Le Fauteuil Hanté - Leroux Gaston 7 стр.


M. Martin Latouche essuya du revers de sa main son front en sueur…

– Alors, dit-il… Il est bien tard!…

Et avec de grandes précautions, il fit passer M. le secrétaire perpétuel, du petit mystérieux bureau dans la grande bibliothèque. Là, la porte précieuse refermée, il dit encore:

– Oui, bien tard!… Comment êtes-vous venu si tard, monsieur le secrétaire perpétuel?…

– Le bruit courait que vous refusiez le siège de Mgr d'Abbeville. Les journaux du soir l'imprimaient.

– C'est des bêtises! déclara Martin Latouche d'une voix grave et subitement volontaire… des bêtises!… Je vais me remettre tout de suite au triple éloge de Mgr d'Abbeville, de Jehan Mortimar et de Maxime d'Aulnay…

M. Hippolyte Patard dit:

– Demain, j'enverrai une note aux journaux. Mais dites-moi, cher collègue…

– Parlez!… qu'y a-t-il?…

– C'est que je suis peut-être indiscret…

M. Hippolyte Patard semblait en effet très embarrassé…

Il tournait et retournait le manche de son parapluie. Enfin, il se décida…

– Vous m'avez fait tant de confidences que je me risque.

D'abord, je puis vous demander-et cela n'est pas indiscret si vous connaissiez beaucoup MM. Mortimar et d'Aulnay…

Martin Latouche ne répondit point tout d'abord. Il alla prendre sur la table la lampe qu'il tint au-dessus de la tête de M. Hippolyte Patard:

– Je vais vous accompagner, dit-il, monsieur le secrétaire perpétuel, jusqu'à la porte de la rue, à moins que vous n'ayez crainte de mauvaises rencontres, auquel cas je vous accompagnerai jusque chez vous… mais le quartier malgré son air lugubre, est très tranquille…

– Non! non! mon cher collègue… je vous en prie, ne vous dérangez pas!…

– C'est comme vous voulez! dit Martin Latouche sans insister… Je vous éclaire…

Ils étaient maintenant sur le palier: le nouvel académicien répondit alors à la question qui lui avait été posée:

– Oui, oui, certainement… je connaissais beaucoup Jehan Mortimar… et Maxime d'Aulnay… nous étions de vieux amis… d'anciens camarades… et quand nous nous sommes trouvés sur le même rang pour le fauteuil de Mgr d'Abbeville… nous avons décidé de laisser faire les choses, de ne point intriguer et nous nous réunîmes parfois pour causer de la situation… tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre… L'histoire des menaces d'Eliphas, après l'élection de Mortimar, fut pour nous un sujet de conversation plutôt amusant…

– Cette conversation a épouvanté notre Babette… Et c'est là, mon cher collègue, que je vais peut-être montrer de l'indiscrétion… De quel crime parliez-vous donc quand vous disiez: «Non! Non! ça n'est pas possible! Il n'aurait pas de plus grand crime au monde»?

Martin Latouche fit descendre quelques degrés à M. Hippolyte Patard en le priant de bien tâter l'escalier du talon…

– Eh bien, mais!… répondit-il encore. (Oh! il n'y a aucune indiscrétion! Aucune! vous voulez rire!) Eh bien, mais, je vous ai déjà dit que Maxime d'Aulnay, bien qu'il en plaisantât, avait été touché au fond par les paroles menaçantes d'Eliphas qui avait disparu après les avoir prononcées… Ce jour-là, Maxime d'Aulnay tout en félicitant Mortimar de son élection, qui avait eu lieu deux jours auparavant, avait conseillé, toujours en plaisantant, naturellement, à ce pauvre Mortimar qui songeait déjà à son discours de réception, de se tenir sur ses gardes, car la vengeance du sâr le guettait. Celui-ci n'avait-il point annoncé que le fauteuil de Mgr d'Abbeville serait fatal à celui qui oserait s'y asseoir?… Alors, moi, je ne trouvai rien de mieux…-attention à cette marche, monsieur le secrétaire perpétuel-je ne trouvai rien de mieux que de renchérir sur cette sorte de jeu…-prenez garde, là… nous sommes sous la voûte-et je m'écriai-tournez à gauche, monsieur le secrétaire perpétuel-et je m'écriai avec emphase: «Non! Non! ça n'est pas possible! Il n'aurait pas de plus grand crime au monde.»-Là, nous sommes arrivés…

Les deux hommes étaient en effet sous la grande porte…

Martin Latouche tira bruyamment de lourds barreaux de fer, fit tourner une clef énorme, et, tirant la porte à lui, regarda sur la place.

