Et je fais demi-tour.
Après deux heures de marche, j’ai aperçu les flammes que Prévot, qui s’épouvantait de me croire perdu, jette vers le ciel. Ah!… cela m’est tellement indifférent…
Encore une heure de marche… Encore cinq cents mètres. Encore cent mètres. Encore cinquante.
«Ah!»
Je me suis arrêté stupéfait. La joie va m’inonder le cœur et j’en contiens la violence. Prévot, illuminé par le brasier, cause avec deux Arabes adossés au moteur. Il ne m’a pas encore aperçu. Il est trop occupé par sa propre joie. Ah! si j’avais attendu comme lui…, je serais déjà délivré! Je crie joyeusement:
«Ohé!»
Les deux Bédouins sursautent et me regardent. Prévot les quitte et s’avance seul au-devant de moi. J’ouvre les bras. Prévot me retient par le coude, j’allais donc tomber? Je lui dis:
«Enfin, ça y est.
– Quoi?
– Les Arabes!
– Quels Arabes?
– Les Arabes qui sont là, avec vous!…»
Prévot me regarde drôlement, et j’ai l’impression qu’il me confie, à contrecœur, un lourd secret:
«Il n’y a point d’Arabes…»
Sans doute, cette fois, je vais pleurer.
VI
On vit ici dix-neuf heures sans eau, et qu’avons-nous bu depuis hier soir? Quelques gouttes de rosée à l’aube! Mais le vent de nord-est règne toujours et ralentit un peu notre évaporation. Cet écran favorise encore dans le ciel les hautes constructions de nuages. Ah! s’ils dérivaient jusqu’à nous, s’il pouvait pleuvoir!
Mais il ne pleut jamais dans le désert.
«Prévot, découpons en triangles un parachute. Nous fixerons ces panneaux au sol avec des pierres. Et si le vent n’a pas tourné, à l’aube, nous recueillerons la rosée dans un des réservoirs d’essence, en tordant nos linges.»
Nous avons aligné les six panneaux blancs sous les étoiles. Prévot a démantelé un réservoir. Nous n’avons plus qu’à attendre le jour.
Prévot, dans les débris, a découvert une orange miraculeuse. Nous nous la partageons. J’en suis bouleversé, et cependant c’est peu de chose quand il nous faudrait vingt litres d’eau.
Couché près de notre feu nocturne je regarde ce fruit lumineux et je me dis: «Les hommes ne savent pas ce qu’est une orange…» Je me dis aussi: «Nous sommes condamnés et encore une fois cette certitude ne me frustre pas de mon plaisir. Cette demi-orange que je serre dans la main m’apporte une des plus grandes joies de ma vie…» Je m’allonge sur le dos, je suce mon fruit, je compte les étoiles filantes. Me voici, pour une minute, infiniment heureux. Et je me dis encore: «Le monde dans l’ordre duquel nous vivons, on ne peut pas le deviner si l’on n’y est pas enfermé soi-même.» Je comprends aujourd’hui seulement la cigarette et le verre de rhum du condamné. Je ne concevais pas qu’il acceptât cette misère. Et cependant il y prend beaucoup de plaisir. On imagine cet homme courageux s’il sourit. Mais il sourit de boire son rhum. On ne sait pas qu’il a changé de perspective et qu’il a fait, de cette dernière heure, une vie humaine.
Nous avons recueilli une énorme quantité d’eau: deux litres peut-être. Finie la soif! Nous sommes sauvés, nous allons boire!
Je puise dans mon réservoir le contenu d’un gobelet d’étain, mais cette eau est d’un beau vert-jaune, et, dès la première gorgée, je lui trouve un goût si effroyable, que, malgré la soif qui me tourmente, avant d’achever cette gorgée, je reprends ma respiration. Je boirais cependant de la boue, mais ce goût de métal empoisonné est plus fort que ma soif.
Je regarde Prévot qui tourne en rond les yeux au sol, comme s’il cherchait attentivement quelque chose. Soudain il s’incline et vomit, sans s’interrompre de tourner en rond. Trente secondes plus tard, c’est mon tour. Je suis pris de telles convulsions que je rends à genoux, les doigts enfoncés dans le sable. Nous ne nous parlons pas, et, durant un quart d’heure, nous demeurons ainsi secoués, ne rendant plus qu’un peu de bile.
C’est fini. Je ne ressens plus qu’une lointaine nausée. Mais nous avons perdu notre dernier espoir. J’ignore si notre échec est dû à un enduit du parachute ou au dépôt de tétrachlorure de carbone qui entartre le réservoir. Il nous eût fallu un autre récipient ou d’autres linges.
Alors, dépêchons-nous! Il fait jour. En route! Nous allons fuir ce plateau maudit, et marcher à grands pas, droit devant nous, jusqu’à la chute. C’est l’exemple de Guillaumet dans les Andes que je suis: je pense beaucoup à lui depuis hier. J’enfreins la consigne formelle qui est de demeurer auprès de l’épave. On ne nous cherchera plus ici.
