«Un jour, j'irai à Tunis.»
Certes, par un autre chemin qu’en marchant droit sur cette étoile. À moins qu’un jour d’expédition un puits tari ne le livre à la poésie du délire. Alors l’étoile, la cousine et Tunis se confondront. Alors commencera cette marche inspirée, que les profanes croient douloureuse.
«J’ai demandé une fois au capitaine une permission pour Tunis, rapport à cette cousine. Et il m’a répondu…
– Et il t’a répondu?
– Et il m’a répondu: «C’est plein de cousines, le monde.» Et, comme c’était moins loin, il m’a envoyé à Dakar.
– Elle était belle, ta cousine?
– Celle de Tunis? Bien sûr. Elle était blonde.
– Non, celle de Dakar?»
Sergent, nous t’aurions embrassé pour ta réponse un peu dépitée et mélancolique:
«Elle était nègre…»
Le Sahara pour toi, sergent? C’était un dieu perpétuellement en marche vers toi. C’était aussi la douceur d’une cousine blonde derrière cinq mille kilomètres de sable.
Le désert pour nous? C’était ce qui naissait en nous. Ce que nous apprenions sur nous-mêmes. Nous aussi, cette nuit-là, nous étions amoureux d’une cousine et d’un capitaine…
III
Situé à la lisière dés territoires insoumis, Port-Étienne n’est pas une ville. On y trouve un fortin, un hangar et une baraque de bois pour les équipages de chez nous. Le désert, autour, est si absolu que, malgré ses faibles ressources militaires, Port-Étienne est presque invincible. Il faut franchir, pour l’attaquer, une telle ceinture de sable et de feu que les rezzous ne peuvent l’atteindre qu’à bout de forces, après épuisement des provisions d’eau. Pourtant, de mémoire d’homme, il y a toujours eu, quelque part dans le Nord, un rezzou en marche sur Port-Étienne. Chaque fois que le capitaine-gouverneur vient boire chez nous un verre de thé, il nous montre sa marche sur les cartes, comme on raconte la légende d’une belle princesse. Mais ce rezzou n’arrive jamais, tari par le sable même, comme un fleuve, et nous l’appelons le rezzou fantôme. Les grenades et les cartouches, que le gouvernement nous distribue le soir, dorment au pied de nos lits dans leurs caisses. Et nous n’avons point à lutter contre d’autre ennemi que le silence, protégés avant tout par notre misère. Et Lucas, chef d’aéroport, fait, nuit et jour, tourner le gramophone qui, si loin de la vie, nous parle un langage à demi perdu, et provoque une mélancolie sans objet qui ressemble curieusement à la soif.
Ce soir, nous avons dîné au fortin et le capitaine-gouverneur nous a fait admirer son jardin. Il a, en effet, reçu de France trois caisses pleines de terre véritable, qui ont ainsi franchi quatre mille kilomètres. Il y pousse trois feuilles vertes, et nous les caressons du doigt comme des bijoux. Le capitaine, quand il en parle, dit: «C’est mon parc.» Et quand souffle le vent de sable, qui sèche tout, on descend le parc à la cave.
Nous habitons à un kilomètre du fort, et rentrons chez nous sous le clair de lune, après le dîner. Sous la lune le sable est rose. Nous sentons notre dénuement, mais le sable est rose. Mais un appel de sentinelle rétablit dans le monde le pathétique. C’est tout le Sahara qui s’effraie de nos ombres, et qui nous interroge, parce qu’un rezzou est en marche.
Dans le cri de la sentinelle toutes les voix du désert retentissent. Le désert n’est plus une maison vide: une caravane maure aimante la nuit.
Nous pourrions nous croire en sécurité. Et cependant! Maladie, accident, rezzou, combien de menaces cheminent! L’homme est cible sur terre pour des tireurs secrets. Mais la sentinelle sénégalaise, comme un prophète, nous le rappelle.
