«Si on est foutus, on est foutus.»
Il me répond:
«Si vous croyez que c’est sur moi que je pleure…»
Eh! bien sûr, j’ai déjà découvert cette évidence. Rien n’est intolérable. J’apprendrai demain, et après-demain, que rien décidément n’est intolérable. Je ne crois qu’à demi au supplice. Je me suis déjà fait cette réflexion. J’ai cru un jour me noyer, emprisonné dans une cabine, et je n’ai pas beaucoup souffert, j’ai cru parfois me casser la figure et cela ne m’a point paru un événement considérable. Ici non plus je ne connaîtrai guère l’angoisse. Demain j’apprendrai là-dessus des choses plus étranges encore. Et Dieu sait si, malgré mon grand feu, j’ai renoncé à me faire entendre des hommes!…
«Si vous croyez que c’est sur moi…» Oui, oui, voilà qui est intolérable. Chaque fois que je revois ces yeux qui attendent, je ressens une brûlure. L’envie soudaine me prend de me lever et de courir droit devant moi. Là-bas on crie au secours, on fait naufrage!
C’est un étrange renversement des rôles, mais j’ai toujours pensé qu’il en était ainsi. Cependant j’avais besoin de Prévot pour en être tout à fait assuré. Eh bien, Prévot ne connaîtra point non plus cette angoisse devant la mort dont on nous rebat les oreilles. Mais il est quelque chose qu’il ne supporte pas, ni moi non plus.
Ah! J’accepte bien de m’endormir, de m’endormir ou pour la nuit ou pour des siècles. Si je m’endors je ne sais point la différence. Et puis quelle paix! Mais ces cris que l’on va pousser là-bas, ces grandes flammes de désespoir… je n’en supporte pas l’image. Je ne puis pas me croiser les bras devant ces naufrages! Chaque seconde de silence assassine un peu ceux que j’aime. Et une grande rage chemine en moi: pourquoi ces chaînes qui m’empêchent d'arriver à temps et de secourir ceux qui sombrent? Pourquoi notre incendie ne porte-t-il pas notre cri au bout du monde? Patience! Nous arrivons! Nous arrivons!… Nous sommes les sauveteurs!
Le magnésium est consumé et notre feu rougit. Il n’y a plus ici qu’un tas de braise sur lequel, penchés, nous nous réchauffons. Fini notre grand message lumineux. Qu’a-t-il mis en marche dans le monde? Eh! je sais bien qu’il n’a rien mis en marche. Il s’agissait là d’une prière qui na pu être entendue.
C’est bien. J’irai dormir.
V
Au petit jour, nous avons recueilli sur les ailes, en les essuyant avec un chiffon, un fond de verre de rosée mêlée de peinture et d’huile. C’était écœurant, mais nous l’avons bu. Faute de mieux nous aurons au moins mouillé nos lèvres. Après ce festin, Prévot me dit:
«Il y a heureusement le revolver.»
Je me sens brusquement agressif, et je me retourne vers lui avec une méchante hostilité. Je ne haïrais rien autant, en ce moment-ci, qu’une effusion sentimentale. J’ai un extrême besoin de considérer que tout est simple. Il est simple de naître. Et simple de grandir. Et simple de mourir de soif.
Et du coin de l’œil j’observe Prévot, prêt à le blesser si c’est nécessaire, pour qu’il se taise. Mais Prévot m’a parlé avec tranquillité. Il a traité une question d'hygiène, il a abordé ce sujet comme il m’eût dit: «Il faudrait nous laver les mains.» Alors nous sommes d’accord. J’ai déjà médité hier en apercevant la gaine de cuir. Mes réflexions étaient raisonnables et non pathétiques. Il n’y a que le social qui soit pathétique. Notre impuissance à rassurer ceux dont nous sommes responsables. Et non le revolver.