Encore une fois nous découvrons que nous ne sommes pas les naufragés. Les naufragés, ce sont ceux qui attendent! Ceux que menace notre silence. Ceux qui sont déjà déchirés par une abominable erreur. On ne peut pas ne pas courir vers eux. Guillaumet aussi, au retour des Andes, ma raconté qu’il courait vers les naufragés! Ceci est une vérité universelle.
«Si j’étais seul au monde, me dit Prévot, je me coucherais.»
Et nous marchons droit devant nous vers l’est-nord-est. Si le Nil a été franchi nous nous enfonçons, à chaque pas, plus profondément, dans l’épaisseur du désert d’Arabie.
De cette journée-là, je ne me souviens plus. Je ne me souviens que de ma hâte. Ma hâte vers n’importe quoi, vers ma chute. Je me rappelle aussi avoir marché en regardant la terre, j’étais écœuré par les mirages. De temps en temps, nous avons rectifié à la boussole notre direction. Nous nous sommes aussi étendus parfois pour souffler un peu. J’ai aussi jeté quelque part mon caoutchouc que je conservais pour la nuit. Je ne sais rien de plus. Mes souvenirs ne se renouent qu’avec la fraîcheur du soir. Moi aussi j’étais comme du sable, et tout, en moi, s’est effacé.
Nous décidons, au coucher du soleil, de camper. Je sais bien que nous devrions marcher encore: cette nuit sans eau nous achèvera. Mais nous avons emporté avec nous les panneaux de toile du parachute. Si le poison ne vient pas de l’enduit il se pourrait que, demain matin, nous puissions boire. Il faut étendre nos pièges à rosée, une fois encore, sous les étoiles.
Mais au nord, le ciel est ce soir pur de nuages. Mais le vent a changé de goût. Il a aussi changé de direction. Nous sommes frôlés déjà par le souffle chaud du désert. C’est le réveil du fauve! Je le sens qui nous lèche les mains et le visage.
Mais si je marche encore je ne ferai pas dix kilomètres. Depuis trois jours, sans boire, j’en ai couvert plus de cent quatre-vingts…
Mais, à l’instant de faire halte:
«Je vous jure que c’est un lac, me dit Prévot.
– Vous êtes fou!
– À cette heure-ci, au crépuscule, cela peut-il être un mirage?»
Je ne réponds rien. J’ai renoncé, depuis longtemps, à croire mes yeux. Ce n’est pas un mirage, peut-être, mais alors, c’est une invention de notre folie. Comment Prévot croit-il encore?
Prévot s’obstine:
«C’est à vingt minutes, je vais aller voir…»
Cet entêtement m’irrite:
«Allez voir, allez prendre l’air…, c’est excellent pour la santé. Mais s’il existe, votre lac, il est salé, sachez-le bien. Salé ou non, il est au diable. Et par-dessus tout il n’existe pas.»
Prévot, les yeux fixes, s’éloigne déjà. Je les connais, ces attractions souveraines! Et moi je pense: «Il y a aussi des somnambules qui vont se jeter droit sous les locomotives.» Je sais que Prévot ne reviendra pas. Ce vertige du vide le prendra et il ne pourra plus faire demi-tour. Et il tombera un peu plus loin. Et il mourra de son côté et moi du mien. Et tout cela a si peu d’importance!…
Je n’estime pas d’un très bon augure cette indifférence qui m’est venue. À demi noyé, j’ai ressenti la même paix. Mais j’en profite pour écrire une lettre posthume, à plat ventre sur des pierres. Ma lettre est très belle. Très digne. J’y prodigue de sages conseils. J’éprouve à la relire un vague plaisir de vanité. On dira d’elle: «Voilà une admirable lettre posthume! Quel dommage qu’il soit mort!»
Je voudrais aussi connaître où j’en suis. J’essaie de former de la salive: depuis combien d’heures n’ai-je point craché? Je n’ai plus de salive. Si je garde la bouche fermée, une matière gluante scelle mes lèvres. Elle sèche et forme, au-dehors, un bourrelet dur. Cependant, je réussis encore mes tentatives de déglutition. Et mes yeux ne se remplissent point encore de lumières. Quand ce radieux spectacle me sera offert, c’est que j’en aurai pour deux heures.
Il fait nuit. La lune a grossi depuis l’autre nuit. Prévot ne revient pas. Je suis allongé sur le dos et je mûris ces évidences. Je retrouve en moi une vieille impression. Je cherche à me la définir. Je suis… Je suis… Je suis embarqué! Je me rendais en Amérique du Sud, je m’étais étendu ainsi sur le pont supérieur. La pointe du mât se promenait de long en large, très lentement, parmi les étoiles. Il manque ici un mât, mais je suis embarqué quand même, vers une destination qui ne dépend plus de mes efforts. Des négriers m’ont jeté, lié, sur un navire.
