Mais Jacques, lui était toujours absent!
Et cependant avec quelle énergie il avait rassuré le matin même les plus affolés d’entre ses amis! «Rien n’était perdu!» prétendait-il, mais on ne l’avait pas revu et tous commençaient à regarder sa place vide!
Elle était tout là-haut, la place de l’absent, au dernier rang de la gauche, à la hauteur du président. Le commandant Jacques n’appartenait cependant à aucun groupe, pas même à celui des indépendants!
Soudain, comme le président du Conseil se levait à son banc et disait:
– Le gouvernement est à la disposition de la Chambre pour la discussion immédiate de l’interpellation de M. Carlier, Jacques apparut.
Aussitôt des huées partirent de l’extrême-gauche: «À bas Subdamoun!»
– À la Haute Cour! À la Haute Cour!
– Au dépôt, Jacques Ier. Décrétez-le d’accusation!
Et la voix perçante de Coudry: «Guillotinez-le!»
Tout un groupe réclamait le silence, suppliait les énergumènes de se taire, d’écouter Carlier qui était monté à la tribune.
Quant au commandant Jacques, il passa droit son chemin, écartant doucement mais d’une main sûre les députés qui grouillaient dans l’hémicycle et gravit les degrés jusqu’à sa place, sans avoir l’air d’entendre les menaces ni les injures.
Il était cependant d’aspect faible, presque fragile, mais une énergie indomptable se lisait dans son jeune regard noir, enfoncé sous l’arcade sourcilière et qui brillait par instant d’un insoutenable éclat. Il avait un fond de teint brûlé par les soleils d’Afrique et d’Extrême-Orient. Ses joues étaient creuses, le profil d’une aristocratie romaine, le visage sans un poil de barbe, les cheveux courts, la mèche en bataille. Il paraissait très jeune.
Sa taille moyenne était prise étroitement dans une redingote militaire boutonnée jusqu’au menton. Une âme de feu le soutenait, et, perçant à travers la grêle enveloppe, mettait autour de lui comme une splendeur!
– Messieurs! gronda Carlier d’une voix d’airain qui, mieux que la sonnette du président, commanda le silence. Messieurs! Je vous demande de sauver aujourd’hui la République! Une poignée de factieux a juré de la renverser!
– Vive la République! hurla Coudry. Je demande la parole!
Mulot eut toutes les peines du monde à le faire asseoir.
Carlier, à la tribune, s’était croisé les bras. On lui criait de l’extrême-gauche: «Continuez! Continuez!» Mais il n’avait point l’air de presser le mouvement.
Il s’attardait aux interruptions, attendait un silence impossible, bref, semblait vouloir gagner du temps. On s’en aperçut et, de tous les coins de la Chambre, des voix impatientes ou apeurées lui crièrent: «Des noms! Des noms!»
Il se retourna brusquement vers la gauche et lui jeta:
– Je les donnerai, moi, les noms! Je n’attendrai pas la commission d’enquête! Du reste, vous qui réclamez les noms, vous les connaissez comme moi! Vous savez quels sont les misérables qui, trahissant le mandat qu’ils ont reçu de la nation, sont prêts à mettre le pays à feu et à sang pour réaliser leur rêve monstrueux de dictature, derrière un soldat factieux que l’armée a rejeté de son sein!
Son doigt n’avait pas besoin de désigner Jacques pour que tous les yeux se tournassent vers le jeune homme, Allait-on entendre le son de sa voix? Mais Jacques ne bronchait pas. Une pareille impassibilité finit par exaspérer ses amis eux-mêmes.
– Mais répondez! Répondez donc!
Tranquillement il prenait des notes, avec un crayon d’or sur un petit calepin.
Au-dessus de lui, dans les tribunes publiques où l’on s’écrasait, mille têtes étaient penchées… Mais dans aucune de ces tribunes l’angoisse n’était plus grande que dans celle où venait de s’asseoir, au premier rang, une femme dont les admirables cheveux blancs encadraient une figure belle encore malgré les années. Ce profil qui avait conservé toute sa pureté première était celui de la marquise du Touchais, de la mère du commandant Jacques, de celle que les Dieppois appelaient autrefois la belle Cécily, lorsqu’elle était dans sa patrie d’origine et que maintenant la haute société parisienne entourait d’un respect profond.
À son côté, était assise sa dame de compagnie, qu’elle appelait «ma bonne Jacqueline» et qu’habillait un costume mi-religieux, mi-civil comme il convenait à l’ex-sœur Sainte-Marie-des-Anges, qui avait tant pleuré sur ce monstre de Chéri-Bibi, son redoutable frère.
Avec les deux vieilles dames était entrée une jeune fille, d’un charme troublant, que Sonia, placée dans la tribune, en face, ne quitta plus des yeux. C’était Mlle Lydie de la Morlière, que l’on disait fiancée au commandant Jacques.
Celui-ci écrivait toujours.
