Terre Des Hommes - Antoine de Saint-Exupery 9 стр.


Et l’on massacre les beaux lieutenants endormis.

V

À Juby, aujourd’hui, Kemal et son frère Mouyane m’ont invité, et je bois le thé sous leur tente. Mouyane me regarde en silence, et conserve, le voile bleu tiré sur les lèvres, une réserve sauvage. Kemal seul me parle et fait les honneurs:

«Ma tente, mes chameaux, mes femmes, mes esclaves sont à toi.»

Mouyane, toujours sans me quitter des yeux, se penche vers son frère, prononce quelques mots, puis il rentre dans son silence.

«Que dit-il?

– Il dit: «Bonnafous a volé mille chameaux aux R’Gueïbat.»

Ce capitaine Bonnafous, officier méhariste des pelotons d’Atar, je ne le connais pas. Mais je connais sa grande légende à travers les Maures. Ils parlent de lui avec colère, mais comme d’une sorte de dieu. Sa présence donne son prix au sable. Il vient de surgir aujourd’hui encore, on ne sait comment, à l’arrière des rezzous qui marchaient vers le sud, volant leurs chameaux par centaines, les obligeant, pour sauver leurs trésors qu’ils croyaient en sécurité, à se rabattre contre lui. Et maintenant, ayant sauvé Atar par cette apparition d'archange, ayant assis son campement sur une haute table calcaire, il demeure là tout droit, comme un gage à saisir, et son rayonnement est tel qu’il oblige les tribus à se mettre en marche vers son glaive.

Mouyane me regarde plus durement et parle encore.

«Que dit-il?

– Il dit: «Nous partirons demain en rezzou contre Bonnafous. Trois cents fusils.»

J’avais bien deviné quelque chose. Ces chameaux que l’on mène au puits depuis trois jours, ces palabres, cette ferveur. Il semble que l’on grée un voilier invisible. Et le vent du large, qui l’emportera, déjà circule. À cause de Bonnafous chaque pas vers le sud devient un pas riche de gloire. Et je ne sais plus départager ce que de tels départs contiennent de haine ou d'amour.

Il est somptueux de posséder au monde un si bel ennemi à assassiner. Là où il surgit, les tribus proches plient leurs tentes, rassemblent leurs chameaux et fuient, tremblant de le rencontrer face à face, mais les tribus les plus lointaines sont prises du même vertige que dans l'amour. On s’arrache à la paix des tentes, aux étreintes des femmes, au sommeil heureux, on découvre que rien au monde ne vaudrait, après deux mois de marche épuisante vers le sud, de soif brûlante, d’attentes accroupies sous les vents de sable, de tomber, par surprise, à l'aube, sur le peloton mobile d’Atar, et là, si Dieu permet, d’assassiner le capitaine Bonnafous.

«Bonnafous est fort», m’avoue Kemal.

Je sais maintenant leur secret. Comme ces hommes qui désirent une femme, rêvent à son pas indifférent de promenade, et se tournent et se retournent toute la nuit, blessés, brûlés, par la promenade indifférente qu’elle poursuit dans leur songe, le pas lointain de Bonnafous les tourmente. Tournant les rezzous lancés contre lui, ce chrétien habillé en Maure, à la tête de ses deux cents pirates maures, a pénétré en dissidence, là où le dernier de ses propres hommes, affranchi des contraintes françaises, pourrait se réveiller de son servage, impunément, et le sacrifier à son Dieu sur les tables de pierre, là où son seul prestige les retient, où sa faiblesse même les effraie. Et cette nuit, au milieu de leurs sommeils rauques, il passe et passe indifférent, et son pas sonne jusque dans le cœur du désert.

Mouyane médite, toujours immobile dans le fond de la tente, comme un bas-relief de granit bleu. Ses yeux seuls brillent, et son poignard d’argent qui n’est plus un jouet. Qu’il a changé depuis qu’il a rallié le rezzou! Il sent, comme jamais, sa propre noblesse, et m’écrase de son mépris; car il va monter vers Bonnafous, car il se mettra en marche, à l’aube, poussé par une haine qui a tous les signes de l’amour.

Une fois encore il se penche vers son frère, parle tout bas, et me regarde.

«Que dit-il?

– Il dit qu’il tirera sur toi s’il te rencontre loin du fort.

– Pourquoi?

– Il dit «Tu as des avions et la T.S.F., tu as Bonnafous, mais tu n’as pas la vérité.»

Mouyane immobile dans ses voiles bleus, aux plis de statue, me juge.

«Il dit: «Tu manges de la salade comme les chèvres, et du porc comme les porcs. Tes femmes sans pudeur montrent leur visage»: il en a vu. Il dit: «Tu ne pries jamais.» Il dit: «À quoi te servent tes avions, ta T. S. F., ton Bonnafous, si tu n’as pas la vérité?»

