Le Coup Détat De Chéri-Bibi - Leroux Gaston 7 стр.


Il portait la tête si rapprochée de terre que son dos en paraissait bossu; il était pauvrement vêtu d’un complet de velours râpé et tout rapiécé aux genoux et aux coudes. L’un de ses longs bras supportait un petit baquet de bois séparé en deux compartiments pleins, l’un d’olives, l’autre de cacahuètes.

Une casquette était enfoncée sur son crâne chauve. Quant à sa figure, on était presque toujours dans l’impossibilité de l’apercevoir, tant à cause de la position qu’elle occupait qu’à cause d’un énorme cache-nez gris de fer, tout élimé, qui en faisait plusieurs fois le tour.

Parfois ce lamentable individu levait un peu la tête et alors on voyait, au-dessus du cache-nez, une énorme paire de lunettes noires qui eût fait rire si le regard qui parvenait à percer ces verres opaques n’eût point fait peur.

Chose curieuse, tous les clients, ce soir-là, aimaient les cacahuètes et il en distribua pour quelques sous, à chacun, un petit paquet. Sur certaines tables, il déposa, par-dessus le marché, ici, deux cacahuètes, là, quatre, plus loin cinq.

Il arriva ainsi près du comptoir, et, devant Petit-Bon-Dieu, compta sept cacahuètes. Après quoi, il s’en retourna.

Certaine nuit, Petit-Bon-Dieu, intrigué, et manquant à la parole du contrat qui le liait, s’était montré curieux de savoir ce qu’était et où se rendait, en sortant de chez lui, l’extraordinaire vieillard.

Et il était sorti derrière lui, le suivant prudemment, tandis que le bonhomme remontait vers la rue de Rome.

Or, comme Petit-Bon-Dieu fils arrivait au coin de la rue Cardinet, il avait été assailli par une bande de vauriens qui déjà avaient sorti leurs couteaux.

Heureusement que le marchand de cacahuètes était arrivé pour le délivrer: «Laissez-le donc, leur avait-il dit. Monsieur est de mes amis.»

Le lendemain, Petit-Bon-Dieu avait une ration supplémentaire de cacahuètes dans un cornet de papier, et sur le cornet lui-même il avait pu lire cette phrase soigneusement dactylographiée: «La prochaine fois, je les laisserai faire!» Il se l’était tenu pour dit.

Après le départ du marchand, quelques-uns des clients s’en allèrent. D’autres se mirent à lire des journaux en regardant de temps en temps l’heure qu’il était.

À deux heures et demie du matin la porte du cabaret fut ouverte par un homme habillé comme un artiste, dont les épaules étaient recouvertes d’une cape très ample rejetée sur l’épaule et lui cachant une partie du visage. Le chapeau de feutre rabattu lui cachait l’autre.

Il traversa la pièce, s’arrêta une seconde au comptoir, déposa sous le nez de Petit-Bon-Dieu sept cacahuètes et entra dans l’office.

Là, il y avait un escalier en tire-bouchon qui grimpait à l’étage supérieur. L’homme eut vite fait de l’escalader; et bientôt il se trouva en face d’une porte dont il lui fallut ouvrir les trois serrures. Ceci fait, il entra dans une salle uniquement meublée d’une table ronde, d’un buffet et de quelques chaises de paille. Au mur, un porte-manteau.

L’homme, après avoir allumé une petite lanterne sourde, y suspendit son feutre et sa cape. Puis il s’en fut au buffet, en ouvrit les deux battants et les referma sur lui.

Il était enfermé dans ce buffet vide, dont le fond se déploya instantanément sur un geste qui commanda un déclic.

L’homme se courba et glissa dans une sorte de couloir qu’il referma derrière lui en mettant en jeu un mécanisme dont il paraissait connaître depuis longtemps l’usage.

Aussitôt, il s’en fut rapidement jusqu’au bout du couloir qui était des plus étroits. Là encore, il eut à ouvrir une porte. Il passa, referma la porte, éteignit sa lanterne sourde, et allongeant le bras, sa main rencontra un commutateur qu’il tourna.

VI INCIDENT

L’homme était dans un décor des plus gracieux, des plus riches et des plus galants. Il était dans le boudoir de la belle Sonia et cet homme, c’était Jacques.

Jacques se mit immédiatement au travail sur une petite table signée de Boule, entre un grand paravent de Coromandel qui se déployait devant la porte de la chambre à coucher et une coquette bibliothèque pratiquée dans la vieille boiserie grise, style Marie-Antoinette.

Ça n’était pas une chose banale que le spectacle de cet homme travaillant à bouleverser l’État par le plus prodigieux des coups de force, dans ce boudoir charmant où flottaient les parfums les plus délicats, sanctuaire de l’amour transformé en officine politique.

Jacques avait tiré de la poche intérieure de son vêtement deux longs portefeuilles qu’il avait vidés sur la table.

Il y avait là plusieurs centaines de feuillets, les uns à en-tête de la Chambre des députés, les autres à en-tête du Sénat.

