Jack - Daudet Alphonse 2 стр.


«Ce nom de Barancy n’était pas le sien… Oh! si elle avait pu dire son nom, à elle, on aurait été bien étonné. Mais l’honneur d’une des plus anciennes familles de France, vous entendez bien, une des plus anciennes, était attaché à ce nom-là, et on la tuerait plutôt que de le lui arracher.»

Le recteur voulut protester, l’assurer qu’il ne tenait à rien lui arracher du tout; mais il ne parvint même pas à se faire entendre. Elle était lancée, et l’on eût arrêté plus facilement les ailes d’un moulin à vent à toute volée que cette parole qui tourbillonnait dans le vide. Ce qu’elle semblait tenir à prouver surtout, c’est qu’elle appartenait à la plus haute noblesse, que son infâme séducteur, lui aussi, portait de quelque chose sur je ne sais trop quoi, et que, d’ailleurs, elle avait été victime d’une fatalité inouïe.

Que fallait-il croire de tout cela? Pas un mot, probablement, car les réticences, les contradictions abondaient dans ce discours incohérent. Il en ressortait pourtant quelque chose de sincère, d’ému, de touchant même, l’amour de cette mère et de cet enfant. Ils avaient toujours vécu ensemble. Elle le faisait travailler à la maison avec des maîtres, et ne voulait s’en séparer qu’à cause de cette intelligence qui s’éveillait trop, de ces yeux qui s’ouvraient, et contre lesquels on ne saurait prendre trop de précautions.

– La meilleure de toutes, dit le prêtre gravement, serait de ne rien garder d’irrégulier dans votre vie, de rendre votre maison digne de l’enfant qui l’habite.

– C’est là ma préoccupation constante, monsieur l’abbé, répondit-elle… À mesure que Jack grandit, je me sens devenir plus sérieuse. D’ailleurs, d’un jour à l’autre, ma situation se trouvera régularisée… Il y a une personne qui depuis longtemps me sollicite… Mais, en attendant, j’aurais voulu éloigner l’enfant, l’écarter de ma vie encore troublée, lui faire donner une éducation aristocratique et chrétienne digne du grand nom qu’il devrait porter… J’avais pensé que nulle part il ne serait aussi bien qu’ici pour cela; mais voilà que vous le repoussez et que du même coup vous découragez la mère de toutes ses bonnes intentions…

Ici, le recteur parut ébranlé. Il hésita une minute, puis la regardant jusqu’au fond des yeux:

– Eh bien, soit, madame; puisque vous y tenez absolument, je me rends à votre désir. Le petit Jack m’a beaucoup plu. Je consens à le recevoir parmi nos élèves…

– Oh! monsieur le supérieur…

– Mais, à deux conditions.

– Je suis prête à les accepter toutes.

– La première, c’est que, jusqu’au jour où votre position sera régularisée, l’enfant passera ses congés, ses vacances même, dans notre maison, et ne rentrera plus dans la vôtre.

– Mais il en mourra, mon Jack, de ne plus voir sa mère.

– Oh! vous pourrez venir l’embrasser aussi souvent que vous voudrez. Seulement, et c’est là notre seconde condition, vous ne le verrez jamais au parloir, mais ici, dans mon cabinet, où j’aurai soin que vous ne soyez pas rencontrée.

Elle se leva toute frémissante.

Cette idée qu’elle ne pourrait jamais entrer au parloir, se mêler à cette charmante confusion du jeudi, où l’on se fait gloire de la beauté de son enfant, de la richesse de sa mise et du coupé qui vous attend à la porte, qu’elle ne pourrait pas dire à ses amies: «J’ai salué hier chez les Pères Mme de C… ou Mme de V…,» de vraies madames, qu’il lui faudrait venir en cachette embrasser son Jack à l’écart, tout cela la révoltait à la fin.

Le malin prêtre avait frappé juste.

– Vous êtes cruel avec moi, monsieur l’abbé; vous m’obligez à refuser ce dont je vous remerciais tout à l’heure comme d’une grâce; mais j’ai ma dignité de mère et de femme à garder. Vos conditions sont inacceptables. Et que penserait mon enfant de…

Elle s’arrêta en voyant là-bas, derrière la vitre, une petite frimousse blonde qui regardait, animée par l’air vif du dehors et par une fièvre d’inquiétude. Sur un signe de sa mère, l’enfant entra bien vite:

– Oh! maman, comme tu es gentille… On avait beau me dire non… Je croyais que tu étais partie.

Elle lui prit la main brusquement:

– Tu partiras avec moi, lui dit-elle, on ne veut pas de nous ici.

Et elle sortit à grands pas, droite, fière, entraînant l’enfant stupéfait de ce départ inattendu qui ressemblait à une fuite. À peine avait-elle répondu par un signe de tête au salut respectueux du bon père qui s’était levé, lui aussi; mais, malgré sa précipitation, elle ne s’enfuit pas assez vite pour empêcher son Jack d’entendre une voix douce murmurer derrière lui: «Pauvre enfant!… Pauvre enfant!…» avec un accent, une compassion qui lui alla jusqu’au cœur.

