– Oh! Jacques n’avait besoin de personne! répliqua-t-elle vivement et en commençant de regarder plus attentivement son interlocuteur, ce qui l’amena à s’écarter légèrement.
– Jacques n’avait besoin de personne, répliqua-t-il, le croyez-vous? le croyez-vous vraiment?
Elle vit son masque dur. Pour rien au monde elle n’eût voulu le froisser, ni surtout le perdre dans ces minutes précieuses où Jacques avait plus que jamais besoin de tous ses collaborateurs.
– Mon cher, je vous dis que Jacques était assez grand pour se diriger tout seul, mais loin de moi la pensée d’oublier tout ce que vous avez fait pour lui!
– Et pour vous, tout est là! Il ne s’agit plus de Jacques, maintenant, mais de nous deux, uniquement de nous deux.
En prononçant ces derniers mots pleins d’audace et de menaces, il lui avait pris sa belle main qu’elle se garda de lui retirer… et il baisait le bout des doigts avec une humilité parfaite.
– Vous êtes un grand fou, dit-elle, et vous me prenez fort au dépourvu avec votre déclaration. Je ne pense plus qu’à la politique, moi. Laissez-moi un peu me reconnaître au milieu de tous ces événements et quand nous aurons triomphé, n’est-ce pas? eh bien! mais, ma foi, il sera encore temps de parler de tout cela!
Et elle se leva, mais elle fut étonnée de constater qu’il ne la regardait plus… ses yeux s’étaient détournés d’elle pour se fixer avec une haine indicible sur le nouveau personnage qui faisait son entrée dans le salon: C’était la nouvelle idole!
– Monsieur le commandant Jacques du Touchais! annonça le valet, Monsieur le lieutenant Frédéric Héloni.
Ils furent entourés tout de suite, félicités. Et pendant qu’on congratulait ainsi l’homme du jour, Sonia se disait: «Mon Dieu! ils le détestent tous! Il n’y a que moi qui l’aime!»
Mais Jacques s’en fut à elle et elle ne pensa plus qu’à lui plaire et à lui sourire. Malheureusement, il paraissait distrait.
Frédéric résumait à Mme d’Askof les journaux du soir qui, depuis quelque temps, étaient presque tous favorables au commandant. Ainsi, ces feuilles racontaient-elles, sans la moindre hésitation, que Carlier, ne pouvant apporter les preuves promises, s’était suicidé et que l’extrême-gauche, furieuse de la disparition de son leader, s’était ruée tout entière sur le commandant Jacques.
Enfin, elles complétaient ce tableau tragique en annonçant que Bonchamps, vaincu par tant d’émotion, s’était affaissé au fauteuil présidentiel, pour ne plus se relever.
On annonça que «Madame était servie» et l’on passa dans la salle à manger.
Chose extraordinaire: le commandant se montra gai… Il racontait avec des détails amusants la scène du pugilat dont il avait failli être victime.
– Ah! ils auraient pu vous tuer! fit Lespinasse. Songez que vous veniez de leur dire que vous vouliez les chasser du Parlement.
– Il paraît que Pagès prépare un grand discours pour lundi, fit Jacques avec un singulier sourire… un discours dans lequel il fera le procès de cette République dont j’ai parlé de l’exiler!
Et que lui répondrez-vous? demanda effrontément Caze. L’utopie en politique commence où le roi finit!
– Je vous donne rendez-vous lundi, monsieur, fit assez sèchement le commandant, et vous me direz alors si ma réponse vous plaît!
Puis, se tournant vers Michel et Barclet qu’il avait un immense intérêt à ménager:
– Nous avons raison, messieurs, la République a été détournée de ses destinées. Il s’agit de la sauver de ces hommes et de la ramener dans le droit chemin. Il s’agit aussi de faire en sorte qu’elle ne retombe plus dans les mêmes erreurs et pour cela, que faut-il? Ajouter quelques paragraphes à une Constitution qui, somme toute, est excellente!
Autour de lui, on s’étonna et l’on cessa de manger pour l’écouter: c’était la première fois qu’il daignait s’étendre en public sur cette question et chacun tâchait à démêler dans ses paroles ce qu’il fallait prendre et ce qu’il fallait laisser pour connaître enfin «le système du commandant!»
Et Jacques, d’une voix claire, parfois stridente et impérieuse, exposa son projet d’une Constitution comme il l’envisageait, vigoureuse et opérante et qui mettrait les responsabilités à la tête du gouvernement, dans les mains du chef de l’État.
Il termina son long exposé au milieu des approbations. Puis il fit signe à Sonia Liskinne de se lever.
