– Babette, veux-tu t'en aller!
– Et on en est tout de même…
– Babette!
– On écrit des lettres qu'on ne met pas à la poste…
– Monsieur le secrétaire perpétuel, cette vieille servante est insupportable!…
– On s'enferme à deux tours de clef dans sa bibliothèque et on ne vous ouvre que quand on a à demi défoncé la porte!…
– Je ferme ce que je veux!… Et j'ouvre quand je veux!… Je suis le maître ici!…
– Ce n'est pas ce qu'on discute… on est toujours le maître de faire des bêtises…
– Babette!… En voilà assez!…
– …de recevoir en secret des inconnus…
– Hein?
– …des inconnus de l'Académie…
– Babette, il n'y a pas d'inconnus à l'Académie!…
– Oh! ceux-là ne sont connus, ma foi, que parce qu'ils y sont morts!…
La servante n'avait pas plus tôt prononcé ces derniers mots que ce grand doux homme de Martin Latouche lui avait sauté à la gorge.
– Tais-toi!…
C'était la première fois que Martin Latouche se livrait à des voies de fait sur sa servante.
Il regretta aussitôt son geste, et fut particulièrement honteux devant M. Hippolyte Patard et s'excusa:
– Je vous demande pardon, dit-il, en essayant de dompter l'émotion, qui, visiblement, l'étreignait, mais cette vieille folle de Babette a, ce soir le don de m'exaspérer. Et il y a des moments où les plus calmes… Ah! l'entêtement des femmes est terrible!… Asseyez-vous donc, monsieur…
Et Martin Latouche présenta à M. Panard un fauteuil qui tournait son dossier à Babette, et lui-même tourna le dos à Babette. On allait essayer d'oublier qu'elle était là, puisqu'elle ne voulait pas s'en aller.
– Monsieur, fit la Babette tout à coup, après ce que vous venez de faire, je peux m'attendre à tout et vous allez peut-être me tuer. Mais j'ai tout dit à M. le Perpétuel.
Martin Latouche se retourna d'un seul coup. A ce moment, sa tête était entièrement dans l'ombre et M. Hippolyte Patard ne put lire sur ce visage obscur les sentiments qui l'animaient mais la main de l'homme, qui s'appuyait sur la table, tremblait. Et Martin Latouche fut quelques secondes sans pouvoir prononcer une parole. Enfin, dominant son émoi, il prononça, d'une voix altérée:
– Qu'est-ce que vous avez dit à M. le secrétaire perpétuel, Babette?
C'était la première fois qu'il disait «vous» à la vieille gouvernante, devant M. Patard. Celui-ci le remarqua, comme un signe certain de la gravité de la situation.
– J'ai dit que MM. Mortimar et d'Aulnay étaient venus trouver Monsieur ici, qu'ils s'étaient enfermés avec Monsieur dans le petit bureau, avant d'aller mourir en faisant des compliments à l'Académie.
– Vous aviez juré de vous taire, Babette.
– Oui, mais je n'ai parlé que pour sauver Monsieur… car si je n'y prenais garde, Monsieur irait mourir là-bas comme les autres.
– Bien, fit la voix cassée de Martin Latouche. Et qu'est-ce que vous avez encore dit à M. le secrétaire perpétuel?
– Je lui ai dit ce que j'avais entendu en écoutant derrière la porte du petit bureau.
– Babette! écoute-moi bien! reprit Martin Latouche qui cessa dans l'instant de dire «vous» à la gouvernante pour la tutoyer à nouveau, ce qui parut plus grave encore à M. Patard, Babette, je ne t'ai jamais demandé ce que tu avais entendu derrière la porte… est-ce vrai?…
– C'est vrai! mon maître…
– Tu avais juré de l'oublier, et je ne t'ai pas questionnée, parce que je croyais la chose inutile; mais puisque tu te souviens de ce que tu as entendu… tu vas me dire à moi ce que tu as dit à M. le secrétaire perpétuel.
– C'est trop juste, Monsieur je lui ai dit que j'avais entendu votre voix qui disait: «Non! Non! ça n'est pas possible! Il n'aurait pas de plus grand crime au monde!»
Après cette déclaration de Babette, Martin Latouche ne dit rien. Il paraissait réfléchir. Sa main n'était plus sur la table, et du reste, on ne le voyait plus du tout. Il avait reculé jusque dans le coin le plus noir de la pièce. Et M. Patata fut encore plus effrayé par le silence écrasant qui régnait alors dans la vieille demeure que par le bruit que faisait tout à l'heure la ritournelle du vielleux dans la rue. On n'entendait plus le vielleux. On n'entendait plus personne… rien.