Nous répondons: «Français!» et passons devant l’ange noir. Et nous respirons mieux. Quelle noblesse nous a rendue cette menace… Oh! si lointaine encore, si peu urgente, si bien amortie par tant de sable: mais le monde n’est plus le même. Il redevient somptueux, ce désert. Un rezzou en marche quelque part, et qui n’aboutira jamais, fait sa divinité.
Il est maintenant onze heures du soir. Lucas revient du poste radio, et m’annonce, pour minuit, l’avion de Dakar. Tout va bien à bord. Dans mon avion, à minuit dix, on aura transbordé le courrier, et je décollerai pour le Nord. Devant une glace ébréchée, je me rase attentivement. De temps à autre, la serviette éponge autour du cou, je vais jusqu’à la porte et regarde le sable nu: il fait beau, mais le vent tombe. Je reviens au miroir. Je songe. Un vent établi pour des mois, s’il tombe, dérange parfois tout le ciel. Et maintenant, je me harnache: mes lampes de secours nouées à ma ceinture, mon altimètre, mes crayons. Je vais jusqu’à Néri qui sera cette nuit mon radio de bord. Il se rase aussi. Je lui dis: «Ça va?» Pour le moment ça va. Cette opération préliminaire est la moins difficile du vol. Mais j’entends un grésillement, une libellule bute contre ma lampe. Sans que je sache pourquoi, elle me pince le cœur.
Je sors encore et je regarde tout est pur. Une falaise qui borde le terrain tranche sur le ciel comme s’il faisait jour. Sur le désert règne un grand silence de maison en ordre. Mais voici qu’un papillon vert et deux libellules cognent ma lampe. Et j’éprouve de nouveau un sentiment sourd, qui est peut-être de la joie, peut-être de la crainte, mais qui vient du fond de moi-même, encore très obscur, qui, à peine, s’annonce. Quelqu’un me parle de très loin. Est-ce cela l’instinct? Je sors encore: le vent est tout a fait tombé. Il fait toujours frais. Mais j’ai reçu un avertissement. Je devine, je crois deviner ce que j’attends: ai-je raison? Ni le ciel ni le sable ne m’ont fait aucun signe, mais deux libellules m’ont parlé, et un papillon vert.
Je monte sur une dune et m’assois face à l’est. Si j’ai raison «ça» ne va pas tarder longtemps. Que chercheraient-elles ici, ces libellules, à des centaines de kilomètres des oasis de l’intérieur?
De faibles débris charriés aux plages prouvent qu’un cyclone sévit en mer. Ainsi ces insectes me montrent qu’une tempête de sable est en marche; une tempête d’est, et qui a dévasté les palmeraies lointaines de leurs papillons verts. Son écume déjà m’a touché. Et solennel, puisqu’il est une preuve, et solennel, puisqu’il est une menace lourde, et solennel, puisqu’il contient une tempête, le vent d’est monte. C’est à peine si m’atteint son faible soupir. Je suis la borne extrême que lèche la vague. À vingt mètres derrière moi, aucune toile n’eût remué. Sa brûlure m’a enveloppé une fois, une seule, d’une caresse qui semblait morte.
Mais je sais bien, pendant les secondes qui suivent, que le Sahara reprend son souffle et va pousser son second soupir. Et qu’avant trois minutes la manche à air de notre hangar va s’émouvoir. Et qu’avant dix minutes le sable remplira le ciel. Tout à l’heure nous décollerons dans ce feu, ce retour de flammes du désert.
Mais ce n’est pas ce qui m’émeut. Ce qui me remplit d’une joie barbare, c’est d’avoir compris à demi-mot un langage secret, c’est d’avoir flairé une trace comme un primitif, en qui tout l’avenir s’annonce par de faibles rumeurs, c’est d’avoir lu cette colère aux battements d’ailes d’une libellule.