On le plaignait… Pourquoi?…

Il y pensa souvent depuis.

Le recteur ne s’était pas trompé.

Mme la comtesse Ida de Barancy était une comtesse pour rire.

Elle ne s’appelait pas de Barancy, peut-être pas même Ida. D’où venait-elle? Qui était-elle? Qu’y avait-il de vrai dans toutes ces histoires de noblesse dont elle était obsédée? Personne n’aurait pu le dire. Ces existences compliquées ont des fortunes si diverses, tant de dessous, un passé si long et si accidenté, qu’on n’en connaît jamais que le dernier aspect. On dirait ces phares tournants qui ont de longues alternatives d’ombre entre les éclats intermittents de leur feu.

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle n’était pas Parisienne, qu’elle arrivait d’un chef-lieu quelconque dont elle gardait encore l’accent, ne savait rien de Paris et manquait absolument de genre, au dire de Mlle Constant, sa femme de chambre.

«Cocotte de province…,» disait celle-ci dédaigneusement.

Comme renseignement, c’était un peu vague.

Il est vrai qu’au Gymnase, un soir, deux négociants lyonnais avaient cru la reconnaître pour une certaine Mélanie Favrot, qui tenait jadis un établissement de «gants et parfumerie» place des Terreaux; mais ces messieurs s’étaient trompés et s’excusèrent beaucoup. Un autre jour, un officier du troisième hussards s’avisa de la prendre pour une nommée Nana qu’il avait connue huit ans auparavant à Orléansville. Celui-là aussi fit les mêmes excuses, ayant fait la même erreur. Il y a vraiment des ressemblances bien impertinentes.

Pourtant, Mme de Barancy avait beaucoup voyagé et ne s’en cachait pas; mais bien sorcier celui qui eût démêlé quelque chose de clair, de positif, dans le flot de paroles qu’elle débitait à tout propos sur son origine ou sur sa vie. Un jour, Ida était née aux colonies, parlait de sa mère, une créole ravissante, de ses plantations, de ses négresses; une autre fois, elle était Tourangelle, avait passé son enfance dans un grand château au bord de la Loire. Et des détails, des anecdotes, un dédain merveilleux de rattacher ensemble toutes ces pièces décousues de son existence!

Comme on a pu le voir, dans ces récits fantastiques la vanité dominait, une vanité de perruche verte et bavarde. La noblesse, la fortune, l’argent, les titres, elle ne sortait pas de là.

Riche, certainement elle l’était, ou du moins très richement entretenue. On venait de lui louer un petit hôtel boulevard Haussmann. Elle avait là chevaux, voitures, de fort beaux meubles d’un goût douteux, trois ou quatre domestiques, et l’existence vide, oisive, promenante, de ses pareilles, avec peut-être en plus un petit air honteux, un manque d’aplomb que la province, qui se défend mieux que Paris contre les femmes d’un certain monde, lui avait sans doute communiqué. Cela, et aussi sa fraîcheur réelle, souvenir probable d’une enfance au grand air, la mettait à part dans le courant parisien, où d’ailleurs elle n’avait pas encore sa place, étant tout nouvellement arrivée.

Tous les huit jours, un homme entre deux âges, grisonnant et distingué, venait la voir. En parlant de lui, Ida disait «Monsieur» avec un tel air de majesté, qu’on se serait cru à la cour de France, du temps où l’on appelait ainsi le frère du roi. L’enfant disait simplement «bon ami.» Les domestiques annonçaient bien haut «M. le comte» celui qu’entre eux ils appelaient plus familièrement «son vieux.»

Son vieux devait être très riche, car madame ne regardait à rien, et il y avait un coulage énorme dans la maison, que dirigeait Mlle Constant, une femme de chambre factotum, seule et véritable influence du logis. C’était cette Constant qui donnait à sa maîtresse des adresses de fournisseurs, qui guidait son inexpérience de la vie parisienne et de la bonne société; car, avant tout, le rêve, le désir de cette déclassée, désir qui lui était venu sans doute avec la fortune, était de passer pour une femme comme il faut, distinguée, noble, irréprochable.

Aussi l’on s’imagine dans quel état l’accueil du père O… l’avait mise et si elle sortit de là la rage au cœur.

Un élégant coupé de maître l’attendait à la porte de l’institution. Elle s’y précipita avec son enfant plutôt qu’elle n’y monta, gardant juste assez de force pour dire d’un ton ferme: «À l’hôtel!» de façon à être entendue d’un groupe de prêtres qui causaient sur le perron et s’étaient vivement écartés devant ce tourbillon de fourrures et de cheveux bouclés.

