, je ne puis me défendre d’une réflexion. La voici:
Si je me suis attardé quelque peu à cette triste peinture du Glandier, ce n’est point que j’aie trouvé ici l’occasion dramatique de «créer» l’atmosphère nécessaire aux drames qui vont se dérouler sous les yeux du lecteur et, en vérité, mon premier soin, dans toute cette affaire, sera d’être aussi simple que possible. Je n’ai point la prétention d’être un auteur. Qui dit: auteur, dit toujours un peu: romancier, et, Dieu merci! Le mystère de la «Chambre Jaune» est assez plein de tragique horreur réelle pour se passer de littérature. Je ne suis et ne veux être qu’un fidèle «rapporteur». Je dois rapporter l’événement; je situe cet événement dans son cadre, voilà tout. Il est tout naturel que vous sachiez où les choses se passent.
Je reviens à M. Stangerson. Quand il acheta le domaine, une quinzaine d’années environ avant le drame qui nous occupe, le Glandier n’était plus habité depuis longtemps. Un autre vieux château, dans les environs, construit au XIVe siècle par Jean de Belmont, était également abandonné, de telle sorte que le pays était à peu près inhabité. Quelques maisonnettes au bord de la route qui conduit à Corbeil, une auberge, l’auberge du «Donjon», qui offrait une passagère hospitalité aux rouliers; c’était là à peu près tout ce qui rappelait la civilisation dans cet endroit délaissé qu’on ne s’attendait guère à rencontrer à quelques lieues de la capitale. Mais ce parfait délaissement avait été la raison déterminante du choix de M. Stangerson et de sa fille. M. Stangerson était déjà célèbre; il revenait d’Amérique où ses travaux avaient eu un retentissement considérable. Le livre qu’il avait publié à Philadelphie sur la «Dissociation de la matière par les actions électriques» avait soulevé la protestation de tout le monde savant. M. Stangerson était français, mais d’origine américaine. De très importantes affaires d’héritage l’avaient fixé pendant plusieurs années aux États-Unis. Il avait continué, là-bas, une œuvre commencée en France, et il était revenu en France l’y achever, après avoir réalisé une grosse fortune, tous ses procès s’étant heureusement terminés soit par des jugements qui lui donnaient gain de cause, soit par des transactions. Cette fortune fut la bienvenue. M. Stangerson, qui eût pu, s’il l’avait voulu, gagner des millions de dollars en exploitant ou en faisant exploiter deux ou trois de ses découvertes chimiques relatives à de nouveaux procédés de teinture, avait toujours répugné à faire servir à son intérêt propre le don merveilleux d’«inventer» qu’il avait reçu de la nature; mais il ne pensait point que son génie lui appartînt. Il le devait aux hommes, et tout ce que son génie mettait au monde tombait, de par cette volonté philanthropique, dans le domaine public. S’il n’essaya point de dissimuler la satisfaction que lui causait la mise en possession de cette fortune inespérée qui allait lui permettre de se livrer jusqu’à sa dernière heure à sa passion pour la science pure, le professeur dut s’en réjouir également, «semblait-il», pour une autre cause. Mlle Stangerson avait, au moment où son père revint d’Amérique et acheta le Glandier, vingt ans. Elle était plus jolie qu’on ne saurait l’imaginer, tenant à la fois toute la grâce parisienne de sa mère, morte en lui donnant le jour, et toute la splendeur, toute la richesse du jeune sang américain de son grand-père paternel, William Stangerson. Celui-ci, citoyen de Philadelphie, avait dû se faire naturaliser français pour obéir à des exigences de famille, au moment de son mariage avec une française, celle qui devait être la mère de l’illustre Stangerson. Ainsi s’explique la nationalité française du professeur Stangerson.
Vingt ans, adorablement blonde, des yeux bleus, un teint de lait, rayonnante, d’une santé divine, Mathilde Stangerson était l’une des plus belles filles à marier de l’ancien et du nouveau continent. Il était du devoir de son père, malgré la douleur prévue d’une inévitable séparation, de songer à ce mariage, et il ne dut pas être fâché de voir arriver la dot. Quoi qu’il en soit, il ne s’en enterra pas moins, avec son enfant, au Glandier, dans le moment où ses amis s’attendaient à ce qu’il produisît Mlle Mathilde dans le monde. Certains vinrent le voir et manifestèrent leur étonnement. Aux questions qui lui furent posées, le professeur répondit: «C’est la volonté de ma fille. Je ne sais rien lui refuser. C’est elle qui a choisi le Glandier.» Interrogé à son tour, la jeune fille répliqua avec sérénité: «Où aurions-nous mieux travaillé que dans cette solitude?» Car Mlle Mathilde Stangerson collaborait déjà à l’œuvre de son père, mais on ne pouvait imaginer alors que sa passion pour la science irait jusqu’à lui faire repousser tous les partis qui se présenteraient à elle, pendant plus de quinze ans. Si retirés vivaient-ils, le père et la fille durent se montrer dans quelques réceptions officielles, et, à certaines époques de l’année, dans deux ou trois salons amis où la gloire du professeur et la beauté de Mathilde firent sensation. L’extrême froideur de la jeune fille ne découragea pas tout d’abord les soupirants; mais, au bout de quelques années, ils se lassèrent. Un seul persista avec une douce ténacité et mérita ce nom «d’éternel fiancé», qu’il accepta avec mélancolie; c’était M. Robert Darzac. Maintenant Mlle Stangerson n’était plus jeune, et il semblait bien que, n’ayant point trouvé de raisons pour se marier, jusqu’à l’âge de trente-cinq ans, elle n’en découvrirait jamais. Un tel argument apparaissait sans valeur, évidemment, à M. Robert Darzac, puisque celui-ci ne cessait point sa cour, si tant est qu’on peut encore appeler «cour» les soins délicats et tendres dont on ne cesse d’entourer une femme de trente-cinq ans, restée fille et qui a déclaré qu’elle ne se marierait point.