On criait de plus en plus à Carlier:
– Vos preuves! Vos preuves! Vos preuves!
Il ouvrit sa serviette pour faire prendre patience à la Chambre, cependant qu’il regardait de plus en plus fréquemment à sa gauche, du côté de la porte par où lui devait venir l’argument suprême. On lui avait dit: «Vous aurez la liste à trois heures!» et il était trois heures dix! Il commençait à avoir chaud.
– Messieurs! fit-il, en retirant un dossier de son maroquin, Messieurs! des passions ennemies de notre Constitution, des opinions subversives de l’ordre social actuel et de détestables souvenirs d’un despotisme néfaste ont jeté l’inquiétude dans les esprits!
– Assez de phrases, des preuves!
Soudain un huissier montait les degrés de la tribune et lui remettait un pli qu’il décacheta aussitôt et lut. Il montra une figure rayonnante:
– Des preuves, j’en avais, tonna-t-il, mais on vient de m’apporter la plus décisive de toutes! Je demande une suspension de séance de dix minutes!
Cette déclaration fut accueillie par des cris et par le tintamarre des pupitres.
Mais Hérisson se levait et demandait lui-même à la Chambre qu’elle accordât la suspension! La majorité désertait déjà les banquettes. Lavobourg se couvrit de son chapeau haut de forme. Il n’avait même pas eu à dire: «La séance est suspendue!» Et il descendait en s’appuyant à la rampe comme s’il était déjà blessé à mort!
Carlier avait quitté la séance. Traversant la salle des Pas-Perdus et le vestibule, on l’avait vu courir à un de ces petits bureaux-parloirs dans lesquels les députés pouvaient s’enfermer avec l’électeur en visite, recevoir leurs amis et leurs confidences.
Il fut bientôt rejoint par un individu que nul ne connaissait (pas même Cravely qui se trouva comme par hasard sur son passage, mais qui sournoisement faisait son métier): un grand diable d’aspect sévère et presbytérien dans sa longue redingote noire. Cet homme, comme Carlier, avait sous le bras une serviette en maroquin. La porte du parloir se referma sur eux et l’on attendit, dans une atmosphère de tempête.
L’impatience atteignit à l’exaspération quand on sut que le mystérieux commissionnaire à la redingote de quaker avait quitté le parloir depuis cinq minutes et que Carlier ne réapparaissait toujours point.
Il devait finir de ranger ses notes, prendre les dernières dispositions pour la suprême bataille.
Mais on trouva qu’il se recueillait trop longtemps et des amis vinrent frapper à la porte du parloir. On ne répondit pas.
Alors Malot prit sur lui d’ouvrir la porte.
Il recula d’horreur. Carlier était étendu sur la table, les vêtements défaits, le gilet ouvert, un couteau-poignard dans le cœur!
II LE CADAVRE À LA TRIBUNE
Le bruit du crime se répandit avec la rapidité de la foudre. Il y eût un si prodigieux tumulte, une telle bataille autour de ce cadavre qu’on dut faire pénétrer un peloton de gardes pour essayer de dégager les abords du parloir.
Mais ce fut en vain; rien n’empêcha les amis de Carlier d’emporter le corps sanglant de la victime vers la salle des séances où ils pénétrèrent en hurlant: «Mort aux assassins! Mort aux assassins!»
Coudry, soutenant le buste de Carlier et Mulot, qui s’était précipité tout de suite sur la serviette pour sauver les papiers s’il en était temps encore, montraient d’affreux visages décomposés par une haine héroïque.
Des cris, des poings dressés, la rage de ceux-ci, la consternation de ceux-là faisaient cortège à ce sinistre trophée qui fut déposé, au pied de la tribune, sur la table des sténographes.
Aussitôt, ses amis se massèrent autour du corps; d’autres, dans des transports frénétiques juraient de le venger; Pagès, qui avait conservé tout son sang-froid, essayait d’organiser ce désordre et s’entretenait tantôt avec le chef du gouvernement, qui avait fait mander le procureur général, et tantôt avec les questeurs, qui avaient fait fermer toutes les portes.
Mulot avait ouvert la serviette de Carlier et n’y avait rien trouvé des papiers dérobés chez Lavobourg. Aussitôt, il avait rejoint Cravely dans un couloir et le directeur de la Sûreté générale lui affirmait que pas un des complices n’échapperait et qu’ils auraient bientôt la clef de toute l’affaire, car il avait fait suivre, par un de ses plus fins limiers, le visiteur inconnu à sa sortie du parloir.
Des amis avaient conseillé à Lavobourg de ne plus se montrer s’il ne voulait pas être poignardé à son tour et sous le prétexte de le garder, Cravely, d’accord avec Joly, l’un des questeurs dont il était sûr, avait placé des agents auprès du vice-président et s’était ainsi assuré de sa personne.
