Alphonse Daudet
Jack
MŒURS CONTEMPORAINES
Parution en feuilleton dans Le Moniteur universel
du 15 juin au 2 octobre 1875
E. Dentu, 1876.
CE LIVRE DE PITIÉ,
DE COLÈRE ET D’IRONIE
EST DÉDIÉ
À GUSTAVE FLAUBERT
MON AMI ET MON MAÎTRE
ALPHONSE DAUDET
PREMIÈRE PARTIE
I LA MÈRE ET L’ENFANT
Par un K, monsieur le supérieur, par un K! Le nom s’écrit et se prononce à l’anglaise… comme ceci, Djack… Le parrain de l’enfant était anglais, major général dans l’armée des Indes… lord Peambock… Vous connaissez peut-être? un homme tout à fait distingué et de la plus haute noblesse, oh! mais, vous savez, monsieur l’abbé, de la plus haute… Et quel valseur!… Il est mort, du reste, d’une façon bien affreuse, à Singapore, il y a quelques années, dans une magnifique chasse au tigre qu’un rajah de ses amis avait organisée en son honneur… Ce sont de vrais monarques, il paraît, ces rajahs… Celui-là surtout est très renommé là-bas… Comment donc s’appelle-t-il?… attendez donc… Mon Dieu! J’ai son nom au bout de la langue… Rana… Rama…
– Pardon, madame; interrompit le recteur, souriant malgré lui de cette volubilité de paroles et de ce perpétuel sautillement d’une idée à une autre… Et après Jack, qu’est-ce que nous mettrons?
Accoudé sur le bureau où tout à l’heure il écrivait, la tête légèrement inclinée, le digne prêtre regardait d’un coin d’œil aiguisé de malice et de pénétration ecclésiastique la jeune femme assise devant lui avec son Jack (par un K), debout à côté d’elle.
C’était une élégante personne d’une mise irréprochable, bien au goût du jour et de la saison, – on était en décembre 1858; – il y avait même dans le moelleux de ses fourrures, dans la richesse de sa toilette noire et l’originalité discrète de son chapeau, le luxe tranquille de la femme qui possède une voiture et qui passe de la netteté de ses tapis aux coussins de son coupé sans subir la transition banale de la rue.
Elle avait la tête très petite, ce qui fait paraître les femmes toujours plus grandes, un joli visage duveté comme un fruit, mobile, souriant, illuminé par deux yeux naïfs et clairs et des dents très blanches, montrées à tout propos. Cette mobilité de ses traits semblait extrême, et je ne sais quoi dans cette physionomie plaisante, peut-être la lèvre inférieure légèrement détendue par un perpétuel besoin de parler, peut-être le front étroit sous le brillant des bandeaux, indiquait l’absence de réflexion, un esprit un peu borné, et expliquait les parenthèses ouvertes à tout moment dans la conversation de cette jolie personne, comme ces petits paniers japonais de grandeur calculée qui rentrent tous les uns dans les autres, et dont le dernier est toujours vide.
Quant à l’enfant, figurez-vous un bambin de sept à huit ans, efflanqué, poussé trop vite, habillé à l’anglaise comme le voulait le K de son nom de Jack, les jambes à l’air, une toque à chardon d’argent et un plaid. Le costume était peut-être de son âge, mais il semblait en désaccord avec sa longue taille et son cou déjà fort. Ses mollets musclés et gelés dépassaient de chaque côté son ajustement grotesque dans un élan maladroit de croissance en révolte. Il en était embarrassé lui-même. Gauche, timide, les yeux baissés, il glissait de temps en temps sur ses jambes nues un regard désespéré, comme s’il eût maudit dans son cœur lord Peambock et toute l’armée des Indes qui lui valaient d’être affublé ainsi.
Physiquement, il ressemblait à sa mère, avec quelque chose de plus fin, de plus distingué, et toute la transformation d’une physionomie de jolie femme à celle d’un homme intelligent. C’était le même regard, plus profond, le même front, mais élargi, la même bouche resserrée par une expression plus sérieuse.
Sur le visage de la femme, les idées, les impressions glissaient sans laisser une trace ni une ride, avec tant de hâte, si vite chassées l’une par l’autre, qu’elle semblait toujours garder dans ses yeux l’étonnement de leur fuite. Chez l’enfant, au contraire, on sentait que la pensée était à demeure, et même son air un peu trop réfléchi eût inquiété, s’il n’avait pas été joint à une certaine paresse d’attitudes, un alanguissement de tout ce petit être, les mouvements câlins et timides du garçon élevé dans les jupes de sa mère.
En ce moment, appuyé contre elle, une main glissée dans son manchon, il l’écoutait parler, plein d’une admiration muette, et de temps en temps regardait le prêtre et tout ce qui l’entourait d’un air curieux, comprimé et craintif.
Il avait promis de ne pas pleurer.