Enfin, Martin Latouche dit:
– Tu n'as rien entendu d'autre, Babette, et tu n'as rien dit d'autre!
– Rien, mon maître!…
– Je n'ose plus te dire de le jurer; c'est bien inutile.
– Si j'avais entendu autre chose, je l'avais dit à M. le Perpétuel, car je veux vous sauver. Si je ne lui en ai pas dit davantage, c'est que je n'en ai pas entendu davantage…
Martin Latouche fit alors, à la grande stupéfaction de la servante et de M. Patard, entendre un bon gros rire clair Il s'avança vers Babette et lui tapota la joue:
– Allons! on a voulu te faire peur, vieille bête! Tu es une brave fille, je l'aime bien, mais j'ai à causer avec M. le secrétaire perpétuel; à demain, Babette.
– A demain, Monsieur!… Et que Dieu vous garde! j'ai fait mon devoir. Elle salua fort cérémonieusement M. Patard et s'en alla, fermant soigneusement la porte de la bibliothèque.
Martin Latouche écouta son pas descendre l'escalier; puis, revenant à M. Hippolyte Patard, il lui dit, sur un ton plaisantin:
– Ah! ces vieilles servantes!… c'est bien dévoué, mais parfois c'est bien encombrant. Elle a dû vous en conter, des histoires!… Elle est un brin toquée, vous savez!… Ces deux morts à l'Académie lui ont brouillé la cervelle…
– Il faut l'excuser, répliqua Hippolyte Patard… Il y en a d'autres à Paris qui ont plus d'instruction qu'elle et qui en sont encore tout affolés. Mais je suis heureux, mon cher collègue, de voir qu'un si déplorable événement, qu'une aussi affreuse coïncidence…
– Oh! moi, je ne suis pas superstitieux, vous savez!…
– Sans être superstitieux… murmura le pauvre Patard, qui restait profondément ému de tous les cris et de toutes les terreurs de Babette…
– Monsieur le secrétaire perpétuel, j'ai entendu, ici même, comme vous l'a raconté ma vieille folle de gouvernante, M. Maxime d'Aulnay, l'avant-veille de sa mort; je puis vous dire, en toute confidence, qu'il avait été très frappé du décès subit de M. Mortimar après les menaces publiques de cet Eliphas… M. Maxime d'Aulnay avait une maladie de cœur…
Quand il a reçu, comme M. Mortimar la lettre envoyée certainement par quelque sinistre plaisant, il a dû ressentir un coup terrible, malgré sa bravoure apparente. Avec une embolie, il n'en faut pas davantage…
M. Hippolyte Patard se leva; sa poitrine dilatée se gonfla d'air et il poussa un de ces soupirs qui semblent rendre la vie aux plongeurs qui ont disparu, un temps anormal, sous les eaux.
– Ah! monsieur Martin Latouche! dit-il, quel soulagement de vous entendre parler ainsi!… Je ne vous cache pas qu'avec toutes les histoires de votre Babette, je commençais moi même à douter de la simple vérité qui doit cependant crever les yeux à tout homme de bon sens!…
– Oui! oui! ricana doucement Martin Latouche… je vois ça d'ici… le vielleux!… les souvenirs de l'affaire Fualdès… mes rendez-vous avec MM. Mortimar et d'Aulnay… leur mort qui s'ensuit… les phrases terribles prononcées dans mon petit bureau mystérieux…
– C'est vrai! interrompit Hippolyte Patard… je ne savais plus que penser…
M. Martin Latouche prit les mains de M. le secrétaire perpétuel, dans un geste de grande confiance et de subite amitié…
– Monsieur le secrétaire perpétuel, fit-il, je vais vous prier d'entrer dans mon petit bureau mystérieux…
Et il lui sourit. Il continua:
– Il faut que vous connaissiez tous mes secrets… je veux vous les confier à vous… qui êtes un vieux garçon, comme moi… vous me comprendrez!… Et, sans trop me plaindre, vous en sourirez!…
Et Martin Latouche, entraînant M. le secrétaire perpétuel, arriva à la petite porte du petit mystérieux bureau, qu'il ouvrit avec un clef spéciale, «une clef qui ne le quittait jamais», dit-il.
– Voilà la caverne! fit cet honnête homme en poussant la porte.