Il trouvait qu’il y avait assez longtemps qu’on était à table. Il avait dit ce qu’il avait voulu dire. Et il savait que tout ce qu’il avait dit serait dans tous les journaux le lendemain matin. Maintenant il n’avait pas de temps à perdre. Ces gens ne l’intéressaient plus.
Il salua ces dames et sortit, accompagné de Sonia.
Dans le petit salon désert qu’ils traversaient, elle lui étreignit les mains.
– Oh! mon ami, mon ami! fit-elle en l’enveloppant de son irrésistible regard d’amour qui lui servait généralement pour la grande scène du deux, car, même quand elle était sincère, elle ne cessait jamais tout à fait d’être la grande comédienne… comme je vous aime ainsi! Comme vous avez été beau à la Chambre! Et comme vous leur avez parlé ici! Je vous admire: aux soldats, vous parlez comme un grand capitaine, aux politiciens, vous tenez le langage de la plus pure politique!
– Vous croyez! J’imagine, Sonia, répondit-il assez brusquement, que vous n’y entendez rien. Je viens de leur parler comme un caporal. Et c’est ce qui les séduit, ma chère.
– Vous avez encore raison. C’est moi qui suis une sotte.
– Non, vous êtes ma plus utile collaboratrice. Je ne pourrais rien sans vous.
– Alors, récompensez-moi. Souriez-moi. Vous ne m’avez même pas regardée ce soir. Dites-moi que je suis jolie, que ma toilette vous plaît!
– Vous êtes adorable, adieu!
– Vous viendrez travailler cette nuit?
– Oui, je ne m’accorde pas une minute de repos, pendant quarante-huit heures. Prévenez Askof. Ah! à propos! ce pauvre Lavobourg m’a bien l’air affaissé! Dites-lui donc qu’il sorte une autre mine.
– Dieu! que vous êtes méchant! Vous n’avez pas un mot aimable pour vos vrais amis.
À ce moment, un domestique, montant du vestibule, présenta au commandant un pli sur un plateau.
Jacques décacheta, fébrile, lut et demanda une bougie à la flamme de laquelle il brûla la missive. Il était redevenu instantanément calme et souriant.
– C’est bien? interrogea-t-elle.
– C’est parfait! répondit-il. Mon vieil ami, le général Mabel, commandant la place de Versailles, qui était un peu souffrant ces jours-ci, m’annonce qu’il est maintenant tout à fait d’aplomb.
Et il se sauva, sans plus de démonstration, la laissant toute pensive…
À elle aussi, il faisait un peu peur, cet homme qui semblait avoir le don de frapper à mort ceux qui lui faisaient obstacle et de rendre la santé à ceux dont il avait besoin!
V M. PETIT-BON-DIEU FILS
Derrière le boulevard Pereire, à deux pas de l’entrepôt du chemin de fer et des fortifications, se trouvait un cabaret qui avait la permission de rester ouvert toute la nuit.
Il devait cette faveur exceptionnelle à cette proximité de l’entrepôt où le travail ne cessait jamais tout à fait, avec ses locomotives que l’on entendait siffler à toute heure et le bruit du fer battu qui montait dans les ténèbres, percées çà et là des feux des forges.
Ce débit, de bien modeste apparence, avait pour enseigne:
MAISON PETIT-BON-DIEU FILS
Les employés qui avaient terminé leur besogne aux barrières venaient chez M. Petit-Bon-Dieu fils vider un verre et manger une croûte avant de rentrer chez eux.
Cette nuit-là, celle où nous avons fait connaissance, dans l’hôtel du boulevard, des amis de la belle Sonia, le cabaret était plein.
Il y avait de la tabagie dans cette pièce mais il y avait surtout du silence.
En somme, c’était ce silence qui eût pu paraître étrange; car enfin, il eût été si naturel que ces braves gens s’entretinssent entre eux d’événements qui bouleversaient tout Paris! mais ils n’en disaient mot, accablés sans doute par les travaux du jour.
Derrière le comptoir, le patron se tenait, les yeux mi-clos. C’était un gros endormi. Il était rond comme une barrique, tout jeune encore, une trentaine d’années, et rappelait par ses formes et son caractère emporté et cruel, sous des dehors bonasses, le fameux Petit-Bon-Dieu, son père, célèbre pour son compagnonnage en France avec le terrible Chéri-Bibi connu de l’Europe entière.
Petit-Bon-Dieu fils était né en prison, à Paris, d’une dame qui avait beaucoup aimé son père, et qui avait élevé le rejeton du bagnard dans l’admiration des hauts faits de Petit-Bon-Dieu père, victime, naturellement, de la société.
Elle lui avait appris plus tard comment le père évadé, installé sous un faux nom, cabaretier à Dieppe où ils devaient tous deux aller le rejoindre, avait été assassiné avec quelques camarades dans des conditions restées tout à fait mystérieuses.