Et j’admire ce Maure qui ne défend pas sa liberté, car dans le désert on est toujours libre, qui ne défend pas de trésors visibles, car le désert est nu, mais qui défend un royaume secret. Dans le silence des vagues de sable, Bonnafous mène son peloton comme un vieux corsaire, et grâce à lui ce campement de Cap Juby n’est plus un foyer de pasteurs oisifs. La tempête de Bonnafous pèse contre son flanc, et à cause de lui on serre les tentes, le soir. Le silence, dans le Sud, qu’il est poignant: c’est le silence de Bonnafous! Et Mouyane, vieux chasseur, l’écoute qui marche dans le vent.

Lorsque Bonnafous rentrera en France, ses ennemis, loin de s’en réjouir, le pleureront, comme si son départ enlevait à leur désert un de ses pôles, à leur existence un peu de prestige, et ils me diront:

«Pourquoi s’en va-t-il, ton Bonnafous?

– Je ne sais pas…»

Il a joué sa vie contre la leur, et pendant des années. Il a fait ses règles de leurs règles. Il a dormi, la tête appuyée à leurs pierres. Pendant l’éternelle poursuite il a connu comme eux des nuits de Bible, faites d’étoiles et de vent. Et voici qu’il montre, en s’en allant, qu’il ne jouait pas un jeu essentiel. Il quitte la table avec désinvolture. Et les Maures, qu’il laisse jouer seuls, perdent confiance dans un sens de la vie qui n'engage plus les hommes jusqu’à la chair. Ils veulent croire en lui quand même.

«Ton Bonnafous: il reviendra.

– Je ne sais pas.»

Il reviendra, pensent les Maures. Les jeux d’Europe ne pourront plus le contenter, ni les bridges de garnison, ni l’avancement, ni les femmes. Il reviendra, hanté par sa noblesse perdue, là où chaque pas fait battre le cœur, comme un pas vers l’amour. Il aura cru ne vivre ici qu’une aventure, et retrouver là-bas l’essentiel, mais il découvrira avec dégoût que les seules richesses véritables il les a possédées ici, dans le désert: ce prestige du sable, la nuit, ce silence, cette patrie de vent et d’étoiles. Et si Bonnafous revient un jour, la nouvelle, dès la première nuit, se répandra en dissidence. Quelque part dans le Sahara, au milieu de ses deux cents pirates, les Maures sauront qu’il dort. Alors on mènera au puits, dans le silence, les méhara. On préparera les provisions d’orge. On vérifiera les culasses. Poussés par cette haine, ou cet amour.

VI

«Cache-moi dans un avion pour Marrakech…»

Chaque soir, à Juby, cet esclave des Maures m’adressait sa courte prière. Après quoi, ayant fait son possible pour vivre, il s’asseyait les jambes en croix et préparait mon thé. Désormais paisible pour un jour, s’étant confié, croyait-il, au seul médecin qui pût le guérir, ayant sollicité le seul dieu qui pût le sauver. Ruminant désormais, penché sur la bouilloire, les images simples de sa vie, les terres noires de Marrakech, ses maisons roses, les biens élémentaires dont il était dépossédé. Il ne m’en voulait pas de mon silence, ni de mon retard à donner la vie: je n’étais pas un homme semblable à lui, mais une force à mettre en marche, mais quelque chose comme un vent favorable, et qui se lèverait un jour sur sa destinée.

Pourtant, simple pilote, chef d’aéroport pour quelques mois à Cap Juby, disposant pour toute fortune d’une baraque adossée au fort espagnol, et, dans cette baraque, d’une cuvette, d’un broc d’eau salée, d’un lit trop court, je me faisais moins d’illusions sur ma puissance:

«Vieux Bark, on verra ça…»

Tous les esclaves s’appellent Bark; il s’appelait donc Bark. Malgré quatre années de captivité, il ne s’était pas résigné encore: il se souvenait d’avoir été roi.

«Que faisais-tu, Bark, à Marrakech?»

À Marrakech, où sa femme et ses trois enfants vivaient sans doute encore, il avait exercé un métier magnifique:

«J’étais conducteur de troupeaux, et je m’appelais Mohammed!»

Les caïds, là-bas, le convoquaient:

«J’ai des bœufs à vendre, Mohammed. Va les chercher dans la montagne.»

Ou bien:

«J’ai mille moutons dans la plaine, conduis-les plus haut vers les pâturages.

Et Bark, armé d’un sceptre d’olivier, gouvernait leur exode. Seul responsable d’un peuple de brebis, ralentissant les plus agiles à cause des agneaux à naître, et secouant un peu les paresseuses, il marchait dans la confiance et l’obéissance de tous. Seul à connaître vers quelles terres promises ils montaient, seul à lire sa route dans les astres, lourd d’une science qui n’est point partagée aux brebis, il décidait seul, dans sa sagesse, l’heure du repos, l’heure des fontaines. Et debout, la nuit, dans leur sommeil, pris de tendresse pour tant de faiblesse ignorante, et baigné de laine jusqu’aux genoux, Bark, médecin, prophète et roi, priait pour son peuple.

Un jour, des Arabes l’avaient abordé:

«Viens avec nous chercher des bêtes dans le Sud.»