C'était une pièce de quelques mètres carrés. La fenêtre en était encore ouverte et, sur le parquet, une table et un fauteuil étaient renversés, et des papiers, des objets divers avaient roulé partout dans un grand désordre. Une lampe sur un piano éclairait à peu près les murs où étaient suspendus les instruments de musique les plus bizarres. M. Hippolyte Patard, au centre de tout ce bric-à-brac, ouvrait de grands yeux inquiets.
Quant à Martin Latouche, après avoir refermé la porte à clef, il était allé à la fenêtre. Il regarda au-dehors, un instant, puis referma aussi cette fenêtre.-Cette fois, je crois bien qu'il est parti, dit-il. Il a compris que ce soir encore, il n'aurait rien à faire!…
– De qui parlez-vous? demanda M. Hippolyte Patard qui était à nouveau fort peu rassuré.
– Eh! mais du vielleux! comme dit ma Babette.
Et, tranquillement, il remit la table et le fauteuil sur leurs pieds, puis il sourit, de toute sa bonne figure enfantine, à M. le secrétaire perpétuel, et lui dit, à voix basse:
– Voyez-vous, monsieur le secrétaire perpétuel, ici, je suis vraiment chez moi!… Ça n'est pas aussi bien rangé que dans les autres pièces, mais la Babette n'a pas le droit d'y mettre les pieds!… C'est là que je cache mes instruments de musique, toute ma collection… Si Babette savait jamais!… elle mettrait tout cela au feu!… Oui, oui! ma parole!… au feu!… Et ma vieille lyre du Nord et ma harpe de ménestrel qui date ni plus ni moins que du XVe siècle… Et mon nabulon!
Et mon psaltérion… Et ma guiterne!… Ah! monsieur le secrétaire perpétuel, avez-vous vu ma guiterne?… Regardez-la!… et mon archiluth!… Et mon théorbe!… Tout au feu! au feu!… Et ma mandore!… Ah! vous regardez ma guiterne!… c'est la plus vieille guitare qu'on connaisse, savez-vous bien!… Eh bien, elle aurait jeté tout cela au feu!… Oui! oui!… c'est comme je vous le dis!… ah! elle n'aime pas la musique!…
Et Martin Latouche poussa un soupir à fendre le cœur de M. Hippolyte Patard…
– Et tout ça… continua le vieux mélomane, tout ça à cause qu'elle a été élevée dans toute cette sotte histoire de Fualdès… Dans notre jeunesse, à Rodez!… on ne parlait encore que de ça! les vielleux qui tournaient leur manivelle devant La Bancal pendant qu'on assassinait ce pauvre monsieur!…
La Babette, monsieur le secrétaire perpétuel, n'a jamais pu voir un instrument de musique… vous ne saurez jamais… jamais toutes les imaginations qu'il m'a fallu pour faire entrer ici ces instruments-là… Tenez! en ce moment, je veux acheter un orgue de Barbarie!… c'est comme cela qu'on les appelle, mais c'est un des plus vieux orgues de Barbarie qui soient!… Figurez-vous que c'est une veine de l'avoir découvert!… Le pauvre diable qui moud de la musique avec cet instrument ne se doute pas du trésor qu'il a dans la main… je l'ai rencontré au coin du Pont-Neuf et du quai, un soir, vers quatre heures… Le bonhomme demandait l'aumône… je suis honnête homme… je lui ai proposé cinq cents francs de sa vieille boîte… L'affaire a été conclue tout de suite, vous pensez bien!… Cinq cents francs!… une fortune pour lui, et pour moi! Je n'ai pas voulu le voler tout à fait… je lui ai promis ce que j'avais… Mais ce qui n'a pas été facile à arranger, c'est la manière dont je pourrais entrer en possession de l'instrument!… C'est entendu que je ne paierai que si la Babette ne sait rien de rien!… Eh bien… c'est comme une fatalité… elle est toujours là quand l'autre arrive!… Elle le rencontre dans la cour, dans l'escalier au moment où nous la croyons partie! Et c'est alors une chasse de tous les diables!… Heureusement que l'autre est agile… Ce soin c'était entendu que, la Babette couchée, je hisserais l'instrument avec des cordes, tout droit, dans le petit bureau… J'étais déjà monté sur une table et j'allais jeter les cordes que voilà… quand la table a basculé… c'est là-dessus que vous êtes arrivés tous les deux, croyant qu'on m'assassinait… ah! vous étiez bien drôle, monsieur le secrétaire perpétuel… avec votre parapluie et votre paire de pincettes… bien drôle, mais bien brave tout de même!…
Et Martin Latouche se mit à rire… et M. Hippolyte Patard rit aussi, de bon cœur, cette fois… rit non seulement de sa propre image évoquée par Martin Latouche, mais encore de sa propre peur devant la boîte qui marche.
