Soudain, quelques semaines avant les événements qui nous occupent, un bruit auquel on n’attacha pas d’abord d’importance – tant on le trouvait incroyable – se répandit dans Paris; Mlle Stangerson consentait enfin à «couronner l’inextinguible flamme de M. Robert Darzac!» Il fallut que M. Robert Darzac lui-même ne démentît point ces propos matrimoniaux pour qu’on se dît enfin qu’il pouvait y avoir un peu de vérité dans une rumeur aussi invraisemblable. Enfin M. Stangerson voulut bien annoncer, en sortant un jour de l’Académie des sciences, que le mariage de sa fille et de M. Robert Darzac serait célébré dans l’intimité, au château du Glandier, sitôt que sa fille et lui auraient mis la dernière main au rapport qui allait résumer tous leurs travaux sur la «Dissociation de la matière», c’est-à-dire sur le retour de la matière à l’éther. Le nouveau ménage s’installerait au Glandier et le gendre apporterait sa collaboration à l’œuvre à laquelle le père et la fille avaient consacré leur vie.
Le monde scientifique n’avait pas encore eu le temps de se remettre de cette nouvelle que l’on apprenait l’assassinat de Mlle Stangerson dans les conditions fantastiques que nous avons énumérées et que notre visite au château va nous permettre de préciser davantage encore.
Je n’ai point hésité à fournir au lecteur tous ces détails rétrospectifs que je connaissais par suite de mes rapports d’affaires avec M. Robert Darzac, pour qu’en franchissant le seuil de la «Chambre Jaune», il fût aussi documenté que moi.
V Où Joseph Rouletabille adresse à M. Robert Darzac une phrase qui produit son petit effet
Nous marchions depuis quelques minutes, Rouletabille et moi, le long d’un mur qui bordait la vaste propriété de M. Stangerson, et nous apercevions déjà la grille d’entrée, quand notre attention fut attirée par un personnage qui, à demi courbé sur la terre, semblait tellement préoccupé qu’il ne nous vit pas venir. Tantôt il se penchait, se couchait presque sur le sol, tantôt il se redressait et considérait attentivement le mur; tantôt il regardait dans le creux de sa main, puis faisait de grands pas, puis se mettait à courir et regardait encore dans le creux de sa main droite. Rouletabille m’avait arrêté d’un geste:
«Chut! Frédéric Larsan qui travaille!… Ne le dérangeons pas!
Joseph Rouletabille avait une grande admiration pour le célèbre policier. Je n’avais jamais vu, moi, Frédéric Larsan, mais je le connaissais beaucoup de réputation.
L’affaire des lingots d’or de l’hôtel de la Monnaie, qu’il débrouilla quand tout le monde jetait sa langue aux chiens, et l’arrestation des forceurs de coffres-forts du Crédit universel avaient rendu son nom presque populaire. Il passait alors, à cette époque où Joseph Rouletabille n’avait pas encore donné les preuves admirables d’un talent unique, pour l’esprit le plus apte à démêler l’écheveau embrouillé des plus mystérieux et plus obscurs crimes. Sa réputation s’était étendue dans le monde entier et souvent les polices de Londres ou de Berlin, ou même d’Amérique l’appelaient à l’aide quand les inspecteurs et les détectives nationaux s’avouaient à bout d’imagination et de ressources. On ne s’étonnera donc point que, dès le début du mystère de la «Chambre Jaune», le chef de la Sûreté ait songé à télégraphier à son précieux subordonné, à Londres, où Frédéric Larsan avait été envoyé pour une grosse affaire de titres volés: «Revenez vite.» Frédéric, que l’on appelait, à la Sûreté, le grand Fred, avait fait diligence, sachant sans doute par expérience que, si on le dérangeait, c’est qu’on avait bien besoin de ses services, et, c’est ainsi que Rouletabille et moi, ce matin-là, nous le trouvions déjà à la besogne. Nous comprîmes bientôt en quoi elle consistait.
Ce qu’il ne cessait de regarder dans le creux de sa main droite n’était autre chose que sa montre et il paraissait fort occupé à compter des minutes. Puis il rebroussa chemin, reprit une fois encore sa course, ne l’arrêta qu’à la grille du parc, reconsulta sa montre, la mit dans sa poche, haussa les épaules d’un geste découragé, poussa la grille, pénétra dans le parc, referma la grille à clef, leva la tête et, à travers les barreaux, nous aperçut. Rouletabille courut et je le suivis. Frédéric Larsan nous attendait.
«Monsieur Fred», dit Rouletabille en se découvrant et en montrant les marques d’un profond respect basé sur la réelle admiration que le jeune reporter avait pour le célèbre policier, «pourriez-vous nous dire si M. Robert Darzac est au château en ce moment? Voici un de ses amis, du barreau de Paris, qui désirerait lui parler.
– Je n’en sais rien, monsieur Rouletabille, répliqua Fred en serrant la main de mon ami, car il avait eu l’occasion de le rencontrer plusieurs fois au cours de ses enquêtes les plus difficiles… Je ne l’ai pas vu.