C’est alors qu’un vieillard, qui avait une figure de mourant et que soutenaient les huissiers, laissa tomber ces mots du haut du fauteuil présidentiel:
– Messieurs, la séance continue.
C’était Bonchamps qui, dominant le mal mystérieux qui lui brûlait les entrailles, s’était, au bruit de l’assassinat, fait porter jusque-là pour ne point abandonner la présidence de la Chambre, en d’aussi tragiques circonstances, aux mains de la réaction.
Cette apparition inattendue, ce geste magnifique, ces paroles grandioses, ce calme suprême de la mort qu’il traînait déjà avec lui eurent le résultat immédiat d’apaiser un instant cette mer en furie.
La fureur d’un groupe qui s’était rué sur le commandant Jacques, lequel, entouré de ses amis, n’avait point bougé de son banc, resta comme suspendue.
Et la Chambre, tout entière, épouvantée de l’horrible crime, acclama le brave homme qui la rendait instantanément à la dignité d’elle-même.
Mais les acclamations se calmaient à peine que toute l’extrême-gauche se tourna vers un point unique, celui où le commandant Jacques se tenait toujours, les bras croisés; et la voix de Coudry, par-dessus toutes les autres, cria:
– L’assassin, le voilà!
– Je n’ai jamais versé le sang que sur les champs de bataille. Je demande la parole.
La phrase avait sonné comme un coup de clairon. C’était la première fois qu’on entendait cette voix et elle semblait sonner le ralliement dans un camp désemparé que l’ennemi attaquait de toutes parts. Il y eut un silence subit dans lequel éclata cette autre phrase prononcée par Hérisson qui, déjà, se disposait à gravir les degrés de la tribune:
– Je cède mon tour de parole à l’accusé.
Jacques reçut la phrase en plein cœur et on le vit blêmir encore pendant que l’extrême-gauche faisait un triomphe au président du Conseil. Cependant, il descendit d’un pas élastique vers l’hémicycle et fut, en deux bonds, à la tribune.
Là, il étendit la main au-dessus du cadavre de Carlier et s’écria:
– Je jure, sur le cadavre de Carlier, de vous retrouver son assassin. Je jure que si la commission d’enquête que vous allez nommer n’arrive point à faire la lumière sur ce crime, que je hais, je la ferai moi-même. Je jure que si vos commissaires et vos magistrats sont impuissants à découvrir la vérité, je n’aurai de cesse, moi, que je ne vous l’aie apportée, ici, dans mes deux mains qui ne connaissent point ce poignard, et qui n’ont jamais porté que l’épée de la France!
À ces mots, la moitié de la Chambre partit en bravos prolongés et il sembla bien qu’un grand nombre des partisans de Jacques se trouvaient comme soulagés d’un poids immense.
La voix de Mulot s’éleva:
– On a assassiné Carlier pour lui voler les papiers Lavobourg qui ne sont plus dans son portefeuille.
– Vous saviez donc, monsieur Mulot, que l’on avait volé M. Lavobourg? reprit Jacques du Touchais, et sans doute connaissez-vous le voleur? Eh bien! Vous êtes plus avancé que nous, qui ignorons l’assassin de Carlier. La pince-monseigneur a commencé, le poignard continue. Mais je jure que mes amis et moi sommes à l’écart de toutes ces ignominies. Et je vais vous dire pourquoi. Parce qu’il nous était indifférent, à mon ami Lavobourg et à moi, qu’on lût à cette tribune un papier sur lequel on avait tracé un semblant de Constitution. Est-il donc inconstitutionnel de vouloir réviser la Constitution? Vous tous, qui criez si fort, avez été en d’autres temps les premiers à la réclamer. Tous les bons citoyens la demandent aujourd’hui.
– Pour renverser la République! hurla Coudry.
– La République, qu’en avez-vous fait? Qu’avez-vous fait de cette France qui, si courageusement, s’était relevée des plus effroyables déchirements? Qu’avez-vous fait de cette nation qui étonnait l’Europe par sa prospérité constante et l’éclat de ses vertus?
– Et vous, que voulez-vous faire de la République? Pourriez-vous nous le dire?
– Je veux vous en chasser!
Ce fut terrible. Il y eut dans les dernières travées de l’extrême-gauche comme un raz de marée; une vague rugissante, un flot furieux déferla dans l’hémicycle et rebondit jusqu’à la tribune. Des poings levés, des coups, des figures hideuses, des bouches vociférantes pendant que dans les tribunes publiques des femmes clamaient leur effroi. Jacques avait été arraché de là-haut comme une plume, et il se retrouva en bas, les vêtements déchirés, le visage en sang et certainement il eût couru le risque d’être mis en pièces si tout à coup n’étaient arrivés, telle une trombe, trois personnages qui, comme des chats, avaient sauté des tribunes: le lieutenant Frédéric et deux énormes gaillards qui, si nous osons dire, dispersèrent le rassemblement «en cinq sec».