Le Fauteuil Hanté - Leroux Gaston 8 стр.


«Peut-être bien que le vielleux était dans l'escalier… personne dans l'escalier… au premier étage… rien! Rien que l'air de ce pauvre M. Fualdès qui me poursuivait toujours… et plus j'allais, plus je l'entendais… J'ai ouvert la porte de la bibliothèque… on aurait cru que la chanson était derrière les livres!… Mon maître n'était pas là!… Il devait être dans son petit bureau où que je n'entre jamais!… J'écoutais… L'air du crime était dans le petit bureau!… Ah!… Était-ce Dieu possible!… J'approchai de la porte en retenant mon cœur qui éclatait… l'appelai: «Monsieur! Monsieur!…» Il ne m'a pas répondu… L'air tournait toujours… derrière la porte de son petit bureau… Ah! que c'était triste!… C'était un air si triste qu'on n'en respirait plus et que les larmes vous en venaient aux yeux… un air qui avait l'air de pleurer tous ceux qu'on avait assassinés depuis le commencement du monde!… J'ai appuyé mes mains à la porte pour ne pas tomber. La porte s'est ouverte… Dans le même moment il y a eu comme un grand grincement de déclenchement dans la manivelle de la musique de l'air du crime. Ça m'a comme déchiré le cœur et les oreilles!… Et puis, j'ai failli tomber dans le petit bureau, tant j'étais étourdie… Mais ce que j'ai vu m'a remise sur mes pattes plus droite qu'une statue. Au milieu d'un tas d'instruments que je ne connais ni d'Eve ni d'Adam, et qui sont certainement arrivés dans ce petit bureau avec la permission du diable, mon maître était penché sur l'orgue du vielleux. Ah! je l'ai bien reconnu! C'était l'orgue qui tournait la chanson du crime… mais le vielleux n'était pas là!… Mon maître avait encore la main à la manivelle… Je me suis jetée sur lui, et il a cédé!… Il est tombé tout de son long sur le parquet:… Il a fait floc!… Mon pauvre maître était mort… assassiné par la «chanson qui tue»!…»

Ce récit rapproché de ce que racontaient sous le manteau certains habitués du club des Pneumatiques produisit un effet étrange et l'opinion publique ne fut point satisfaite par les explications trop naturelles que fournit l'enquête sur un si bizarre événement.

L'enquête montra le vieux Martin Latouche comme un maniaque qui s'enlevait le pain de la bouche pour pouvoir enrichir, en secret, sa collection. On raconta même qu'il se privait des déjeuners qu'il était censé prendre dehors, pour en économiser les quelques sous qu'il gaspillait ensuite chez les antiquaires et les marchands de vieux instruments de musique.

C'est ainsi, de toute évidence, que le fameux orgue était arrivé chez lui, en dépit de la surveillance de Babette; et c'est dans le moment qu'il en essayait la manivelle, qu'il était tombé, épuisé par le régime d'abstinence auquel il s'astreignait depuis trop longtemps.

Mais on refusa d'admettre une version qui était trop simple pour être vraie, et les journaux exigèrent que la police se mît à la poursuite du vielleux.

Malheureusement, celui-ci resta aussi introuvable que l'Eliphas lui-même. D'où il résulta, comme on devait s'y attendre, que certains reporters affirmèrent qu'Eliphas et le vielleux ne faisaient qu'un-qu'un seul et même assassin.

NUL n'osa trop haut s'élever contre cette opinion, car après tout, il restait la coïncidence des trois morts, et si chacune, en elle-même, paraissait naturelle, il était bien certain que toutes trois réunies étaient faites pour épouvanter.

Enfin, on réclama l'autopsie. C'était là une triste extrémité à laquelle il fallut se résoudre. Malgré toutes les démarches et toute l'influence des plus gros bonnets de l'Institut, on rouvrit les cercueils encore tout frais de Jehan Mortimar et de Maxime d'Aulnay.

