Le Coup Détat De Chéri-Bibi - Leroux Gaston


Gaston Leroux

Le Coup D’état De Chéri-Bibi

Publié sous le titre Chéri-Bibi, le marchand de cacahouètes en 81 feuilletons quotidiens dans Le Matin, du 16 juillet au 4 octobre 1925, puis en volume en 1926, Librairie Baudinière

I UNE SÉANCE TRAGIQUE

– Demandez les nouvelles de la dernière heure: «La République en danger! Le coup d’État dévoilé! L’interpellation de cet après-midi! La mise en accusation des coupables!»

Les camelots débouchaient au coin des grands boulevards et de la rue Royale.

À la hauteur d’un restaurant où déjeunaient des parlementaires, ceux-ci les appelèrent pour acheter les journaux et rentrèrent hâtivement dans l’établissement où l’on fit groupe autour d’eux.

– Alors, c’est bien pour cet après-midi?

– Mais, je vous l’ai dit: Carlier a les preuves!

– A-t-il les noms?

– Les noms sont dans toutes les bouches!

– Moi, je vous dis que Carlier ne marchera pas. Voilà plus de quinze jours qu’on dit qu’il a les preuves… Il n’a rien du tout! Subdamoun et sa bande sont aussi malins que lui!

– Ils ne sont pas encore devant la Haute-Cour!

– Ils y seront avant huit jours!

– À moins que nous ne les ayons fusillés!

– À moins que le coup d’État n’ait réussi!

– Cette blague! Vous y croyez, au coup d’État! Vous croyez que ça se fabrique comme ça? Tenez! voilà Mulot qui arrive de l’Intérieur… Eh bien! Mulot, avez-vous vu le ministre?

L’interpellé, depuis que presque tous ses amis étaient entrés dans le ministère, un ministère d’extrême-gauche farouche, ne décolérait pas.

Pourtant il avait le gouvernement de son opinion, mais il ne se consolait point de n’en pas faire partie.

Aussi rendait-il la vie dure aux ministres, les poussant aux mesures extrêmes, aux décisions les plus graves, les accusant de manquer de zèle dans l’application des principes et leur portant les ordres menaçants de Carlier qui avait toute l’extrême-gauche dans sa main.

Ah! on était loin de la politique précédente qui déjà avait soulevé tant de colère et autour de laquelle avaient été livrées de si cruelles batailles. Elle eût paru couleur de rose à côté du ministère Hérisson.

Carlier donnait des indications au gouvernement sur les parlementaires à surveiller, dénonçait les citoyens, sans preuve, affirmant qu’il fallait d’abord les arrêter et qu’on trouverait les preuves ensuite! À l’entendre, il n’y avait pas une minute à perdre depuis que les électeurs du neuvième district, en remplacement de leur vieux député réactionnaire, décédé, avaient envoyé à la Chambre ce jeune officier, «le commandant Jacques», «Jacques Ier» comme grondaient ceux qui déjà parlaient de dictature, ou «Subdamoun Ier», en rappel de l’attitude intransigeante de ce soldat, devant la commission de délimitation d’un bout de colonie que la France possédait en Afrique équatoriale. Cette attitude lui avait valu le blâme officiel du gouvernement, à la suite de quoi il avait donné sa démission. Pendant la Grande Guerre, les circonstances avaient fait qu’il avait commandé une division, devenue illustre: la division de fer. Et, depuis, il n’avait cessé de protester contre ce qu’il appelait: le sabotage de la victoire, et il s’était rué dans la politique comme à l’assaut d’une tranchée, prêt à tout nettoyer devant lui.

Peu à peu, une immense popularité l’avait consacré chef de tous les mécontents… et il y en avait!

C’était un noble: marquis, héritier du titre et du nom de Touchais, depuis que son frère aîné, Bernard de Touchais, avait succombé quelques années auparavant dans le tremblement de terre de San Francisco, après avoir à peu près ruiné sa famille. On se rappelle que le père avait fini tragiquement dans l’incendie du château de la Falaise, à Puys, près de Dieppe, incendie qui avait, crut-on alors, dévoré également le fameux Chéri-Bibi, de sinistre réputation.

Mulot consentit enfin à répondre au petit Coudry qui s’était assis à côté de lui.

– Oui, j’ai vu le ministre, je lui ai dit que nous en avions assez. Hérisson a compris. Ça va barder. Nous aurions déjà toute la ficelle du complot depuis longtemps si cet imbécile de Cravely l’avait voulu. Mais Cravely est à la fois, paraît-il, chef de la Sûreté et honnête homme; il aurait reculé devant un cambriolage. Voyez-vous un chef de la Sûreté qui recule devant un cambriolage, quand il s’agit de sauver la République!

