Terre Des Hommes - Antoine de Saint-Exupery 7 стр.


C’était tout naturellement qu’avaient disparu les jeunes filles dans cette maison à escamotages. Que devaient être les greniers, quand le salon déjà contenait les richesses d’un grenier! Quand on y devinait déjà que, du moindre placard entrouvert, crouleraient des liasses de lettres jaunes, des quittances de l’arrière-grand-père, plus de clefs qu’il n’existe de serrures dans la maison, et dont naturellement aucune ne s’adapterait à aucune serrure. Clefs merveilleusement inutiles, qui confondent la raison, et qui font rêver à des souterrains, à des coffrets enfouis, à des louis d’or.

«Passons à table, voulez-vous?»

Nous passions à table. Je respirais d’une pièce à l’autre, répandue comme un encens, cette odeur de vieille bibliothèque qui vaut tous les parfums du monde. Et surtout j’aimais le transport des lampes. De vraies lampes lourdes, que l’on charriait d’une pièce à l’autre, comme aux temps les plus profonds de mon enfance, et qui remuaient aux murs des ombres merveilleuses. On soulevait en elles des bouquets de lumière et de palmes noires. Puis, une fois les lampes bien en place, s’immobilisaient les plages de clarté, et ces vastes réserves de nuit tout autour, où craquaient les bois.

Les deux jeunes filles réapparurent aussi mystérieusement, aussi silencieusement qu’elles s’étaient évanouies. Elles s’assirent à table avec gravité. Elles avaient sans doute nourri leurs chiens, leurs oiseaux, ouvert leurs fenêtres à la nuit claire, et goûté dans le vent du soir l’odeur des plantes. Maintenant, dépliant leur serviette, elles me surveillaient du coin de l’œil, avec prudence, se demandant si elles me rangeraient ou non au nombre de leurs animaux familiers. Car elles possédaient aussi un iguane, une mangouste, un renard, un singe et des abeilles. Tout cela vivant pêle-mêle, s’entendant à merveille, composant un nouveau paradis terrestre. Elles régnaient sur tous les animaux de la création, les charmant de leurs petites mains, les nourrissant, les abreuvant, et leur racontant des histoires que, de la mangouste aux abeilles, ils écoutaient.

Et je m’attendais bien à voir deux jeunes filles si vives mettre tout leur esprit critique, toute leur finesse, à porter sur leur vis-à-vis masculin, un jugement rapide, secret et définitif. Dans mon enfance, mes sœurs attribuaient ainsi des notes aux invités qui, pour la première fois, honoraient notre table. Et, lorsque la conversation tombait, on entendait soudain, dans le silence, retentir un «Onze!» dont personne, sauf mes sœurs et moi, ne goûtait le charme.

Mon expérience de ce jeu me troublait un peu. Et j’étais d’autant plus gêné de sentir mes juges si avertis. Juges qui savaient distinguer les bêtes qui trichent des bêtes naïves, qui savaient lire au pas de leur renard s’il était ou non d’humeur abordable, qui possédaient une aussi profonde connaissance des mouvements intérieurs.

J’aimais ces yeux si aiguisés et ces petites âmes si droites, mais j’aurais tellement préféré qu’elles changeassent de jeu. Bassement pourtant et par peur du «onze» je leur tendais le sel, je leur versais le vin, mais je retrouvais, en levant les yeux, leur douce gravité de juges que l’on n’achète pas.

La flatterie même eût été vaine: elles ignoraient la vanité. La vanité, mais non le bel orgueil, et pensaient d’elles, sans mon aide, plus de bien que je n’en aurais osé dire. Je ne songeais même pas à tirer prestige de mon métier, car il est autrement audacieux de se hisser jusqu’aux dernières branches d’un platane et cela, simplement, pour contrôler si la nichée d’oiseaux prend bien ses plumes, pour dire bonjour aux amis.

Et mes deux fées silencieuses surveillaient toujours si bien mon repas, je rencontrais si souvent leur regard furtif, que j’en cessai de parler. Il se fit un silence et pendant ce silence quelque chose siffla légèrement sur le parquet, bruissa sous la table, puis se tut. Je levai des yeux intrigués. Alors, sans doute satisfaite de son examen, mais usant de la dernière pierre de touche, et mordant dans son pain de ses jeunes dents sauvages, la cadette m’expliqua simplement, avec une candeur dont elle espérait bien, d’ailleurs, stupéfier le barbare, si toutefois j’en étais un:

«C’est les vipères.»

Et se tut, satisfaite, comme si l’explication eût dû suffire à quiconque n’était pas trop sot. Sa sœur glissa un coup d’œil en éclair pour juger mon premier mouvement, et toutes deux penchèrent vers leur assiette le visage le plus doux et le plus ingénu du monde.