Les médecins légistes ne trouvèrent aucune trace de poison. Le corps de Jehan Mortimar ne présenta, à l'examen, rien de particulier. On releva, cependant, sur le visage de Maxime d'Aulnay, certains stigmates qui, en toute autre occasion, eussent passé inaperçus, et que l'on pouvait attribuer à la décomposition normale des chairs. On eût dit des brûlures légères qui auraient laissé une sorte de trace étoffée sur le visage. En y regardant de très près, on pouvait distinguer sur la face de Maxime d'Aulnay affirmèrent deux médecins sur trois (car le troisième n'y voyait rien du tout), comme un aspect de soleil de sacristie.

Les médecins légistes avaient, bien entendu, examiné également le corps de Martin Latouche, et ils n'avaient relevé d'autres traces que celle d'une hémorragie nasale très faible, qui s'était également répandue par la bouche. En somme, il y avait, au bout du nez, et à la commissure de la bouche, du côté où était incliné le cadavre, un petit filet de sang qui s'était coagulé.

En vérité, cette hémorragie avait dû être produite par la chute du corps sur le parquet, mais, lancés comme étaient les esprits, on ne manqua point encore d'attacher à ces insignifiants stigmates une importance mystérieuse destinée à laisser planer sur le triple décès une légende criminelle qui s'empara définitivement de la foule.

Des experts avaient travaillé consciencieusement les deux lettres menaçantes qui avaient été remises en pleine Académie aux deux premiers récipiendaires, et ils avaient déclaré que ces lettres n'étaient point de l'écriture de M. Eliphas de La Nox, écriture dont ils avaient été préalablement authentiquement munis. Mais il se trouva justement des gens pour prétendre que les experts s'étaient trop souvent trompés en affirmant qu'une écriture était authentique, pour qu'ils ne se trompassent point en prétendant qu'elle ne l'était point.

Enfin, restait l'orgue de Barbarie. Un expert antiquaire, qui faisait quelquefois commerce de Stradivarius plus ou moins vraisemblables, demanda à voir l'instrument.

On le lui permit, dans le dessein de calmer les cervelles exaltées qui imaginaient que cette vieille boîte, qui jouait de la musique pendant que Martin Latouche expirait, ne devait pas être un orgue ordinaire et qu'un homme comme l'Eliphas y avait peut-être caché l'instrument, ou mieux, le moyen mystérieux de son crime. L'antiquaire examina l'orgue sur toutes les coutures et joua même l'air du crime, comme disait Babette.

– Eh bien, lui demanda-t-on, est-ce là un orgue comme les autres?

– Non, répondit-il, ce n'est point un orgue comme les autres… c'est une des pièces les plus curieuses et les plus anciennes qui nous soient venues d'Italie.

– Enfin, y avez-vous découvert quelque chose d'anormal?

– Je n'ai rien découvert d'anormal.

– Croyez-vous cet orgue complice du crime?

– Je n'en sais rien, répondit d'une façon bien ambiguë l'antiquaire, je n'étais pas là au moment du grand grincement de déclenchement dans la manivelle de la musique de l'air du crime.

– Mais vous croyez donc qu'il y a eu crime?

– Euh! Euh!

On essaya en vain de demander à cet homme ce qu'il voulait dire avec son «Euh! Euh!…» Il s'en tint à: «Euh! Euh!»

Cet expert, avec son «Euh! Euh!», finit de jeter la perturbation dans les consciences.

Il faisait aussi profession de vendre des tableaux; il habitait rue Laffitte et s'appelait M. Gaspard Lalouette.

VII. Le secret de Toth

A quelques jours de là, à trois heures quinze de l'après-midi, un voyageur, qui devait avoir dans les quarante-cinq ans, et dont le ventre, aimablement rebondi, s'adornait d'une belle épaisse chaîne d'or, descendait d'un wagon de seconde classe à La Varenne-Saint -Hilaire.