Par exemple, dès que la voiture fut en route, la malheureuse se renversa dans un coin, non plus avec sa coquette pose de promenade, mais affaissée, en larmes, étouffant ses sanglots et ses cris dans les capitons de soie.

Quelle honte!… Dire qu’on avait refusé de prendre son enfant et que du premier coup ce prêtre avait découvert sa situation à elle, qu’elle croyait si bien déguisée sous toutes ces apparences luxueuses et menteuses de femme du monde et de mère irréprochable!

Ça se voyait donc ce qu’elle était!

À tout moment, le regard fin du recteur que sa fierté blessée remettait en face d’elle comme un supplice intolérable, lui faisait monter, rien que de souvenir, des chaleurs, des rougeurs subites. Elle se rappelait son bavardage, tous ses mensonges débités en pure perte, et ce sourire, ce sourire incrédule devant lequel elle n’avait pas su s’arrêter, et qui dès le premier mot l’avait si complètement devinée.

Immobile et muet dans l’autre coin de la voiture, Jack regardait sa mère tristement, sans rien comprendre à son désespoir, sinon qu’elle avait de la peine à cause de lui. Il se sentait vaguement coupable, le cher petit; mais au fond de cette tristesse, il y avait aussi la grande joie de n’être pas entré à la pension.

Pensez donc! Depuis quinze jours on ne parlait plus que de ce Vaugirard. Sa mère lui avait fait promettre de ne pas pleurer, d’être bien sage. Bon ami l’avait catéchisé. Constant avait acheté le trousseau. Tout était prêt, décidé. Il ne vivait plus qu’en tremblant à l’idée de cette prison où tout le monde le poussait. Et voilà qu’au dernier moment on lui faisait grâce.

Oh! si sa mère n’avait pas eu tant de chagrin, comme il l’aurait remerciée, comme il aurait été heureux de se sentir là, tout près d’elle, tapi dans les fourrures de ce petit coupé où ils avaient fait de si bonnes promenades, où ils allaient pouvoir en faire encore! Et Jack se rappelait les après-midi au Bois, les longues courses délicieuses à travers ce Paris boueux et transi, si nouveau pour eux, et dont ils étaient aussi curieux l’un que l’autre. Un monument au passage, le moindre incident de la rue, tout les réjouissait.

– Regarde, Jack…

– Regarde, maman…

C’était comme deux enfants. On voyait en même temps à la portière les grandes boucles blondes du petit et le visage étroitement voilé de la mère…

Un cri désespéré de Mme de Barancy arracha brusquement l’enfant à tous ces bons souvenirs.

– Mon Dieu! mon Dieu! qu’est-ce que j’ai fait, disait-elle en se tordant les mains, qu’est-ce que j’ai fait pour être si malheureuse?

Cette exclamation resta naturellement sans réponse, car ce qu’elle avait fait, le petit Jack l’ignorait pour le moins autant qu’elle. Alors, ne sachant que lui dire, comment la consoler, timidement il lui prit la main et la serra contre ses lèvres avec ferveur, comme un véritable amoureux.

Elle tressaillit, le regarda d’un air égaré:

– Ah! cruel, cruel enfant, que de mal tu m’as fait depuis que tu es au monde!

Jack pâlit:

– Moi?… Je t’ai fait du mal?

Il ne connaissait, n’aimait qu’un seul être sur la terre, sa mère. Il la trouvait belle, bonne, incomparable. Et sans le vouloir, sans le savoir, il lui avait fait du mal.

Le pauvre petit, à cette idée, eut une crise de désespoir, lui aussi, mais d’un désespoir muet, comme si après la douleur bruyante dont il venait d’être témoin il eût ressenti une pudeur à manifester son chagrin. C’étaient des tremblements, des sanglots étouffés, un spasme nerveux.

La mère eut peur, le prit dans ses bras:

– Mais non, mais non, c’est pour rire… Oh! le grand bébé!… Est-ce que l’on est sensible comme cela?… Voyez-vous ce câlin avec ses longues jambes, qui se fait bercer comme un poupon!… Non, mon petit Jack, tu ne m’as jamais fait de mal… C’est moi qui suis folle de te mêler à des histoires pareilles… Voyons, ne pleure plus… Est-ce que je pleure, moi?

Et l’étrange créature, oublieuse de sa douleur passée, riait franchement pour faire rire son Jack. C’était un des privilèges de cette nature mobile, tout en surface, de ne pas garder longtemps une impression quelconque. Chose singulière, les larmes qu’elle venait de verser n’avaient fait que lui donner plus d’éclat encore et de jeunesse, comme une ondée glissant sur le plumage des tourterelles le lustre et l’éclaircit sans seulement le pénétrer.

– Où sommes-nous donc? dit-elle tout à coup en abaissant la glace pleine de buée… Déjà la Madeleine… Comme nous sommes venus vite… Tiens! si nous nous arrêtions chez chose… tu sais, le fameux pâtissier… Allons! essuie tes yeux, petit bêta… Je vais te payer des meringues.

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