– Tout est tranquille! dit-il, tout le monde dort… voulez-vous que je vous accompagne, mon cher secrétaire perpétuel?

– Non! Non! je suis stupide! Je suis un pauvre homme stupide! Ah! mon cher collègue, permettez-moi de vous serrer une dernière fois la main…

– Comment! Une dernière fois!… Est-ce que vous croyez que je vais mourir comme les autres?… Ah! je n'y tiens pas, moi!… Et puis, je n'ai pas de maladie de cœur!…

– Non! Non!… je suis stupide… il faut espérer que des temps moins tristes viendront, et que nous pourrons un jour bien rire de tout cela!… Allons! adieu, mon cher nouveau collègue!… adieu!… Et encore une fois, toutes mes félicitations…

Le cœur brave et tout à fait réconforté, M. Hippolyte Patard, le parapluie en arrêt, prenait déjà le Pont-Neuf, quand Martin Latouche l'appela:

– Psst!… Encore un mot!… N'oubliez pas que tout cela, c'est mes petits secrets!…

– Ah! vous ne me connaissez pas!… Il est entendu que je ne vous ai pas vu ce soir! Bonne nuit, mon cher ami!…

V. Expérience nº 3

Le grand jour arriva. Il avait été fixé par l'Académie le quinzième qui suivit les obsèques solennelles de Maxime d'Aulnay L'illustre Compagnie n'avait pas voulu que la situation regrettable où l'avait mise la triste fin des deux précédents récipiendaires se prolongeât. Elle tenait à en finir le plus vite possible avec tous les bruits absurdes que les disciples d'Eliphas de La Nox, les amis de la belle Mme de Bithynie et de tout le club des Pneumatiques (de pneuma, âme) n'avaient cessé de faire courir Quant au sâr lui-même, il semblait avoir disparu de la surface de la terre. Tous les efforts faits pour le joindre n'avaient abouti à rien. Les meilleurs reporters lancés sur sa trace étaient revenus bredouilles et cette absence prolongée était devenue facilement le principal sujet d'inquiétude, car, de toute évidence, le sâr se cachait; et pourquoi se cachait-il?

D'autre part, il est juste de reconnaître tout de suite que les cervelles généralement bien portantes, après l'émoi du premier ou plutôt du second moment, émoi qui les avait, elles aussi, fait un peu divaguer (mais où sont les cervelles qui, même en bonne santé, par instants, ne divaguent point?), que ces cervelles, dis-je, la crise passée, avaient retrouvé un parfait équilibre.

Ainsi, le plus tranquille des hommes, depuis son émouvant et mystérieux entretien avec Martin Latouche, était M. Hippolyte Patard. Même il avait retrouvé sa jolie couleur rose.

Mais, quand le grand jour de la réception de Martin Latouche arriva, la curiosité chez les uns et chez les autres, chez les sages aussi bien que chez les fous, fut déchaînée.

La foule qui se rua à l'assaut de la coupole l'emplit d'abord et puis resta à en battre les approches, débordant sur les quais et dans les rues adjacentes, interrompant toute circulation.

A l'intérieur dans la grande salle des séances publiques, tout le monde était debout, hommes et femmes s'écrasant.

Au fur et à mesure que les minutes s'écoulaient (les minutes qui précédaient l'ouverture de la séance), le silence, au-dessus de l'effroyable cohue, se faisait plus pesant, plus terrible.

On avait remarqué que la belle Mme de Bithynie s'était abstenue de paraître à la solennité. On en avait tiré le plus affreux augure… Certes, s'il devait arriver quelque chose, elle avait bien fait de ne pas se montrer, car elle eût été mise en pièces par une foule sur laquelle un vent de démence était prêt à souffler!

A la place que cette dame occupait à la précédente séance se tenait un monsieur correct, au ventre bourgeois, dont l'aimable rebondissement s'adornait d'une belle épaisse chaîne d'or Il était debout, l'extrémité des doigts de ses deux mains glissée dans les deux poches de son gilet. Sa figure n'était point celle du génie, mais elle n'était pas inintelligente, loin de là. Le front chauve faisait oublier, par l'absence de tout subterfuge capillaire, qu'il était bas. Un binocle en or chevauchait un nez commun. M. Gaspard Lalouette (c'était lui) n'était point myope, mais il ne lui déplaisait pas de laisser penser autour de lui que sa vue s'était usée aux travaux de lettres, à l'instar des grands écrivains.