Et Mulot cligna de l’œil du côté de Coudry, un gamin rageur que les dernières élections avaient jeté sur les bancs socialistes de la Chambre. Il passait son temps à aboyer aux chausses de tous les orateurs, coupant leurs meilleurs effets, quand ils n’étaient pas de son opinion.

– Savez-vous, reprit Mulot, après un silence, chez qui il a fallu «travailler»?

L’autre prononça un nom à voix basse: «Lavobourg».

Et Mulot fit un signe de tête affirmatif. Lavobourg était le premier vice-président de la Chambre.

– Décidément, il n’y a que de la trahison partout, déclara Coudry.

– Partout!

– C’est donc ça qu’on raconte, que Subdamoun Ier est tout le temps fourré chez l’amie de Lavobourg, la belle Sonia. C’est elle qui a dû remettre à Lavobourg les papiers du Subdamoun pour qu’ils soient plus en sûreté!

Tout ça va éclater dans quelques minutes. Allons, partons! Si Carlier a dit vrai, on va boucler tout le monde. C’est entendu avec le président Bonchamps, qui donnera l’ordre de fermer toutes les portes. Les arrestations auront lieu à la Chambre même. Ah! on va voir la figure des «Subdamoun»! Et le commandant Jacques va en faire une tête quand on le conduira à la Conciergerie.

À l’instant où Mulot et Coudry se disposaient à quitter le restaurant, un de leurs collègues sautait d’un taxi et se précipitait vers eux, les yeux fulgurants. C’était Joly, le questeur.

Il finissait de déjeuner, à la présidence, avec le président Bonchamps, un pur celui-là, un solide, sur qui la révolution pouvait compter, quand Bonchamps, tout à coup, s’était trouvé mal, avait porté les mains à sa poitrine avec un gémissement étouffé, et maintenant il râlait entre les mains des médecins.

– Bonchamps empoisonné! Bonchamps empoisonné!

Ce fut le cri qui se répandit en un instant dans les restaurants de la rue Royale, qui se vidèrent.

La troupe délirante des parlementaires traversait la place de la Concorde et le pont en ramassant sur son chemin les amis qui accouraient en hâte au Palais-Bourbon. Ils apprirent tout de suite que la garde de la Chambre avait été doublée et que les troupes étaient restées consignées dans les casernes, prêtes à tous les événements. Les amis du ministre pouvaient être tranquilles de ce côté depuis qu’Hérisson avait donné le gouvernement militaire de Paris à un civil, le citoyen Flottard, sans la signature duquel le général sous-gouverneur ne pouvait donner un ordre d’importance.

Mulot, Coudry et la bande s’engouffrèrent comme une trombe dans le vestibule, tournèrent sur la droite, vers les appartements de la présidence et furent arrêtés là par des huissiers qui donnaient de bonnes nouvelles du président.

Celui-ci allait déjà mieux; l’indisposition était passagère. Il faisait démentir lui-même les bruits d’empoisonnement. Il pensait pouvoir, présider la séance.

– Ouf! s’exclamait Mulot en entraînant Coudry dans la salle des Pas-Perdus, nous l’avons échappé belle. La présidence revient de droit à Lavobourg et il va être décrété d’accusation.

– Vous croyez que sa présence au fauteuil nous gênera si Carlier mange le morceau?

– C’est Carlier qu’il faudrait voir! Mais depuis ce matin, sept heures, qu’il a quitté son domicile, on ne sait ce qu’il est devenu, m’a dit le président du Conseil.

– Il ne doit pas perdre son temps, vous le connaissez.

– Voilà justement Hérisson, il faut que je lui parle.

En effet, le président du Conseil, ministre de l’Intérieur, traversait la salle des Pas-Perdus, son maroquin sous le bras.

À tous ceux qui l’accostaient, il disait sans s’arrêter:

– Avez-vous vu Carlier? Avez-vous vu Carlier?

Mais personne n’avait vu Carlier, et la figure naturellement morne et triste de ce petit Hérisson aux courtes jambes se faisait inquiète.

– Mon cher! je ne puis rien vous dire tant que je n’aurai point vu Carlier.

Enfin, celui-ci apparut, grand, courbé, la mâchoire mauvaise. On se jeta sur lui, comme à la curée. Mais il secoua la meute, emportant sa serviette bourrée de documents.

Il disparut de suite, emmenant Mulot cependant qu’un «garde à vous!» retentissait dans la salle des Pas-Perdus, jeté par l’officier de service pour le défilé du cortège présidentiel.

Mais ce n’était point Bonchamps qui venait présider la séance.

Il avait été repris de vomissements et Lavobourg le remplaçait; Lavobourg qui s’avançait entre les deux rangs de soldats, pâle comme s’il marchait déjà vers l’échafaud que les Mulot et les Coudry parlaient de dresser comme aux beaux jours de quatre-vingt-treize, pour châtier les traîtres à la République!

Après le passage de Lavobourg, le tumulte ne fit que grossir.