«. Ah!… C’est les vipères…»

Naturellement ces mots m’échappèrent. Ça avait glissé dans mes jambes, ça avait frôlé mes mollets, et c’étaient des vipères…

Heureusement pour moi je souris. Et sans contrainte elles l’eussent senti. Je souris parce que j’étais joyeux, parce que cette maison, décidément, à chaque minute me plaisait plus; et parce que aussi j’éprouvais le désir d’en savoir plus long sur les vipères. L’aînée me vint en aide:

«Elles ont leur nid dans un trou, sous la table.

– Vers dix heures du soir elles rentrent, ajouta la sœur. Le jour, elles chassent.»

À mon tour, à la dérobée, je regardai ces jeunes filles. Leur finesse, leur rire silencieux derrière le paisible visage. Et j’admirais cette royauté qu’elles exerçaient…

Aujourd'hui, je rêve. Tout cela est bien lointain. Que sont devenues ces deux fées? Sans doute se sont-elles mariées. Mais alors ont-elles changé? Il est si grave de passer de l’état de jeune fille à l’état de femme. Que font-elles dans une maison neuve? Que sont devenues leurs relations avec les herbes folles et les serpents? Elles étaient mêlées à quelque chose d’universel. Mais un jour vient où la femme s’éveille dans la jeune fille. On rêve de décerner enfin un dix-neuf. Un dix-neuf pèse au fond du cœur. Alors un imbécile se présente. Pour la première fois des yeux si aiguisés se trompent et l’éclairent de belles couleurs. L’imbécile, s’il dit des vers, on le croit poète. On croit qu’il comprend les parquets troués, on croit qu’il aime les mangoustes. On croit que cette confiance le flatte, dune vipère qui se dandine, sous la table, entre ses jambes. On lui donne son cœur qui est un jardin sauvage, à lui qui n’aime que les parcs soignés. Et l’imbécile emmène la princesse en esclavage.

Chapitre VI Dans le désert

I

De telles douceurs nous étaient interdites quand, pour des semaines, des mois, des années, nous étions, pilotes de ligne du Sahara, prisonniers des sables, naviguant d’un fortin à l’autre, sans revenir. Ce désert n’offrait point d’oasis semblable: jardins et jeunes filles, quelles légendes! Bien sûr, très loin, là où notre travail une fois achevé nous pourrions revivre, mille jeunes filles nous attendaient. Bien sûr, là-bas, parmi leurs mangoustes ou leurs livres, elles se composaient avec patience des âmes savoureuses. Bien sûr, elles embellissaient…

Mais je connais la solitude. Trois années de désert m’en ont bien enseigné le goût. On ne s’y effraie point d’une jeunesse qui s’use dans un paysage minéral, mais il y apparaît que, loin de soi, c’est le monde entier qui vieillit. Les arbres ont formé leurs fruits, les terres ont sorti leur blé, les femmes déjà sont belles. Mais la saison avance, il faudrait se hâter de rentrer… Mais la saison a avancé et l’on est retenu au loin… Et les biens de la terre glissent entre les doigts comme le sable fin des dunes.

L’écoulement du temps, d’ordinaire, n’est pas ressenti par les hommes. Ils vivent dans une paix provisoire. Mais voici que nous l’éprouvions, une fois l’escale gagnée, quand pesaient sur nous ces vents alizés, toujours en marche. Nous étions semblables à ce voyageur du rapide, plein du bruit des essieux qui battent dans la nuit, et qui devine, aux poignées de lumière qui, derrière la vitre, sont dilapidées, le ruissellement des campagnes, de leurs villages, de leurs domaines enchantés, dont il ne peut rien tenir puisqu’il est en voyage. Nous aussi, animés d’une fièvre légère, les oreilles sifflantes encore du bruit du vol, nous nous sentions en route, malgré le calme de l’escale. Nous nous découvrions, nous aussi, emportés vers un avenir ignoré, à travers la pensée des vents, par les battements de nos cœurs.

La dissidence ajoutait au désert. Les nuits de Cap Juby, de quart d’heure en quart d’heure, étaient coupées comme par le gong d’une horloge: les sentinelles, de proche en proche, s’alertaient l’une l’autre par un grand cri réglementaire. Le fort espagnol de Cap Juby, perdu en dissidence, se gardait ainsi contre des menaces qui ne montraient point leur visage. Et nous, les passagers de ce vaisseau aveugle, nous écoutions l’appel s’enfler de proche en proche, et décrire sur nous des orbes d'oiseaux de mer.

Et cependant, nous avons aimé le désert.