Quelquefois cependant un soupir étouffé, comme le reste d’un sanglot, le secouait des pieds à la tête. Alors le regard de la mère se posait sur lui, et semblait dire:
«Tu sais ce que tu m’as promis…» Aussitôt l’enfant refoulait son soupir et ses larmes; mais on sentait en lui un grand chagrin, cette cruelle impression d’exil et d’abandon que la première pension cause aux petits qui ont vécu tard près du foyer.
Cette investigation de la mère et de l’enfant, que le prêtre avait faite en quelques minutes, aurait pu satisfaire un observateur superficiel; mais le père O… qui dirigeait depuis plus de vingt-cinq ans l’aristocratique institution des Jésuites de Vaugirard, était trop au courant du monde, il connaissait trop bien la haute société parisienne et toutes ses nuances de langage et de tenue, pour ne pas avoir deviné dans la mère du nouvel élève qui lui arrivait une cliente d’un genre particulier.
L’aplomb avec lequel elle était entrée dans son cabinet, aplomb trop visible pour être vrai, sa façon de s’asseoir en se renversant, ce rire jeune un peu forcé qu’elle avait, et surtout ce flot de paroles débordantes sous lequel on aurait dit qu’elle dissimulait l’embarras d’une pensée cachée, tout mettait le prêtre en méfiance. Malheureusement, à Paris, les mondes sont si mêlés, la communauté des plaisirs, des toilettes, des promenades, a fait la ligne de démarcation si mince et si facilement franchie entre les femmes à la mode de la bonne et de la mauvaise société, entre une lorette qui se tient et une marquise qui s’abandonne, que les plus experts, à première vue, peuvent s’y tromper; et voilà pourquoi le prêtre considérait cette femme avec tant d’attention.
Ce qui déconcertait surtout son examen, c’était le décousu de la conversation. Comment avoir le temps de se reconnaître au milieu de ces caprices, de ces volte-face, de ces bonds d’écureuil en cage? Pourtant son jugement, qu’on essayait peut-être de dérouter, était déjà à moitié fait. L’attitude embarrassée de la mère, quand il lui demanda quel était, avec Jack, l’autre nom de l’enfant, acheva de le fixer.
Elle rougit, se troubla, hésita une seconde.
– C’est vrai, dit-elle, excusez-moi… Je ne me suis pas encore présentée… Où donc ai-je la tête?
Et tirant de sa poche un mignon porte-cartes en ivoire, parfumé comme un sachet, elle y prit une carte sur laquelle s’étalait en lettres allongées ce nom souriant et insignifiant:
IDA DE BARANCY
Le recteur eut un singulier sourire.
– C’est aussi le nom de l’enfant? demanda-t-il.
La question était presque impertinente. La dame le comprit, se troubla encore davantage et cacha son embarras sous un grand air de dignité:
– Mais… certainement, monsieur l’abbé… certainement.
– Ah! dit le prêtre d’une voix grave.
C’était lui maintenant qui ne savait plus comment exprimer ce qu’il avait à dire. Il roulait la carte entre ses doigts, avec ce petit frémissement des lèvres de l’homme qui comprend la valeur et l’effet des paroles qu’il va prononcer.
Tout à coup, il se leva, s’approcha d’une des hautes portes-fenêtres qui donnaient de plain pied sur un grand jardin planté de beaux arbres et tout empourpré par un rouge soleil d’hiver, puis frappa un léger coup à la vitre. Une silhouette noire passa devant les fenêtres, et un jeune prêtre apparut presque aussitôt dans le cabinet.
– Tenez, mon bon Duffieux, dit le supérieur, promenez un peu cet enfant… Montrez-lui notre église, nos serres… Il s’ennuie là, ce pauvre petit homme…
Jack crut que l’on prenait ce prétexte de promenade pour couper court aux adieux pénibles de la séparation, et son regard eut une telle expression de désespoir et d’effroi, que le bon prêtre le rassura doucement:
– N’aie pas peur, mon petit Jack… ta mère ne s’en ira pas… tu vas la retrouver ici.
L’enfant hésitait encore.
– Allez, mon cher!… fit Mme de Barancy avec un geste de reine.
Aussitôt il sortit sans un mot, sans une plainte, comme s’il était déjà assoupli par la vie et préparé à toutes les servitudes.
Quand il fut dehors, il y eut dans le cabinet un moment de silence. On entendait les pas de l’enfant et de son compagnon s’éloigner en criant sur le sable durci par le froid, le pétillement du feu, des piaillements de moineaux dans les branches, des pianos, des voix, le murmure d’une maison pleine, tout le train, assourdi par l’hiver et les fenêtres closes, d’un grand pensionnat à l’heure de l’étude.
– Cet enfant a l’air de bien vous aimer, madame, dit le recteur, que la grâce et la soumission de Jack avaient touché.