Petit-Bon-Dieu fils avait juré de venger Petit-Bon-Dieu père, mais c’est en vain qu’il avait interrogé les escarpes avec lesquels sa chère maman n’avait point rompu toute relation.
Ceux-ci n’avaient pu lui donner aucun renseignement sérieux. La mère morte, le jeune homme continua de porter ce nom de Petit-Bon-Dieu comme un défi à la société.
Nous avons dit que le fils avait tous les défauts du père, mais il en avait un en plus qui devait le sauver de tous les autres et auquel il dut de tenir son rang dans le monde.
Après avoir ouvert à Paris des portières, il avait servi humblement dans des débits de bas étage. Il amassait toujours et depuis longtemps aurait pu s’établir à son compte, mais l’idée de toucher à son trésor le faisait hésiter devant la moindre entreprise.
Or, sur ces entrefaites, un vieux bonhomme, qu’il voyait depuis quelques mois vendre des olives et des cacahuètes dans les établissements de nuit et à la terrasse des débits, entra en conversation avec lui et lui parla de son père qu’il avait, racontait-il, beaucoup connu autrefois.
Il lui dit même qu’il savait comment Petit-Bon-Dieu père était mort; enfin, il promettait de lui fournir tous les éléments d’une belle vengeance si lui, Petit-Bon-Dieu fils, consentait à entrer dans une combinaison qu’il lui ferait connaître en temps et lieu. Pour le moment, il n’aurait qu’à s’établir marchand de vin et à s’installer dans un fonds qu’on lui offrait pour rien.
– Pour rien, c’est très beau, mais si je fais faillite!
– Tu ne feras pas faillite! Tu recevras cent louis par mois, et c’est moi-même qui te les compterai!
– Tope-là! s’écria Petit-Bon-Dieu!
– Seulement, faudra point faire le curieux, avait ajouté cet extraordinaire marchand de cacahuètes, et surtout, faudra pas interroger le client! T’auras qu’à dormir derrière le comptoir!
– Ça me va!
– Ah! si par hasard, tu t’étonnais un peu trop haut, devant des amis du dehors ou devant «la rousse», par exemple, de ce qui se passe chez toi, je ne te cache pas que je ne donnerais pas deux sous de ta peau!
– Brrr! fit Petit-Bon-Dieu. Voilà qui n’est guère rassurant. Écoutez, monsieur le marchand de cacahuètes, dans ces conditions-là, ce sera cent cinquante louis par mois.
– Je te les accorde, répliqua l’autre tout de suite, je te les accorde parce que je louerai au premier étage de ton établissement une chambre dans laquelle tu n’entreras jamais et dans laquelle tu laisseras pénétrer tous ceux qui, en passant, déposeront sur ton comptoir le nombre de cacahuètes voulu.
– Combien de cacahuètes?
– Le nombre en changera tous les jours! Tous les jours, tu recevras le mot d’ordre! Maintenant, encore une recommandation, à partir d’aujourd’hui, ne m’adresse jamais la parole.
– Et comment connaîtrai-je le mot d’ordre?
– Tous les jours, tu me verras venir chez toi, tantôt à une heure, tantôt à une autre. Je déposerai sur ton comptoir le nombre de cacahuètes qu’il faudra apporter pour passer ce jour-là.
– Compris! et les cent cinquante louis?
– Chaque mois, je déposerai devant toi, sur le comptoir, un cornet de cacahuètes dans lequel se trouveront les trois mille francs.
Nous savons maintenant dans quelles extraordinaires conditions M. Petit-Bon-Dieu s’était tout à coup établi marchand de vins.
Le curieux bistro s’était d’abord imaginé qu’il avait eu affaire, dans le marchand de cacahuètes, à un intermédiaire chargé de trouver dans les bas-fonds cosmopolites un personnage complaisant pour tenir l’une de ces maisons, où, dans l’arrière-boutique, se glisse la pègre. La pièce qui lui avait été louée au premier étage, et qui était munie de serrures compliquées dont il n’avait jamais eu la clef, devait servir de refuge, dans son idée, aux plus crapuleux conciliabules. Or, quel n’avait pas été son étonnement de constater que son établissement n’était fréquenté que par de braves ouvriers, d’honnêtes cheminots et de tranquilles employés d’octroi!
En vérité, il se félicitait d’une pareille aventure car il gagnait facilement son argent. Et jamais une bataille, jamais une querelle, jamais de gros mots! Bien mieux, tous ces gens-là étaient quasi muets.
Comme Petit-Bon-Dieu considérait le spectacle réconfortant de son débit, prospère, la porte d’entrée fut poussée et un misérable vieillard courbé et déformé par les ans fit son entrée.