S’il n’est d’abord que vide et que silence, c’est qu’il ne s’offre point aux amants d’un jour. Un simple village de chez nous déjà se dérobe. Si nous ne renonçons pas, pour lui, au reste du monde, si nous ne rentrons pas dans ses traditions, dans ses coutumes, dans ses rivalités, nous ignorons tout de la patrie qu’il compose pour quelques-uns. Mieux encore, à deux pas de nous, l’homme qui s’est muré dans son cloître, et vit selon des règles qui nous sont inconnues, celui-là émerge véritablement dans des solitudes tibétaines, dans un éloignement où nul avion ne nous déposera jamais. Qu’allons-nous visiter sa cellule! Elle est vide. L’empire de l’homme est intérieur. Ainsi le désert n’est point fait de sable, ni de Touareg, ni de Maures même armés d’un fusil…

Mais voici qu’aujourd’hui nous avons éprouvé la soif. Et ce puits que nous connaissions, nous découvrons, aujourd’hui seulement, qu’il rayonne sur l’étendue. Une femme invisible peut enchanter ainsi toute une maison. Un puits porte loin, comme l’amour.

Les sables sont d’abord déserts, puis vient le jour où, craignant l’approche d’un rezzou, nous y lisons les plis du grand manteau dont il s’enveloppe. Le rezzou aussi transfigure les sables.

Nous avons accepté la règle du jeu, le jeu nous forme à son image. Le Sahara, c’est en nous qu’il se montre. L’aborder ce n’est point visiter l’oasis, c’est faire notre religion d’une fontaine.

II

Dès mon premier voyage, j’ai connu le goût du désert. Nous nous étions échoués, Riguelle, Guillaumet et moi, auprès du fortin de Nouakchott. Ce petit poste de Mauritanie était alors aussi isolé de toute vie qu’un îlot perdu en mer. Un vieux sergent y vivait enfermé avec ses quinze Sénégalais. Il nous reçut comme des envoyés du ciel:

«Ah! ça me fait quelque chose de vous parler… Ah! ça me fait quelque chose!»

Ça lui faisait quelque chose: il pleurait.

«Depuis six mois, vous êtes les premiers. C’est tous les six mois qu’on me ravitaille. Tantôt c’est le lieutenant. Tantôt c’est le capitaine. La dernière fois, c’était le capitaine…»

Nous nous sentions encore abasourdis. À deux heures de Dakar, où le déjeuner se prépare, l'embiellage saute, et l’on change de destinée. On joue le rôle d’apparition auprès d’un vieux sergent qui pleure.

«Ah! buvez, ça me fait plaisir d’offrir du vin! Pensez un peu! quand le capitaine est passé, je n’en avais plus pour le capitaine.»

J’ai raconté ça dans un livre, mais ce n’était point du roman, il nous a dit:

«La dernière fois, je n’ai même pas pu trinquer… Et j’ai eu tellement honte que j’ai demandé ma relève.»

Trinquer! Trinquer un grand coup avec l’autre, qui saute à bas du méhari, ruisselant de sueur! Six mois durant on avait vécu pour cette minute-là. Depuis un mois déjà on astiquait les armes, on fourbissait le poste de la soute au grenier. Et déjà, depuis quelques jours, sentant l’approche du jour béni, on surveillait, du haut de la terrasse, inlassablement, l’horizon, afin d’y découvrir cette poussière, dont s’enveloppera, quand il apparaîtra, le peloton mobile d’Atar…

Mais le vin manque: on ne peut célébrer la fête. On ne trinque pas. On se découvre déshonoré…

«J’ai hâte qu’il revienne. Je l’attends…

– Où est-il, sergent?»

Et le sergent, montrant les sables:

«On ne sait pas, il est partout, le capitaine!»

Elle fut réelle aussi, cette nuit passée sur la terrasse du fortin, à parler des étoiles. Il n’était rien d’autre à surveiller. Elles étaient là, bien au complet, comme en avion, mais stables.

En avion, quand la nuit est trop belle, on se laisse aller, on ne pilote plus guère, et l’avion peu à peu s’incline sur la gauche. On le croit encore horizontal quand on découvre sous l’aile droite un village. Dans le désert il n’est point de village. Alors une flottille de pêche en mer. Mais au large du Sahara, il n’est point de flottille de pèche. Alors? Alors on sourit de l’erreur. Doucement, on redresse l’avion. Et le village reprend sa place. On raccroche à la panoplie la constellation que l’on avait laissée tomber. Village? Oui. Village d’étoiles. Mais, du haut du fortin, il n’est qu’un désert comme gelé, des vagues de sable sans mouvement. Des constellations bien accrochées. Et le sergent nous parle d’elles:

«Allez! je connais bien mes directions… Cap sur cette étoile, droit sur Tunis!

– Tu es de Tunis?

– Non. Ma cousine.»

Il se fait un très long silence. Mais le sergent n’ose rien nous cacher:

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