Le bruit courait que la liste des suspects serait lue du haut de la tribune.

Quand les groupes conservateur et agrarien traversèrent la salle, une véritable huée les accueillit et toutes les bouches crièrent: «Vive la République!»

Ah! la séance promettait d’être chaude! Les extrémistes ne cachaient plus leur dessein: Tous en prison! grondaient-ils. Si la Chambre ne reculait pas devant son devoir, elle nommerait une commission d’enquête à laquelle elle donnerait tous les pouvoirs judiciaires. Coudry ne voyait pas d’autre moyen de sauver la République!

Cependant, pour que toutes ces extravagances fussent, même en partie, justifiées, il fallait que Carlier apportât à la tribune des preuves; il avait à nouveau disparu, s’était enfermé avec Mulot.

Enfin ce dernier réapparut et cria à tous ceux qui l’entourèrent aussitôt: «Laissez-moi… je n’ai rien à vous dire! Je n’ai rien à vous dire!»

Coudry finit par le chambrer dans le moment où tous ses collègues se bousculaient vers la salle des séances pour assister au début de l’interpellation.

Mulot tremblait d’énervement. Il avait lu les papiers de Carlier, les papiers que l’on avait chipés chez Lavobourg. C’était quelque chose et ça n’était rien! Des projets de nouvelle Constitution! Tout le monde avait le droit d’en faire! Il n’était pas défendu de songer à réviser la Constitution!

Mais le coup d’État, où était-il? Et les noms des conjurés sur la liste compromettante! Carlier les attendait encore! Allait-on les lui apporter? Il jurait que oui!

Il en était tellement sûr qu’il ne demanderait pas le renvoi de son interpellation! Ce renvoi eût produit un effet désastreux. Il avait, du reste, avec les papiers Lavobourg, de quoi garder la Chambre en haleine… en attendant la liste!

– Où est-elle, cette liste? demanda Coudry.

– Eh! répliqua l’autre, en regardant autour de lui s’il n’était pas espionné… elle était chez le commandant et elle a disparu!

– C’est donc cela que la belle Sonia est si pâle! Je l’ai vue, tout à l’heure, dans la tribune, mon cher, on dirait une statue!

– Oh! elle essaie de tenir le coup, comme son ami Lavobourg! Mais c’est la figure de Subdamoun qu’il faudra voir et elle ne se montre pas vite.

– Il est peut-être déjà en fuite!

– Il faudrait demander ça à Cravely! Le voilà justement, Cravely!

Un personnage d’aspect encore assez vigoureux, malgré ses cheveux blancs, s’avançait, les mains dans les poches, le regard fureteur derrière les lunettes. M. le directeur de la Sûreté générale était sorti du rang. Et il avait toujours l’air d’être «sur la piste du crime» comme aux jours déjà lointains où il donnait la chasse aux plus fameux criminels.

– Eh bien! monsieur le directeur, c’est aujourd’hui que l’on sauve la République? fit Coudry.

– Elle est donc en danger? répliqua l’autre, et s’approchant de Mulot: Vous avez vu Carlier?

– Oui.

– Lui a-t-on apporté le morceau qu’il attendait?

– Pas encore. Mais c’est vous, le chef de la Sûreté, qui me demandez ça?

– Je suis venu ici pour m’instruire.

Et il passa, en sifflotant. Mulot haussa les épaules.

Ils entrèrent en séance pour entendre Lavobourg qui disait, d’une voix que l’on ne lui connaissait pas et d’un ton que l’on jugea peu naturel:

– Messieurs, j’ai reçu de M. Carlier une demande d’interpellation sur les mesures que compte prendre le gouvernement contre les ennemis de la République, conjurés dans le dessein avoué de renverser nos institutions par un véritable coup d’État.

Ce fut une explosion de cris, de rires nerveux, de réflexions cocasses au centre et à droite, pendant que toute l’extrême-gauche, debout, applaudissait à tout rompre.

Lavobourg agita sa sonnette d’un mouvement saccadé. Il essayait de se montrer calme, impartial et lointain, presque indifférent. La vérité était qu’il présidait comme en un rêve, ne pensant qu’au coup qui allait le frapper tout à l’heure, car il savait, non seulement qu’il avait été volé, mais surtout que la fameuse liste en tête de laquelle il se trouvait avait été dérobée chez le commandant.

Bien qu’il s’en défendît, son regard allait malgré lui à sa belle amie Sonia, la grande artiste qui l’avait jeté follement dans cette aventure. Elle dressait sa beauté de marbre entre le baron et la baronne d’Askof, ne portant pas plus d’attention à Lavobourg que s’il n’avait pas occupé le fauteuil de la présidence, adressant la parole par-dessus son épaule à un jeune homme qui n’était autre qu’un camarade de Jacques, le lieutenant Frédéric Heloni.

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