Sur ces feuillets où s’étalaient des formules imprimées, il apparaissait des blancs que Jacques remplissait d’une écriture rapide.

Soudain, il leva la tête: un pas traversait le salon à côté et on introduisait une clef dans la serrure de la porte qui donnait sur cette pièce.

Sonia parut.

– Je vous sais gré de me rejoindre si tôt. Voulez-vous m’aider? dit-il; D’où venez-vous?

Et se remettant à écrire:

– Les domestiques, votre femme de chambre?

– Ils dorment. Vous savez bien que vous m’avez habituée à me passer de tout service depuis que vous m’avez «envahie»! Seulement, mon cher, ce soir, avant de partir, il faudra que vous m’ôtiez quelques agrafes!

Il la regarda. Elle laissa tomber son manteau et elle se montrait à lui telle qu’il ne l’avait pas encore vue, et cependant telle qu’elle avait été toute la soirée, dans une robe audacieuse qui avait fait sensation; mais jusque-là, en vérité, il avait été tellement préoccupé qu’en paraissant la voir il ne l’avait pas regardée…

– Sapristi! fit-il, il est étonnant qu’étant habillée de la sorte vous ayez encore besoin de quelqu’un pour vous déshabiller!

– Toujours aimable!

– Je vous ai demandé où vous êtes allée. Vous avez dû avoir un certain succès!

– Bast! fit-elle, on ne s’occupe que de vous! Nous sommes allés un instant à Magic, au bal d’Ispahan, avec Martinez et Lucienne Drice, puis on a soupé au dancing. Je voulais tâter le pouls de l’opinion.

– J’imagine qu’elle n’est point trop mauvaise?

– Très bonne! On ne parle que de «vos assassinats»… et l’on dit: «Il est très fort. Rien ne l’arrête!»

– J’espère que vous ne croyez point à toutes ces stupidités!

– Eh! eh! mon cher! est-ce que je sais, moi? Je vous connais si peu!

Elle était venue à lui, de sa démarche lente, royale, harmonieuse, et s’était assise près de lui, son corps le frôlant; et il était irrité par le chaud parfum de cette belle femme dans un moment où il avait besoin de tout son sang-froid.

– Comme vous froncez les sourcils! dit-elle. Je vous gêne?

– Oui, vous êtes vraiment trop belle!

– C’est le premier compliment de la journée. Maintenant, je puis me retirer?

– Non, restez! J’ai besoin de vous. Et ne soyez plus coquette pendant… pendant simplement vingt-quatre heures!

– Ce sera long! Mais que ne ferais-je pas pour vous? Allons! Je vous le promets! Parlons donc de choses sérieuses.

Et, instantanément, elle lui montra un masque grave, d’une beauté intelligente et sévère, dans l’encadrement des merveilleux colliers de perles qui faisaient le tour de son opulente chevelure d’or, glissaient de ses oreilles, encerclaient son cou, retombaient sur sa chair d’albâtre en girandoles.

Au-dessus de la table, elle avait joint ses mains longues, chargées de bagues, habiles à éprouver le bronze, l’ivoire, la soie, les belles étoffes, glissa entre elles un porte-plume.

– Écrivez, comme moi, sur tous ces feuillets, dans ces vides, ces mots: «Ce matin, lundi, cinq heures!» Puisque Askof n’est pas là, il faut bien que vous me serviez de secrétaire! Pourquoi n’est-il pas là, Askof?

– Parce que je lui ai dit que vous ne lui donneriez rendez-vous qu’à trois heures et demie du matin! Je voulais vous parler de cet homme avant que vous le revoyiez! Méfiez-vous de lui, mon cher ami… Il vous déteste… Il vous déteste parce qu’il m’aime…

– Je ne vois pas, exprima Jacques d’une façon froidement évasive qui serra le cœur de la belle Sonia… je ne vois pas, en vérité, la relation…

– Oh! je sais! je sais! Je sais que vous ne m’aimez pas. Mais il s’est peut-être imaginé que je vous aimais… et peut-être s’est-il imaginé aussi que vous m’aimiez!

– Ensuite? Ma belle amie, vous me stupéfiez. Le baron d’Askof sait que je suis fiancé depuis longtemps et il me connaît assez pour ne pas me faire l’injure de croire que si j’avais levé les yeux sur une personne comme vous, Sonia, qui êtes la plus belle et la plus intelligente des femmes, mon dessein n’aurait pas été de vous consacrer ma vie! Or, ma vie ne m’appartient plus!

Il avait prononcé toutes ces phrases rapidement, tout en continuant de travailler.

Quand il avait parlé de sa fiancée, le porte-plume avait tremblé dans les mains de Sonia…

– Enfin, poursuivit-il sans lever la tête, est-ce que mon attitude, toujours des plus correctes…

– Dites: des plus froides… corrigea-t-elle… Nous avons toujours l’air, quand nous sommes ensemble, de deux hommes d’affaires… Vous n’avez pas toujours été ainsi.