On ne nous cherche toujours pas, ou, plus exactement, on nous cherche sans doute ailleurs. Probablement en Arabie. Nous n’entendrons d’ailleurs aucun avion avant demain, quand nous aurons déjà abandonné le nôtre. Cet unique passage, si lointain, nous laissera alors indifférents. Points noirs mêlés à mille points noirs dans le désert, nous ne pourrons prétendre être aperçus. Rien n’est exact des réflexions que l’on m’attribuera sur ce supplice. Je ne subirai aucun supplice. Les sauveteurs me paraîtront circuler dans un autre univers.
Il faut quinze jours de recherches pour retrouver dans le désert un avion dont on ne sait rien, à trois mille kilomètres près: or l’on nous cherche probablement de la Tripolitaine à la Perse. Cependant, aujourd’hui encore, je me réserve cette maigre chance, puisqu’il n’en est point d’autre. Et, changeant de tactique, je décide de m’en aller seul en exploration. Prévot préparera un feu et l’allumera en cas de visite, mais nous ne serons pas visités.
Je m’en vais donc, et je ne sais même pas si j’aurai la force de revenir. Il me revient à la mémoire ce que je sais du désert de Libye. Il subsiste, dans le Sahara, 40 % d’humidité, quand elle tombe ici à 18 %. Et la vie s’évapore comme une vapeur. Les Bédouins, les voyageurs, les officiers coloniaux, enseignent que l’on tient dix-neuf heures sans boire. Après vingt heures les yeux se remplissent de lumière et la fin commence: la marche de la soif est foudroyante.
Mais ce vent du nord-est, ce vent anormal qui nous a trompés, qui, à l’opposé de toute prévision, nous a cloués sur ce plateau, maintenant sans doute nous prolonge. Mais quel délai nous accordera-t-il avant l’heure des premières lumières?
Je m’en vais donc, mais il me semble que je m’embarque en canoë sur l’océan.
Et cependant, grâce à l’aurore, ce décor me semble moins funèbre. Et je marche d’abord les mains dans les poches, en maraudeur. Hier soir nous avons tendu des collets à l’orifice de quelques terriers mystérieux, et le braconnier en moi se réveille. Je m’en vais d’abord vérifier les pièges: ils sont vides.
Je ne boirai donc point de sang. À vrai dire je ne l’espérais pas.
Si je ne suis guère déçu, par contre, je suis intrigué. De quoi vivent-ils ces animaux, dans le désert? Ce sont sans doute des «fénechs» ou renards des sables, petits carnivores gros comme des lapins et ornés d’énormes oreilles. Je ne résiste pas à mon désir et je suis les traces de l’un d’eux. Elles m’entraînent vers une étroite rivière de sable où tous les pas s’impriment en clair. J’admire la jolie palme que forment trois doigts en éventail. J’imagine mon ami trottant doucement à l’aube, et léchant la rosée sur les pierres. Ici les traces s'espacent: mon fénech a couru. Ici un compagnon est venu le rejoindre et ils ont trotté côte à côte. J’assiste ainsi avec une joie bizarre à cette promenade matinale. J’aime ces signes de la vie. Et j’oublie un peu que j’ai soif…
Enfin j’aborde les garde-manger de mes renards. Il émerge ici au ras du sable, tous les cent mètres, un minuscule arbuste sec de la taille d’une soupière et aux tiges chargées de petits escargots dorés. Le fénech, à l’aube, va aux provisions. Et je me heurte ici à un grand mystère naturel.
Mon fénech ne s’arrête pas à tous les arbustes. Il en est, chargés d’escargots, qu’il dédaigne. Il en est dont il fait le tour avec une visible circonspection. Il en est qu’il aborde, mais sans les ravager. Il en retire deux ou trois coquilles, puis il change de restaurant.