– Comment ne m’aimerait-il pas? répondit Mme de Barancy peut-être un peu trop mélodramatiquement; le pauvre cher n’a que sa mère au monde!
– Ah! vous êtes veuve?
– Hélas! oui, monsieur le supérieur… Mon mari est mort, il y a dix ans, l’année même de notre mariage, et dans des circonstances bien douloureuses… Ah! monsieur l’abbé, les romanciers qui vont chercher si loin les aventures de leurs héroïnes ne se doutent pas que la plus simple vie peut quelquefois défrayer dix romans… Mon existence en est bien la preuve… Voici: M. le comte de Barancy appartenait, comme son nom peut vous l’apprendre, à une des plus anciennes familles de Touraine…
Elle tombait mal. Justement le père O… était né à Amboise et connaissait à fond toute la noblesse de sa province. À l’instant même, le comte de Barancy alla rejoindre dans les doutes et les défiances de son esprit le major général Peambock et le rajah de Singapore. Il n’en laissa pourtant rien paraître et se contenta d’interrompre doucement la soi-disant comtesse:
– Ne croyez-vous pas comme moi, madame, demanda-t-il, qu’il y aurait de la cruauté à éloigner sitôt de vous un enfant qui vous semble si attaché? Il est bien jeune encore. Et puis serait-il assez fort pour supporter la douleur d’une telle séparation?…
– Mais vous vous trompez, monsieur, répondit-elle très naïvement. Jack est un enfant très robuste. Il n’a jamais été malade. Un peu pâlot peut-être, mais cela tient à l’air de Paris, auquel il n’est pas habitué.
Ennuyé de voir qu’elle ne saisissait pas sa pensée à demi mot, le prêtre reprit en accentuant la note:
– D’ailleurs, pour le moment, nos dortoirs sont pleins… la saison scolaire est déjà très avancée… Nous avons même dû renvoyer des élèves nouveaux à l’année prochaine… Je vous serai fort obligé d’attendre jusqu’à cette époque. Peut-être alors pourrons-nous essayer… Pourtant, je ne réponds de rien.
Elle avait compris.
– Ainsi, dit-elle en pâlissant, vous refusez de recevoir mon fils? Refuserez-vous aussi de me dire pourquoi?
– Madame, répondit le prêtre, j’aurais donné tout au monde pour que cette explication n’eût pas lieu; mais, puisque vous m’y forcez, il faut bien vous apprendre que la maison que je dirige exige des familles qui lui confient leurs enfants des conditions de moralité exceptionnelles… Il ne manque pas, à Paris, d’institutions laïques où votre petit Jack trouvera tous les soins qui lui sont nécessaires; mais, chez nous, cela est impossible. Je vous en conjure, ajouta-t-il à un mouvement de protestation indignée, ne me faites pas m’expliquer davantage… Je n’ai le droit de rien vous demander, de rien vous reprocher… Je regrette la peine que je vous fais en ce moment, et croyez bien que la rigueur de mon refus m’est aussi pénible qu’à vous.
Pendant que le prêtre parlait, le visage de Mme de Barancy avait passé par toutes les expressions de douleur, de dédain, de confusion. D’abord elle avait essayé de faire bonne contenance, gardant la tête droite et le masque mondain bien attaché; mais les paroles bienveillantes du recteur, tombant sur cette âme enfantine, la firent se fondre tout à coup en plaintes, en larmes, en aveux, en expansions bruyantes et désolées.
Oh! oui, allez, elle était malheureuse. On ne savait pas tout ce qu’elle avait souffert déjà pour cet enfant…
Eh bien, oui! le pauvre cher petit être n’avait pas de nom, pas de père; mais était-ce une raison pour lui faire un crime de son malheur et le rendre responsable de la faute de ses parents? «Ah! monsieur l’abbé, monsieur l’abbé, je vous en prie…»
Tout en parlant, par un mouvement d’abandon qui aurait pu faire sourire dans une circonstance moins grave, elle avait pris la main du prêtre, une belle main d’évêque, douillette et blanche, que le bon père essayait de dégager doucement, non sans un peu d’embarras.
– Calmez-vous, ma chère dame…, disait-il effrayé de ces effusions, de ces larmes; car elle pleurait comme une enfant qu’elle était, avec des sanglots, des suffocations, le laisser-aller naïf d’une nature un peu vulgaire.
Le pauvre homme pensait: «Qu’est-ce que je vais devenir, mon Dieu, si cette dame se trouve mal?»
Mais les mots qu’il employait à la calmer l’excitaient encore.
Elle voulut se justifier, expliquer des choses, raconter sa vie, et, bon gré mal gré, le supérieur fut obligé de la suivre dans un récit obscur, entrecoupé, haletant, interminable, où elle se lança tout éperdue, cassant à chaque pas le fil conducteur, sans se préoccuper de savoir comment elle remonterait à la lumière.