– Les concierges nous renseigneront sans doute? fit Rouletabille en désignant une maisonnette de briques dont porte et fenêtres étaient closes et qui devait inévitablement abriter ces fidèles gardiens de la propriété.
«Les concierges ne vous renseigneront point, monsieur Rouletabille.
– Et pourquoi donc?
– Parce que, depuis une demi-heure, ils sont arrêtés!…
– Arrêtés! s’écria Rouletabille… Ce sont eux les assassins!…
Frédéric Larsan haussa les épaules.
«Quand on ne peut pas, dit-il, d’un air de suprême ironie, arrêter l’assassin, on peut toujours se payer le luxe de découvrir les complices!
– C’est vous qui les avez fait arrêter, monsieur Fred?
– Ah! non! par exemple! je ne les ai pas fait arrêter, d’abord parce que je suis à peu près sûr qu’ils ne sont pour rien dans l’affaire, et puis parce que…
– Parce que quoi? interrogea anxieusement Rouletabille.
– Parce que… rien… fit Larsan en secouant la tête.
– «Parce qu’il n’y a pas de complices!» souffla Rouletabille.
Frédéric Larsan s’arrêta net, regardant le reporter avec intérêt.
«Ah! Ah! Vous avez donc une idée sur l’affaire… Pourtant vous n’avez rien vu, jeune homme… vous n’avez pas encore pénétré ici…
– J’y pénétrerai.
– J’en doute… la consigne est formelle.
– J’y pénétrerai si vous me faites voir M. Robert Darzac… Faites cela pour moi… Vous savez que nous sommes de vieux amis… Monsieur Fred… je vous en prie… Rappelez-vous le bel article que je vous ai fait à propos des «Lingots d’or». Un petit mot à M. Robert Darzac, s’il vous plaît?»
La figure de Rouletabille était vraiment comique à voir en ce moment. Elle reflétait un désir si irrésistible de franchir ce seuil au-delà duquel il se passait quelque prodigieux mystère; elle suppliait avec une telle éloquence non seulement de la bouche et des yeux, mais encore de tous les traits, que je ne pus m’empêcher d’éclater de rire. Frédéric Larsan, pas plus que moi, ne garda son sérieux.
Cependant, derrière la grille, Frédéric Larsan remettait tranquillement la clef dans sa poche. Je l’examinai.
C’était un homme qui pouvait avoir une cinquantaine d’années. Sa tête était belle, aux cheveux grisonnants, au teint mat, au profil dur; le front était proéminent; le menton et les joues étaient rasés avec soin; la lèvre, sans moustache, était finement dessinée; les yeux, un peu petits et ronds, fixaient les gens bien en face d’un regard fouilleur qui étonnait et inquiétait. Il était de taille moyenne et bien prise; l’allure générale était élégante et sympathique. Rien du policier vulgaire. C’était un grand artiste en son genre, et il le savait, et l’on sentait qu’il avait une haute idée de lui-même. Le ton de sa conversation était d’un sceptique et d’un désabusé. Son étrange profession lui avait fait côtoyer tant de crimes et de vilenies qu’il eût été inexplicable qu’elle ne lui eût point un peu «durci les sentiments», selon la curieuse expression de Rouletabille.
Larsan tourna la tête au bruit d’une voiture qui arrivait derrière lui. Nous reconnûmes le cabriolet qui, en gare d’Épinay, avait emporté le juge d’instruction et son greffier.
«Tenez! fit Frédéric Larsan, vous vouliez parler à M. Robert Darzac; le voilà!»
Le cabriolet était déjà à la grille et Robert Darzac priait Frédéric Larsan de lui ouvrir l’entrée du parc, lui disant qu’il était très pressé et qu’il n’avait que le temps d’arriver à Épinay pour prendre le prochain train pour Paris, quand il me reconnut. Pendant que Larsan ouvrait la grille, M. Darzac me demanda ce qui pouvait m’amener au Glandier dans un moment aussi tragique. Je remarquai alors qu’il était atrocement pâle et qu’une douleur infinie était peinte sur son visage.
«Mlle Stangerson va-t-elle mieux? demandai-je immédiatement.
– Oui, fit-il. On la sauvera peut-être. Il faut qu’on la sauve.»
Il n’ajouta pas «ou j’en mourrai», mais on sentait trembler la fin de la phrase au bout de ses lèvres exsangues.
Rouletabille intervint alors:
«Monsieur, vous êtes pressé. Il faut cependant que je vous parle. J’ai quelque chose de la dernière importance à vous dire.»
Frédéric Larsan interrompit:
«Je peux vous laisser? demanda-t-il à Robert Darzac. Vous avez une clef ou voulez-vous que je vous donne celle-ci?
– Oui, merci, j’ai une clef. Je fermerai la grille.»
Larsan s’éloigna rapidement dans la direction du château dont on apercevait, à quelques centaines de mètres, la masse imposante.