IV
Nous étions là-bas en contact avec les Maures insoumis. Ils émergeaient du fond des territoires interdits, ces territoires que nous franchissions dans nos vols; ils se hasardaient aux fortins de Juby ou de Cisneros pour y faire l’achat de pains de sucre ou de thé, puis ils se renfonçaient dans leur mystère. Et nous tentions, à leur passage, d’apprivoiser quelques-uns d’entre eux.
Quand il s’agissait de chefs influents, nous les chargions parfois à bord, d’accord avec la direction des lignes, afin de leur montrer le monde. Il s’agissait d’éteindre leur orgueil, car c’était par mépris, plus encore que par haine, qu’ils assassinaient les prisonniers. S’ils nous croisaient aux abords des fortins, ils ne nous injuriaient même pas. Ils se détournaient de nous et crachaient. Et cet orgueil, ils le tiraient de l’illusion de leur puissance. Combien d’entre eux m’ont répété, ayant dressé sur pied de guerre une armée de trois cents fusils: «Vous avez de la chance, en France, d’être à plus de cent jours de marche…»
Nous les promenions donc, et il se fit que trois d’entre eux visitèrent ainsi cette France inconnue. Ils étaient de la race de ceux qui, m’ayant une fois accompagné au Sénégal, pleurèrent de découvrir des arbres.
Quand je les retrouvai sous leurs tentes, ils célébraient les music-halls, où les femmes nues dansent parmi les fleurs. Voici des hommes qui n’avaient jamais vu un arbre ni une fontaine, ni une rose, qui connaissaient, par le Coran seul, l’existence de jardins où coulent des ruisseaux puisqu’il nomme ainsi le paradis. Ce paradis et ses belles captives, on le gagne par la mort amère sur le sable, d’un coup de fusil d’infidèle, après trente années de misère. Mais Dieu les trompe, puisqu’il n’exige des Français, auxquels sont accordés tous ces trésors, ni la rançon de la soif ni celle de la mort. Et c’est pourquoi ils rêvent, maintenant, les vieux chefs. Et c’est pourquoi, considérant le Sahara qui s’étend, désert, autour de leur tente, et jusqu’à la mort leur proposera de si maigres plaisirs, ils se laissent aller aux confidences.
«Tu sais… le Dieu des Français… Il est plus généreux pour les Français que le Dieu des Maures pour les Maures!»
Quelques semaines auparavant, on les promenait en Savoie. Leur guide les a conduits en face d’une lourde cascade, une sorte de colonne tressée, et qui grondait:
«Goûtez» leur a-t-il dit.
Et c’était de l’eau douce. L’eau! Combien faut-il de jours de marche, ici, pour atteindre le puits le plus proche et, si on le trouve, combien d’heures, pour creuser le sable dont il est rempli, jusqu’à une boue mêlée d’urine de chameau! L’eau! À Cap Juby, à Cisneros, à Port-Étienne, les petits des Maures ne quêtent pas l’argent, mais une boîte de conserves en main, ils quêtent l’eau:
«Donne un peu d’eau, donne…
– Si tu es sage.»
L’eau qui vaut son poids d’or, l’eau dont la moindre goutte tire du sable l’étincelle verte d’un brin d’herbe. S’il a plu quelque part, un grand exode anime le Sahara. Les tribus montent vers l’herbe qui poussera trois cents kilomètres plus loin… Et cette eau, si avare, dont il n’était pas tombé une goutte à Port-Étienne, depuis dix ans, grondait là-bas, comme si, d’une citerne crevée, se répandaient les provisions du monde.
«Repartons», leur disait leur guide.
Mais ils ne bougeaient pas:
«Laisse-nous encore…»
Ils se taisaient, ils assistaient graves, muets, à ce déroulement d’un mystère solennel. Ce qui coulait ainsi, hors du ventre de la montagne, c’était la vie, c’était le sang même des hommes.