Après s'être soigneusement enveloppé dans les plis de son manteau-pèlerine-car on était au temps des gelées-et avoir conversé quelques instants avec l'employé qui recevait les tickets, il prit la grande avenue centrale qui aboutit à la Marne, traversa le pont qui conduit à Chennevières et descendit à sa droite sur la rive.

Il la suivit un quart d'heure environ, puis sembla s'orienter. Il venait de laisser derrière lui les dernières villas vides d'habitants depuis l'été et se trouvait dans un espace absolument plat et désert. Une grande nappe toute blanche des neiges récentes s'étendait à ses pieds, et l'homme, avec son manteau dont la marche agitait les ailes, paraissait là-dessus comme un grand oiseau noir.

Au loin, tout au loin, un toit aigu qu'encerclait un groupe d'arbres rendus presque invisibles par le grésil qui les faisait de la couleur du ciel, fut cependant aperçu par notre voyageur qui, aussitôt, laissa échapper, dans l'air sonore, quelques phrases de méchante humeur. Il se plaignait que l'on fût assez «loufoque» pour habiter dans un pareil pays en plein hiver. Cependant, il hâta le pas, mais il ne s'entendait pas marcher, car ses pieds étaient revêtus de galoches en caoutchouc.

Un immense silence, un silence tout blanc l'entourait.

Il était environ quatre heures quand l'homme arriva aux arbres. La propriété qu'ils abritaient était enclose de hauts murs. L'entrée était défendue par une solide grille en fer.

Aussi loin que le regard s'étendait, on ne voyait point d'autre habitation que celle-là.

A la griffe pendait le fil de fer d'une sonnette. L'homme sonna. Aussitôt, deux chiens énormes, deux véritables molosses se ruèrent en grondant sur l'homme, la gueule écumante. S'il n'y avait pas eu la grille entre ces chiens et l'homme, on aurait certainement eu à déplorer un malheur.

L'homme recula, bien qu'il n'eût rien alors à craindre de la colère de ces bêtes dévorantes.

Une voix terriblement gutturale commanda: «Ajax! Achille! A la niche! Sales bêtes!» Et un géant parut.

Oh! c'était un géant! un vrai! quelque chose de monstrueux! de plus de deux mètres de haut, peut-être même deux mètres cinquante, quand le titan se tenait tout droit, car dans cette minute, il marchait légèrement penché en avant, ses lourdes épaules courbées, selon une attitude qui devait lui être coutumière. La tête était toute ronde, avec de courts cheveux en brosse; une moustache tombante de Hun lui barrait le visage; la mâchoire paraissait aussi redoutable que celle des deux animaux dont les crocs grinçaient sur les barreaux. De ses poings formidables, il accrocha les bêtes à l'encolure, leur fit lâcher prise et les rejeta vaincues derrière lui.

Le visiteur eut un léger tremblement, oh! un rien! un frisson des épaules! Évidemment, il ne faisait pas chaud!…

Et il murmura entre ses dents:

– On m'avait bien dit: «Prenez garde aux chiens», mais on ne m'avait pas parlé du géant.

Le monstre-nous parlons du géant-avait collé son effarante face de brute à la griffe:

– Ouzzguia?

Le visiteur devina que ceci voulait dire: «Qu'est-ce qu'il y a?…» Et il répondit en se tenant à une distance respectueuse:

– Je voudrais parler à M. Loustalot.

– Ouzzivlez?

Évidemment, le visiteur était d'une bonne intelligence moyenne, car il comprit encore que ceci signifiait: «Qu'est-ce que vous lui voulez?»

– Dites-lui que c'est pressé, que c'est pour l'affaire de l'Académie.

Et il tendit sa carte qu'il avait tenue prête dans la poche de son manteau. Le géant prit la carte et il s'éloigna en grondant dans la direction d'un perron qui devait donner accès à la principale entrée de l'habitation. Aussitôt Ajax et Achille revinrent appliquer leurs mufles menaçants à la grille, mais cette fois, ils n'aboyèrent plus. Ils considéraient en silence le nouveau venu et, du sang aux yeux, semblaient estimer, morceau par morceau, le repas dont ils étaient séparés.