Comme tout s'expliquait naturellement!… Et tout ne devait-il pas, en vérité, s'expliquer naturellement?… Il y a des moments où l'homme n'est pas plus raisonnable qu'un enfant, pensait M. Patard. Avait-il été ridicule avec la Babette et toute son histoire de vielleux!
Ah!… après tant d'émotions cruelles, ce fut un bon moment! M. Patard s'attendrit sur le sort de ce vieux garçon de Martin Latouche qui subissait, comme tant d'autres, hélas! la tyrannie de sa vieille servante…
– Ne me plaignez pas trop!… fit entendre celui-ci en ressortant son bon sourire… Si je n'avais pas la Babette, je serais depuis longtemps sur la paille avec mes manies!…
Nous ne sommes pas riches, et j'ai fait de vraies bêtises, au commencement, pour ma collection!… Cette bonne Babette, elle est obligée de couper les sous en quatre; elle se prive de tout pour moi!… Et elle me soigne comme une mère… Mais elle ne peut pas entendre la musique!…
Martin Latouche, ce disant, passa une main dévote sur ses chers instruments dont la pauvre âme endormie n'attendait que la caresse de ses doigts pour gémir avec leur maître…
– Alors, je les caresse tout doux!… tout doux!… si doux qu'il n'y a que nous à savoir que nous pleurons!… et puis, quelquefois… quand j'ai réussi à envoyer la Babette en courses… alors je prends ma petite guiterne à laquelle j'ai mis les plus vieilles cordes que j'ai pu trouver! et je joue des airs lointains comme un vrai troubadour… Non, non, je ne suis pas trop malheureux, monsieur le secrétaire perpétuel!… croyez-moi!… Et puis, il faut que je vous dise: j'ai mon piano!… Alors, je fais tout ce que je veux avec mon piano!… je joue tous les airs que je veux… des airs terribles, des ouvertures tonitruantes, des marches à tous les abîmes!… Ah! c'est un piano magnifique qui ne dérange point Babette quand elle fait sa vaisselle!…
Là-dessus, Martin Latouche se précipita à un piano et se rua sur les touches, parcourant avec une véritable rage toute l'étendue du clavier M. Hippolyte Patard s'attendait à la clameur forcenée de l'instrument. Mais, malgré tout le travail que lui faisait subir son maître, il resta muet. C'était un piano muet, qui ne rend par conséquent aucun son, et que l'on fabrique pour ceux qui veulent s'exercer aux gammes sans gêner l'oreille des voisins.
Martin Latouche dit, la tête en amère, les boucles des cheveux au vent de son inspiration, les yeux au ciel, et les mains bondissantes:
– J'en joue quelquefois toute la journée… Et il n'a que moi qui l'entends! Mais il est assourdissant!… Oh! c'est un véritable orchestre!…
Et puis, brusquement, il referma le piano et M. Hippolyte Patard vit qu'il pleurait… Alors, M. le secrétaire perpétuel s'approcha de l'amateur de musique.
– Mon ami… fit-il très doucement…
– Oh! vous êtes bon, je sais que vous êtes bon!… répondit Martin Latouche d'une voix brisée… On est heureux d'être d'une Compagnie où il y a un homme comme vous!… Maintenant, vous connaissez toutes mes petites misères… mon petit mystérieux bureau où il y a de si ténébreux rendez-vous… et vous savez pourquoi je suis dans une telle anxiété quand j'apprends que ma vieille Babette a écouté derrière la porte… je l'aime bien, ma gouvernante… mais j'aime bien aussi ma petite guiterne… et je voudrais bien ne me séparer ni de l'une, ni de l'autre… bien que quelquefois ici (et M. Martin Latouche se pencha à l'oreille de M. Patard)… il n'y ait pas de quoi manger… Mais silence! Ah! monsieur le secrétaire perpétuel, vous êtes vieux garçon mais vous n'êtes pas collectionneur!… L'âme d'un collectionneur est terrible pour le corps d'un vieux garçon!… Oui, oui, heureusement que Babette est là!… Mais j'aurai l'orgue de Barbarie tout de même… un orgue qui moud de vieux, vieux airs… un orgue qui a peut-être servi à l'affaire Fualdès elle-même!… Est-ce qu'on sait?…