Le débit d’une seconde eût ressuscité des caravanes entières, qui, ivres de soif, s’étaient enfoncées, à jamais, dans l’infini des lacs de sel et des mirages. Dieu, ici, se manifestait: on ne pouvait pas lui tourner le dos. Dieu ouvrait ses écluses et montrait sa puissance: les trois Maures demeuraient immobiles.
«Que verrez-vous de plus? Venez…
– Il faut attendre.
– Attendre quoi?
– La fin.» Ils voulaient attendre l’heure où Dieu se fatiguerait de sa folie. Il se repent vite, il est avare.
«Mais cette eau coule depuis mille ans!…»
Aussi, ce soir, n’insistent-ils pas sur la cascade. Il vaut mieux taire certains miracles. Il vaut même mieux n’y pas trop songer, sinon l’on ne comprend plus rien. Sinon, l’on doute de Dieu…
«Le Dieu des Français, vois-tu…»
Mais je les connais bien, mes amis barbares. Ils sont là, troublés dans leur foi, déconcertés, et désormais si près de se soumettre. Ils rêvent d’être ravitaillés en orge par l’intendance française, et assurés dans leur sécurité par nos troupes sahariennes. Et il est vrai qu’une fois soumis ils auront gagné en biens matériels.
Mais ils sont tous trois du sang d’El Mammoun, émir des Trarza. (Je crois faire erreur sur son nom.)
J’ai connu celui-là quand il était notre vassal. Admis aux honneurs officiels pour les services rendus, enrichi par les gouverneurs et respecté par les tribus, il ne lui manquait rien, semble-t-il, des richesses visibles. Mais une nuit, sans qu’un signe l’ait fait prévoir, il massacra les officiers qu’il accompagnait dans le désert, s'empara des chameaux, des fusils, et rejoignit les tribus insoumises.
On nomme trahisons ces révoltes soudaines, ces fuites, à la fois héroïques et désespérées, d’un chef désormais proscrit dans le désert, cette courte gloire qui s’éteindra bientôt, comme une fusée, sur le barrage du peloton mobile d’Atar. Et l’on s’étonne de ces coups de folie.
Et cependant l’histoire d’El Mammoun fut celle de beaucoup d’autres Arabes. Il vieillissait. Lorsque l’on vieillit, on médite. Ainsi découvrit-il un soir qu’il avait trahi le Dieu de l’islam et qu’il avait sali sa main en scellant, dans la main des chrétiens, un échange où il perdait tout.
Et, en effet, qu’importaient pour lui l’orge et la paix? Guerrier déchu et devenu pasteur, voilà qu’il se souvient d’avoir habité un Sahara où chaque pli du sable était riche des menaces qu’il dissimulait, où le campement, avancé dans la nuit, détachait à sa pointe des veilleurs, où les nouvelles qui racontaient les mouvements des ennemis, faisaient battre les cœurs autour des feux nocturnes. Il se souvient d’un goût de pleine mer qui, s’il a été une fois savouré par l’homme, n’est jamais oublié.
Voici qu’aujourd’hui il erre sans gloire dans une étendue pacifiée vidée de tout prestige. Aujourd’hui seulement le Sahara est un désert.
Les officiers qu’il assassinera, peut-être les vénérait-il. Mais l’amour d’Allah passe d’abord.
«Bonne nuit, El Mammoun.
– Que Dieu te protège!»
Les officiers se roulent dans leurs couvertures, allongés sur le sable, comme sur un radeau, face aux astres. Voici toutes les étoiles qui tournent lentement, un ciel entier qui marque l’heure. Voici la lune qui penche vers les sables, ramenée au néant, par Sa Sagesse. Les chrétiens bientôt vont s’endormir. Encore quelques minutes et les étoiles seules luiront. Alors, pour que les tribus abâtardies soient rétablies dans leur splendeur passée, alors pour que reprennent ces poursuites, qui seules font rayonner les sables, il suffira du faible cri de ces chrétiens que l’on noiera dans leur propre sommeil… Encore quelques secondes et, de l’irréparable, naîtra un monde…