Le visiteur, impressionné, détourna la tête et fit quelques pas de long en large.

– Je sais, dit-il tout haut, que je dois avoir de la patience, mais on ne m'avait pas dit qu'il me faudrait aussi du courage.

Il regarda l'heure à sa montre et il continua son monologue, comme s'il espérait que le bruit que faisaient ses paroles autour de lui l'empêcherait de penser aux trois monstres qui gardaient cette demeure solitaire.

– Il n'est pas tard! dit-il… Tant mieux… Il paraît que je puis attendre une heure, deux heures, trois heures, avant qu'il me reçoive… Il ne se dérange pas pendant ses expériences… et quelquefois il vous oublie… Tout est permis au grand Loustalot.

Ces quelques phrases nous permettront d'apprécier le joyeux étonnement du voyageur quand il vit soudain venir à lui, non point le géant qui avait disparu, mais le grand Loustalot lui-même…

Le grand Loustalot, l'honneur et la gloire de la science universelle, était petit, c'est-à-dire d'une taille au-dessous de la moyenne.

Nous savons qu'il était, en dehors de ses travaux, nonchalant et distrait, et qu'il passait au milieu des hommes comme une ombre légère et lointaine, ignorante de toutes les contingences. C'étaient là des détails que nul n'ignorait, et qui devaient, en particulier, être connus du visiteur, car celui-ci, que l'arrivée si rapide de M. Loustalot avait déjà fort étonné, marqua, par son attitude, une véritable stupéfaction en apercevant le grand petit savant qui se précipitait de toute la vélocité de ses petites jambes vers la grille, et le saluait de ces mots:

– C'est vous, M. Gaspard Lalouette?

– Oui, maître… c'est moi, pour vous servir… fit M. Gaspard Lalouette, en donnant dans l'air un grand coup de son chapeau de feutre mou. (L'expert antiquaire marchand de tableaux portait dans les grandes occasions des manteaux à pèlerine et des chapeaux de feutre mou pour ressembler autant que possible, à des héros de lettres bien connus, comme lord Byron, par exemple, ou Alfred de Vigny et son fils Chatterton, car il avait par-dessus tout l'amour de la littérature et il était-il ne faut pas l'oublier-officier d'Académie.) La petite figure toute rose et souriante du grand Loustalot apparaissait alors à la grille, à peu près à la même hauteur que les gueules effrayantes des deux molosses, et entre ces deux gueules. C'était un spectacle.

– Alors, c'est vous qui avez expertisé l'orgue de Barbarie? demanda le grand Loustalot, dont les petits yeux, à l'ordinaire si voilés, quand ils étaient partis pour quelque scientifique insoupçonnable rêve, étaient soudain devenus vivants, papillotants, perçants.

– Oui, maître, c'est moi!

Nouveau coup de chapeau de feutre dans l'air glacé.

– Eh bien, entrez… Il fait froid dehors…

Et le grand Loustalot fit jouer sans aucune distraction, les verrous intérieurs qui fermaient la griffe…

«Entrez!» était facile à dire… quand on était l'ami d'Ajax et d'Achille. Les chiens aussitôt la porte ouverte avaient bondi, et le pauvre Gaspard Lalouette avait bien cru sa dernière heure venue, mais un clappement de la langue de M. Loustalot avait arrêté net les deux cerbères dans leur élan…

– N'ayez pas peur de mes chiens, dit-il, ils sont doux comme des agneaux.

En effet, Ajax et Achille rampaient maintenant dans la neige, en léchant les mains de leur maître.

M. Gaspard Lalouette, héroïquement; entra. Loustalot, aussitôt, lui fit les honneurs. Il le précéda, après avoir refermé la griffe. Les deux chiens, maintenant, suivaient, et Lalouette n'osait se retourner de peur qu'un faux mouvement n'invitât les bêtes à quelque jeu irréparable. On monta les degrés du perron.

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