Son émotion n'était pas moindre que celle des gens qui l'entouraient et un petit tic nerveux ne cessait de lui soulever, assez drolatiquement, l'arcade sourcilière. Il regardait la place où Martin Latouche allait prononcer son discours.

Une minute! Une minute encore! Et le président allait ouvrir la séance… si… si Martin Latouche arrivait… car il n'était pas là… Ses parrains en vain l'attendaient… se tenant à la porte anxieux, désolés, et retournant vingt fois la tête.

Aurait-il reculé au dernier moment?… aurait-il eu peur?…

C'est ce que se demandait M. Hippolyte Patard qui, à cette pensée, reprit toute sa couleur citron…

Ah! quelle existence!… quelle existence pour M. le secrétaire perpétuel!

En voilà un-M. le secrétaire perpétuel-qui eût voulu voir la cérémonie terminée… heureusement terminée!…

Soudain, M. Hippolyte Patard se leva tout droit, l'oreille tendue vers une lointaine clameur… Une clameur venue du dehors… qui approchait… qui courait… une clameur d'enthousiasme, sans doute, accompagnant Martin Latouche…

– C'est lui! dit M. Hippolyte Patard tout haut.

Mais le bruit fait de cris, de rumeurs et de remous de foules, grossissait dans des proportions menaçantes, et maintenant, il n'était rien moins que rassurant.

Mais on était dans l'impossibilité de comprendre ce qu'ils criaient dehors!…

Et toute la salle qui aspirait jusqu'alors, par des centaines et des centaines de bouches, la même émotion, dans un même souffle, cessa tout à coup de respirer!

Une tempête sembla entourer la Coupole… La vague populaire battit les murs, fit claquer des portes… des soldats, des gardes reculèrent jusque dans la salle… Et l'on commença de distinguer, parmi tant de tumulte, une sorte de grondement particulier. C'était comme un infini gémissement lugubre.

M. Hippolyte Patard sentit ses cheveux se dresser sur sa tête.

Et une façon de bête humaine, un paquet monstrueux roula, jupes en loques, corsage arraché, le tout surmonté d'une chevelure de Gorgone que des poings crispés arrachaient, pendant qu'une bouche, qu'on ne voyait pas hurlait:

– Monsieur le Perpétuel! Monsieur le Perpétuel!… Il est mort!… vous me l'avez tué!…

VI. La chanson qui tue

L'auteur de ce cruel ouvrage renonce à donner une idée de la cohue sans nom qui suivit ce coup de théâtre.

Ainsi, Martin Latouche était mort! Mort comme les autres!

Non point en prononçant son discours de réception sous la Coupole, mais dans le moment même où il allait se rendre à l'Académie pour le lire, alors qu'il se disposait, en somme, comme les deux autres, à prendre possession du fauteuil de Mgr d'Abbeville!

Si l'émotion de l'assistance, autour de la vieille Babette, hurlante, toucha à la folie, celle de la foule, au-dehors, et dans tout Paris ensuite, ne connut guère de bornes plus raisonnables.

Il faut, pour se la rappeler dans toute son intégrité, relire les journaux qui parurent le lendemain de cette nouvelle et abominable catastrophe. Une note de la rédaction du journal L'Époque (N.D.L.R.) fait entrevoir assez exactement l'état des esprits.

La voici:

«La série continue! Après Jehan Mortimar après Maxime d'Aulnay, voici Martin Latouche qui meurt sur le seuil de l'immortalité, et le fauteuil de Mgr d'Abbeville reste toujours inoccupé! La nouvelle de la fin subite du troisième académicien qui tenta de s'asseoir à la place que convoita le mystérieux Eliphas s'est répandue hier soir dans Paris avec la rapidité et la brutalité de la foudre. Et nous ne saurions mieux faire, en vérité, que d'appeler à notre secours le tonnerre lui-même, pour donner une idée de ce qui se passa dans la capitale, pendant les quelques heures qui suivirent l'incroyable événement. Certains parurent frappés comme du feu du ciel, et, ayant perdu l'esprit, se répandirent dans les rues, dans les cafés, au théâtre, dans les salons, en tenant de tels propos imbéciles, qu'on se demande comment il peut se trouver dans la ville Lumière, à notre époque, des gens sensés pour les écouter Ah! nous ne perdrons point notre temps à répéter ici toutes les bêtises qui ont été proférées! Et ce M. Eliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox, au fond de sa monstrueuse retraite, doit bien s'amuser Quant à nous, nous avons fini de rire. Nous proclamons hautement notre opinion que nous n'avions que laissé pressentir après la mort de Maxime d'Aulnay… Non! non! Toutes ces morts-là ne sont point naturelles! On a pu ne pas s'étonner de la première, on a pu hésiter à la seconde, il serait criminel de douter à la troisième! Mais entendons-nous bien: quand nous disons que ces morts ne sont point naturelles, nous ne voulons point faire allusion à quelque puissance occulte qui, en dehors des lois naturelles connues, aurait frappé! Nous laissons ces balivernes aux petites dames du club des Pneumatiques, et nous venons catégoriquement dire à M. le procureur de la République: Il y a un assassin là-dessous, trouvez-le!» La presse fut à peu près unanime, obéissant en cela à l'opinion générale, qui était que les trois académiciens avaient été empoisonnés, à réclamer l'intervention des pouvoirs publics; et, bien que les médecins qui avaient examiné le corps du défunt eussent déclaré que Martin Latouche-en dépit d'une apparence assez robuste-était mort d'une vieillesse hâtive et épuisée, le Parquet dut, pour calmer les esprits soulevés, ouvrir une enquête.

La première personne interrogée fut naturellement la vieille Babette qui, le jour fatal, avait été ramenée chez elle évanouie, pendant que des amis dévoués transportaient à son domicile M. Hippolyte Patard dans un bien fâcheux état. Et voici comment la Babette, qui ne pensait plus qu'à venger son maître, raconta la mort vraiment singulière de ce pauvre Martin Latouche.

– Depuis quelque temps, mon maître ne vivait plus que du compliment qu'il devait faire et je l'entendais qui parlait de leur Mgr d'Abbeville, et aussi du Mortimar et aussi du d'Aulnay comme si c'étaient des bons dieux en sucre. Et souvent, il se mettait devant son armoire à glace, comme un vrai comédien. A son âge, ça faisait pitié, et je n'aurais pas manqué de lui rire au nez, si je n'avais pas été tracassée par les paroles du sorcier dont ils n'avaient pas voulu pour leur damnée Académie. Le sorcier en avait déjà tué deux. Je ne pensais qu'à une chose, c'est qu'il allait tuer mon maître comme les autres. Ça, je l'avais dit à M. le Perpétuel entre les quatre z'yeux. Mais il ne m'avait pas écoutée, parce qu'il lui fallait, paraît-il, son académicien. Aussi, chaque fois que je voyais mon maître répéter son compliment, je me jetais à ses pieds, j'embrassais ses genoux, je pleurais comme une folle, je le suppliais à mains jointes d'envoyer sa démission à M. le Perpétuel. J'avais des hantises qui ne m'ont pas trompée. La preuve, c'est que je rencontrais presque tous les jours un vielleux qui jouait d'un orgue de Barbarie; je suis de Rodez: un vielleux, ça porte malheur depuis l'affaire de ce pauvre.

«M. Fualdès. Ça aussi, je l'avais dit à M. le Perpétuel, mais ça avait été comme si je chantais.

«Alors je m'étais dit: Babette, tu ne quitteras plus ton maître! Et tu le défendras jusqu'au dernier moment! Alors, le jour du compliment, j'avais fait toilette, et je le guettais dans ma cuisine, la porte ouverte, attendant qu'il passe sous la voûte, décidée à l'accompagner à cette Académie de malheur au bout du monde, partout! Je l'attendais donc, mais il ne venait pas… Il y avait bien un quart d'heure qu'il aurait dû être passé!… J'étais en train de m'impatienter quand, tout à coup, qu'est-ce que j'entends?… l'air du crime!… l'air qui avait tué ce pauvre M. Fualdès!… Oui!… le vielleux était quelque part encore autour de la maison, à faire chanter sa manivelle!… J'en ai eu une sueur froide… Il n'y avait pas à dire, ça, c'était une indication!… On m'aurait récité aux oreilles la prière des trépassés que je n'en aurais pas été plus impressionnée… Je me dis: «vlà l'heure de l'Académie qui sonne… l'heure de la mort!…» et j'ai ouvert la fenêtre pour voir si le vielleux était dans la rue et le faire taire… mais il n'y avait personne dans la rue… Je suis sortie de ma cuisine… Personne sous la voûte!… personne dans la cour… et l'air chantait toujours… Il me venait d'en haut maintenant…

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