Robert Darzac, le sourcil froncé, montrait déjà de l’impatience. Je présentai Rouletabille comme un excellent ami; mais, dès qu’il sut que ce jeune homme était journaliste, M. Darzac me regarda d’un air de grand reproche, s’excusa sur la nécessité où il était d’atteindre Épinay en vingt minutes, salua et fouetta son cheval. Mais déjà Rouletabille avait saisi, à ma profonde stupéfaction, la bride, arrêté le petit équipage d’un poing vigoureux, cependant qu’il prononçait cette phrase dépourvue pour moi du moindre sens:
«Le presbytère n’a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat.»
Ces mots ne furent pas plutôt sortis de la bouche de Rouletabille que je vis Robert Darzac chanceler; si pâle qu’il fût, il pâlit encore; ses yeux fixèrent le jeune homme avec épouvante et il descendit immédiatement de sa voiture dans un désordre d’esprit inexprimable.
«Allons! Allons!» dit-il en balbutiant.
Et puis, tout à coup, il reprit avec une sorte de fureur:
«Allons! monsieur! Allons!»
Et il refit le chemin qui conduisait au château, sans plus dire un mot, cependant que Rouletabille suivait, tenant toujours le cheval. J’adressai quelques paroles à M. Darzac… mais il ne me répondit pas. J’interrogeai de l’œil Rouletabille, qui ne me vit pas.
VI Au fond de la chênaie
Nous arrivâmes au château. Le vieux donjon se reliait à la partie du bâtiment entièrement refaite sous Louis XIV par un autre corps de bâtiment moderne, style Viollet-le-Duc, où se trouvait l’entrée principale. Je n’avais encore rien vu d’aussi original, ni peut-être d’aussi laid, ni surtout d’aussi étrange en architecture que cet assemblage bizarre de styles disparates. C’était monstrueux et captivant. En approchant, nous vîmes deux gendarmes qui se promenaient devant une petite porte ouvrant sur le rez-de-chaussée du donjon. Nous apprîmes bientôt que, dans ce rez-de-chaussée, qui était autrefois une prison et qui servait maintenant de chambre de débarras, on avait enfermé les concierges, M. et Mme Bernier.
M. Robert Darzac nous fit entrer dans la partie moderne du château par une vaste porte que protégeait une «marquise». Rouletabille, qui avait abandonné le cheval et le cabriolet aux soins d’un domestique, ne quittait pas des yeux M. Darzac; je suivis son regard, et je m’aperçus que celui-ci était uniquement dirigé vers les mains gantées du professeur à la Sorbonne. Quand nous fûmes dans un petit salonet garni de meubles vieillots, M. Darzac se tourna vers Rouletabille et assez brusquement lui demanda:
«Parlez! Que me voulez-vous?»
Le reporter répondit avec la même brusquerie:
«Vous serrer la main!»
Darzac se recula:
«Que signifie?»
Évidemment, il avait compris ce que je comprenais alors: que mon ami le soupçonnait de l’abominable attentat. La trace de la main ensanglantée sur les murs de la «Chambre Jaune» lui apparut… Je regardai cet homme à la physionomie si hautaine, au regard si droit d’ordinaire et qui se troublait en ce moment si étrangement. Il tendit sa main droite, et, me désignant:
«Vous êtes l’ami de M. Sainclair qui m’a rendu un service inespéré dans une juste cause, monsieur, et je ne vois pas pourquoi je vous refuserais la main…»
Rouletabille ne prit pas cette main. Il dit, mentant avec une audace sans pareille:
«Monsieur, j’ai vécu quelques années en Russie, d’où j’ai rapporté cet usage de ne jamais serrer la main à quiconque ne se dégante pas.»
Je crus que le professeur en Sorbonne allait donner un libre cours à la fureur qui commençait à l’agiter, mais au contraire, d’un violent effort visible, il se calma, se déganta et présenta ses mains. Elles étaient nettes de toute cicatrice.
«Êtes-vous satisfait?
– Non! répliqua Rouletabille. Mon cher ami, fit-il en se tournant vers moi, je suis obligé de vous demander de nous laisser seuls un instant.»
Je saluai et me retirai, stupéfait de ce que je venais de voir et d’entendre, et ne comprenant pas que M. Robert Darzac n’eût point déjà jeté à la porte mon impertinent, mon injurieux, mon stupide ami… Car, à cette minute, j’en voulais à Rouletabille de ses soupçons qui avaient abouti à cette scène inouïe des gants…
Je me promenai environ vingt minutes devant le château, essayant de relier entre eux les différents événements de cette matinée, et n’y parvenant pas. Quelle était l’idée de Rouletabille? Était-il possible que M. Robert Darzac lui apparût comme l’assassin? Comment penser que cet homme, qui devait se marier dans quelques jours avec Mlle Stangerson, s’était introduit dans la «Chambre Jaune» pour assassiner sa fiancée? Enfin, rien n’était venu m’apprendre comment l’assassin avait pu sortir de la «Chambre Jaune»; et, tant que ce mystère qui me paraissait inexplicable ne me serait pas expliqué, j’estimais, moi, qu’il était du devoir de tous de ne soupçonner personne. Enfin, que signifiait cette phrase insensée qui sonnait encore à mes oreilles: le presbytère n’a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat! J’avais hâte de me retrouver seul avec Rouletabille pour le lui demander.