– Quoi?

– Oui, au début de nos relations, quand il s’agissait pour vous de me conquérir… Oh! de me conquérir à vos projets, de faire de moi votre chose dans le but d’accomplir votre dessein… rappelez-vous comme vous étiez galant, empressé… Mon cher, d’autres qu’Askof ont pu vous croire épris, moi, toute la première…

– Allons donc, vous voulez rire! Excusez-moi, Sonia, je dois vous paraître un peu…

– Oui, un peu brutal…

– Merci, je méritais un autre mot, mais vous êtes une femme trop supérieure pour n’avoir pas compris, dès le premier jour, qu’il ne pouvait y avoir dans ma pensée de place pour l’amour, à l’heure où elle était si entièrement, si férocement prise par l’abominable politique.

– Eh bien! mon cher, sans doute que vous me voyez plus supérieure que je ne le suis en réalité car… (ce disant, elle s’était levée et, dérangeant quelques livres dans la bibliothèque, elle avait glissé sa main dans une cachette profonde)… car, lorsque je recevais les billets que voici; j’ai eu la naïveté de vous croire amoureux, oui, mon cher!

Et elle jeta devant lui un sachet parfumé dont quelques lettres s’échappèrent. Il les parcourut, sourit et dit: «C’est pourtant vrai!»

– Vous me mentiez donc! Il n’y avait pas un mot sincère dans tous ces jolis compliments!

– Non, Sonia, je ne vous mentais pas! Si vous voulez absolument que je vous répète ce que je vous écrivais alors, je vous dirai encore: «Sonia, vous êtes adorable!» Et c’est même à cause de cela que je ne vous l’ai plus écrit! J’ai eu peur de vous adorer, ma chère amie, voilà toute l’histoire.

– Jacques, continua-t-elle d’une voix grave, j’ai vu aujourd’hui Mlle de la Morlière à la Chambre. Savez-vous bien qu’elle est jolie? Très jolie.

Jacques ne répondait pas… Il fronçait terriblement les sourcils. Elle eut l’incroyable courage de lui demander:

– Vous l’aimez, n’est-ce pas?

– Oui, répliqua l’autre, brusque et furieux.

Sonia n’avait pas bougé. Deux lourdes larmes coulaient maintenant le long de ses belles joues.

Alors, elle aussi, se mit à écrire… à écrire…, et puis ce fut elle qui reprit la parole, d’une voix qu’elle essayait d’affermir.

- Je vois, dit-elle, que c’est pour lundi, cinq heures du matin, ce jour-là vous triompherez, ou nous serons séparés pour toujours ou réunis dans la mort, ce qui est la même chose, car je ne vous survivrai pas. La vie m’ennuierait trop après des heures pareilles, excusez-moi donc, mon ami, si avant cette minute tragique j’ai voulu savoir… Je ne me reprocherai pas de vous avoir détourné uneseconde de votre but et je me déclarerai satisfaite de ce triste entretien, s’il a pu vous mettre en garde contre Askof.

– C’est lui d’abord, interrompit Jacques, qui nous a fait connaître l’un à l’autre et, de cela, je lui serai éternellement reconnaissant. C’est lui qui a imaginé de faire communiquer votre hôtel avec ce débit de boissons et de faire creuser une porte dans le mur de mon appartement de l’avenue d’Iéna de telle sorte que, lorsqu’on me croit chez moi, je suis tranquillement ici, à démolir la Constitution, aidé par la plus aimable et la plus dévouée des secrétaires! C’est Askof encore qui a trouvé ce curieux moyen de communiquer entre nous, grâce au plus amusant et au plus insoupçonné des mots d’ordre «le truc des cacahuètes!»

– Oh! depuis que la liste volée nous est revenue dans un cornet de cacahuètes, vos cacahuètes m’épouvantent!

– Finissons-en avec ces bulletins, voulez-vous? Puisqu’il est entendu que nous nous méfions maintenant d’Askof, il est inutile, quand il viendra tout à l’heure, qu’il les voie…

– Mais comment ferez-vous parvenir ces bulletins de convocation? demanda Sonia, vous ne les confierez pas à la poste?

– Jamais de la vie! C’est à vous que je les confierai! C’est par votre entremise qu’ils parviendront à leur adresse. Il n’y a encore que vous et moi qui connaissions l’heure exacte à laquelle j’ai fixé l’extraordinaire convocation des Chambres. Ma chère amie, vous ferez signer ces bulletins par Lavobourg dans la journée de dimanche; sa signature légalisera en quelque sorte cette exceptionnelle convocation et déterminera les plus hésitants… Mais, comprenez-moi bien! À partir de la minute où Lavobourg aura signé, il ne faudra plus que Lavobourg vous quitte! Car alors nous serons trois à connaître l’affaire et je trouve que c’est beaucoup, mais, au fond, si Lavobourg ne vous quitte pas et si vous ne cessez de le surveiller, je serai tranquille.

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