Je songe à Prévot qui ne revient pas. Je ne l’ai pas entendu se plaindre une seule fois. C’est très bien. Il m’eût été insupportable d’entendre geindre. Prévot est un homme.
Ah! À cinq cents mètres de moi le voilà qui agite sa lampe! Il a perdu ses traces! Je n’ai pas de lampe pour lui répondre, je me lève, je crie, mais il n’entend pas…
Une seconde lampe s’allume à deux cents mètres de la sienne, une troisième lampe. Bon Dieu, c’est une battue et l’on me cherche!
Je crie:
«Ohé!»
Mais on ne m’entend pas.
Les trois lampes poursuivent leurs signaux d’appel.
Je ne suis pas fou, ce soir. Je me sens bien. Je suis en paix. Je regarde avec attention. Il y a trois lampes à cinq cents mètres.
«Ohé!»
Mais on ne m’entend toujours pas.
Alors je suis pris d’une courte panique. La seule que je connaîtrai. Ah! je puis encore courir: «Attendez… Attendez…» Ils vont faire demi-tour! Ils vont s’éloigner, chercher ailleurs, et moi je vais tomber! Je vais tomber sur le seuil de la vie, quand il était des bras pour me recevoir!…
«Ohé! Ohé!
– Ohé!»
Ils m’ont entendu. Je suffoque, je suffoque mais je cours encore. Je cours dans la direction de la voix: «Ohé!» j’aperçois Prévot et je tombe.
«Ah! Quand j’ai aperçu toutes ces lampes!…
– Quelles lampes?»
C’est exact, il est seul.
Cette fois-ci je n’éprouve aucun désespoir, mais une sourde colère.
«Et votre lac?
– Il s’éloignait quand j’avançais. Et j’ai marché vers lui pendant une demi-heure. Après une demi-heure il était trop loin. Je suis revenu. Mais je suis sûr maintenant que c’est un lac…
– Vous êtes fou, absolument fou. Ah! pourquoi avez-vous fait cela?… Pourquoi?»
Qu’a-t-il fait? Pourquoi l’a-t-il fait? Je pleurerais d’indignation, et j’ignore pourquoi je suis indigné. Et Prévot m’explique d’une voix qui s’étrangle:
«J’aurais tant voulu trouver à boire… Vos lèvres sont tellement blanches!»
Ah! Ma colère tombe… Je passe ma main sur mon front, comme si je me réveillais, et je me sens triste. Et je raconte doucement:
«J’ai vu, comme je vous vois, j’ai vu clairement, sans erreur possible, trois lumières… Je vous dis que je les ai vues, Prévot!»
Prévot se tait d’abord:
«Eh oui, avoue-t-il enfin, ça va mal.»
La terre rayonne vite sous cette atmosphère sans vapeur d’eau, il fait déjà très froid. Je me lève et je marche. Mais bientôt je suis pris d’un insupportable tremblement. Mon sang déshydraté circule très mal, et un froid glacial me pénètre, qui n’est pas seulement le froid de la nuit. Mes mâchoires claquent et tout mon corps est agité de soubresauts. Je ne puis plus me servir d’une lampe électrique tant ma main la secoue. Je n’ai jamais été sensible au froid, et cependant je vais mourir de froid, quel étrange effet de la soif!
J’ai laissé tomber mon caoutchouc quelque part, las de le porter dans la chaleur. Et le vent peu à peu empire. Et je découvre que dans le désert il n’est point de refuge… Le désert est lisse comme un marbre. Il ne forme point d’ombre pendant le jour, et la nuit il vous livre tout nu au vent. Pas un arbre, pas une haie, pas une pierre qui m’eût abrité. Le vent me charge comme une cavalerie en terrain découvert. Je tourne en rond pour le fuir. Je me couche et je me relève. Couché ou debout je suis exposé à ce fouet de glace. Je ne puis courir, je n’ai plus de forces, je ne puis fuir les assassins et je tombe à genoux, la tête dans les mains, sous le sabre!
Je m’en rends compte un peu plus tard; je me suis relevé, et je marche droit devant moi, toujours grelottant! Où suis-je? Ah! je viens de partir, j’entends Prévot! Ce sont ses appels qui m’ont réveillé…
Je reviens vers lui, toujours agité par ce tremblement, par ce hoquet de tout le corps. Et je me dis: «Ce n’est pas le froid. C’est autre chose. C’est la fin.» Je me suis déjà trop déshydraté. J’ai tant marché, avant-hier, et hier quand j’allais seul.
Cela me peine de finir par le froid. Je préférerais mes mirages intérieurs. Cette croix, ces Arabes, ces lampes. Après tout, cela commençait à m’intéresser. Je n’aime pas être flagellé comme un esclave…
Me voici encore à genoux.