Joue-t-il à ne pas apaiser sa faim d’un seul coup, pour prendre un plaisir plus durable à sa promenade matinale? Je ne le crois pas. Son jeu coïncide trop bien avec une tactique indispensable. Si le fénech se rassasiait des produits du premier arbuste, il le dépouillerait, en deux ou trois repas, de sa charge vivante. Et ainsi, d’arbuste en arbuste, il anéantirait son élevage. Mais le fénech se garde bien de gêner l'ensemencement. Non seulement il s’adresse, pour un seul repas, à une centaine de ces touffes brunes, mais il ne prélève jamais deux coquilles voisines sur la même branche. Tout se passe comme s’il avait la conscience du risque. S’il se rassasiait sans précaution, il n’y aurait plus d’escargots. S’il n’y avait point d’escargots, il n'y aurait point de fénechs.
Les traces me ramènent au terrier. Le fénech est là qui m’écoute sans doute, épouvanté par le grondement de mon pas. Et je lui dis «Mon petit renard, je suis foutu, mais c’est curieux, cela ne m’a pas empêché de m’intéresser à ton humeur…»
Et je reste là à rêver et il me semble que l’on s’adapte à tout. L'idée qu’il mourra peut-être trente ans plus tard ne gâte pas les joies d’un homme. Trente ans, trois jours c’est une question de perspective.
Mais il faut oublier certaines images…
Maintenant je poursuis ma route et déjà, avec la fatigue, quelque chose en moi se transforme. Les mirages, s’il n’y en a point, je les invente…
«Ohé!»
J’ai levé les bras en criant, mais cet homme qui gesticulait n’était qu’un rocher noir. Tout s’anime déjà dans le désert. J’ai voulu réveiller ce Bédouin qui dormait et il s’est changé en tronc d’arbre noir. En tronc d’arbre? Cette présence me surprend et je me penche. Je veux soulever une branche brisée: elle est de marbre! Je me redresse et je regarde autour de moi; j’aperçois d’autres marbres noirs. Une forêt antédiluvienne jonche le sol de ses fûts brisés. Elle s’est écroulée comme une cathédrale, voilà cent mille ans, sous un ouragan de genèse. Et les siècles ont roulé jusqu’à moi ces tronçons de colonnes géantes polis comme des pièces d’acier, pétrifiés, vitrifiés, couleur d’encre. Je distingue encore le nœud des branches, j’aperçois les torsions de la vie, je compte les anneaux du tronc. Cette forêt, qui fut pleine d’oiseaux et de musique, a été frappée de malédiction et changée en sel. Et je sens que ce paysage m’est hostile. Plus noires que cette armure de fer des collines, ces épaves solennelles me refusent. Qu’ai-je à faire ici, moi, vivant, parmi ces marbres incorruptibles? Moi, périssable, moi, dont le corps se dissoudra, qu’ai-je à faire ici dans l’éternité?
Depuis hier j’ai déjà parcouru près de quatre-vingts kilomètres. Je dois sans doute à la soif ce vertige. Ou au soleil. Il brille sur ces fûts qui semblent glacés d’huile. Il brille sur cette carapace universelle. Il n’y a plus ici ni sable ni renards. Il n’y a plus ici qu’une immense enclume. Et je marche sur cette enclume. Et je sens, dans ma tête, le soleil retentir. Ah! là-bas…
«Ohé! Ohé!
– Il n'y a rien là-bas, ne t’agite pas, c’est le délire.»
Je me parle ainsi à moi-même, car j’ai besoin de faire appel à ma raison. Il m’est si difficile de refuser ce que je vois. Il m’est si difficile de ne pas courir vers cette caravane en marche… là… tu vois!
«Imbécile, tu sais bien que c’est toi qui l’inventes…
– Alors rien au monde n’est véritable…»
Rien n’est véritable sinon cette croix à vingt kilomètres de moi sur la colline. Cette croix ou ce phare…
Mais ce n’est pas la direction de la mer. Alors c’est une croix. Toute la nuit j’ai étudié la carte. Mon travail était inutile, puisque j’ignorais ma position. Mais je me penchais sur tous les signes qui m’indiquaient la présence de l’homme. Et, quelque part, j’ai découvert un petit cercle surmonté d’une croix semblable. Je me suis reporté à la légende et j’y ai lu «Établissement religieux.» À côté de la croix j’ai vu un point noir. Je me suis reporté encore à la légende, et j'y ai lu: «Puits permanent.» J’ai reçu un grand choc au cœur et j’ai relu tout haut:
«Puits permanent… Puits permanent… Puits permanent!» Ali-Baba et ses trésors, est-ce que ça compte en regard d’un puits permanent? Un peu plus loin j’ai remarqué deux cercles blancs. J’ai lu sur la légende: «Puits temporaire.» C’était déjà moins beau. Puis tout autour il n’y avait plus rien. Rien.
Le voilà mon établissement religieux! Les moines ont dressé une grande croix sur la colline pour appeler les naufragés! Et je n’ai qu’à marcher vers elle. Et je n’ai qu’à courir vers ces dominicains…
«Mais il n’y a que des monastères coptes en Libye.
– … Vers ces dominicains studieux. Ils possèdent une belle cuisine fraîche aux carreaux rouges et, dans la cour, une merveilleuse pompe rouillée. Sous la pompe rouillée, sous la pompe rouillée, vous l’auriez deviné…, sous la pompe rouillée c’est le puits permanent! Ah! ça va être une fête là-bas quand je vais sonner à la porte, quand je vais tirer sur la grande cloche…
– Imbécile, tu décris une maison de Provence où il n’y a d’ailleurs point de cloche.
– … Quand je vais tirer sur la grande cloche! Le portier lèvera les bras au ciel et me criera: «Vous êtes un envoyé du Seigneur! et il appellera tous les moines. Et ils se précipiteront. Et ils me fêteront comme un enfant pauvre. Et ils me pousseront vers la cuisine. Et ils me diront: «Une seconde, une seconde, mon fils… nous courons jusqu’au puits permanent…»
«Et moi, je tremblerai de bonheur…»
Mais non, je ne veux pas pleurer, pour la seule raison qu’il n’y a plus de croix sur la colline.
Les promesses de l’ouest ne sont que mensonges. J’ai viré plein nord.
Le Nord est rempli, lui, au moins par le chant de la mer.
Ah! cette crête franchie, l’horizon s’étale. Voici la plus belle cité du monde.
«Tu sais bien que c’est un mirage…»
Je sais très bien que c’est un mirage. On ne me trompe pas, moi! Mais s’il me plaît, à moi, de m’enfoncer vers un mirage? S’il me plaît, à moi d’espérer? S’il me plaît d’aimer cette ville crénelée et toute pavoisée de soleil? S’il me plaît de marcher tout droit, à pas agiles, puisque je ne sens plus ma fatigue, puisque je suis heureux… Prévot et son revolver, laissez-moi rire! Je préfère mon ivresse. Je suis ivre. Je meurs de soif!
Le crépuscule m’a dégrisé. Je me suis arrêté brusquement, effrayé de me sentir si loin. Au crépuscule le mirage meurt. L’horizon s’est déshabillé de sa pompe, de ses palais, de ses vêtements sacerdotaux. C’est un horizon de désert.
«Tu es bien avancé! La nuit va te prendre, tu devras attendre le jour, et demain tes traces seront effacées et tu ne seras plus nulle part.
– Alors autant marcher encore droit devant moi… À quoi bon faire encore demi-tour? Je ne veux plus donner ce coup de barre quand peut-être j’allais ouvrir, quand j’ouvrais les bras sur la mer…
– Où as-tu vu la mer? Tu ne l’atteindras d’ailleurs jamais. Trois cents kilomètres sans doute t’en séparent. Et Prévot guette près du Simoun! Et il a, peut-être, été aperçu par une caravane…»
Oui, je vais revenir, mais je vais d’abord appeler les hommes:
«Ohé!»
Cette planète, bon Dieu, elle est cependant habitée…
«Ohé! les hommes!…»
Je m’enroue. Je n’ai plus de voix. Je me sens ridicule de crier ainsi… Je lance une fois encore:
«Les hommes!»
Ça rend un son emphatique et prétentieux.