On l’avait fait marcher longtemps, et quand, après trois jours, il fut bien engagé dans un chemin creux de montagne, aux confins de la dissidence, on lui mit simplement la main sur l’épaule, on le baptisa Bark et on le vendit.

Je connaissais d’autres esclaves. J’allais chaque jour, sous les tentes, prendre le thé. Allongé là, pieds nus, sur le tapis de haute laine qui est le luxe du nomade, et sur lequel il fonde pour quelques heures sa demeure, je goûtais le voyage du jour. Dans le désert, on sent l’écoulement du temps. Sous la brûlure du soleil, on est en marche vers le soir, vers ce vent frais qui baignera les membres et lavera toute sueur. Sous la brûlure du soleil, bêtes et hommes, aussi sûrement que vers la mort, avancent vers ce grand abreuvoir. Ainsi l’oisiveté n’est jamais vaine. Et toute journée paraît belle comme ces routes qui vont à la mer.

Je les connaissais, ces esclaves. Ils entrent sous la tente quand le chef a tiré de la caisse aux trésors le réchaud, la bouilloire et les verres, de cette caisse lourde d’objets absurdes, de cadenas sans clefs, de vases de fleurs sans fleurs, de glaces à trois sous, de vieilles armes, et qui, échoués ainsi en plein sable, font songer à l’écume d’un naufrage.

Alors l’esclave, muet, charge le réchaud de brindilles sèches, souffle sur la braise, remplit la bouilloire, fait jouer pour des efforts de petite fille, des muscles qui déracineraient un cèdre. Il est paisible. Il est pris par le jeu faire le thé, soigner les méhara, manger. Sous la brûlure du jour, marcher vers la nuit, et sous la glace des étoiles nues souhaiter la brûlure du jour. Heureux les pays du Nord auxquels les saisons composent, l’été, une légende de neige, l’hiver, une légende de soleil, tristes tropiques où dans l’étuve rien ne change beaucoup, mais heureux aussi ce Sahara où le jour et la nuit balancent si simplement les hommes d’une espérance à l’autre.

Parfois l’esclave noir, s’accroupissant devant la porte, goûte le vent du soir. Dans ce corps pesant de captif, les souvenirs ne remontent plus. À peine se souvient-il de l’heure du rapt, de ces coups, de ces cris, de ces bras d’homme qui l’ont renversé dans sa nuit présente. Il s’enfonce, depuis cette heure-là dans un étrange sommeil, privé comme un aveugle de ses fleuves lents du Sénégal ou de ses villes blanches du Sud-Marocain, privé comme un sourd des voix familières. Il n’est pas malheureux, ce noir, il est infirme. Tombé un jour dans le cycle de la vie des nomades, lié à leurs migrations, attaché pour la vie aux orbes qu’ils décrivent dans le désert, que conserverait-il de commun, désormais, avec un passé, avec un foyer, avec une femme et des enfants qui sont, pour lui, aussi morts que des morts?

Des hommes qui ont vécu longtemps d’un grand amour, puis en furent privés, se lassent parfois de leur noblesse solitaire. Ils se rapprochent humblement de la vie, et, d’un amour médiocre, font leur bonheur. Ils ont trouvé doux d’abdiquer, de se faire serviles, et d’entrer dans la paix des choses. L’esclave fait son orgueil de la braise du maître.

«Tiens, prends», dit parfois le chef au captif.

C’est l’heure où le maître est bon pour l’esclave à cause de cette rémission de toutes les fatigues, de toutes les brûlures, à cause de cette entrée, côte à côte, dans la fraîcheur. Et il lui accorde un verre de thé. Et le captif, alourdi de reconnaissance, baiserait, pour ce verre de thé, les genoux du maître. L’esclave n’est jamais chargé de chaînes. Qu’il en a peu besoin! Qu’il est fidèle! Qu’il renie sagement en lui le roi noir dépossédé il n’est plus qu’un captif heureux.

Un jour, pourtant, on le délivrera. Quand il sera trop vieux pour valoir ou sa nourriture ou ses vêtements, on lui accordera une liberté démesurée. Pendant trois jours, il se proposera en vain de tente en tente, chaque jour plus faible, et vers la fin du troisième jour, toujours sagement il se couchera sur le sable. J’en ai vu ainsi, à Juby, mourir nus. Les Maures coudoyaient leur longue agonie, mais sans cruauté, et les petits des Maures jouaient près de l’épave sombre, et, à chaque aube, couraient voir par jeu si elle remuait encore, mais sans rire du vieux serviteur. Cela était dans l’ordre naturel. C’était comme si on lui eût dit: «Tu as bien travaillé, tu as droit au sommeil, va dormir.» Lui, toujours allongé, éprouvait la faim qui n’est qu’un vertige, mais non l’injustice qui seule tourmente. Il se mêlait peu à peu à la terre. Séché par le soleil et reçu par la terre. Trente années de travail, puis ce droit au sommeil et à la terre.

Le premier que je rencontrai, je ne l’entendis pas gémir: mais il n’avait pas contre qui gémir. Je devinais en lui une sorte d’obscur consentement, celui du montagnard perdu, à bout de forces, et qui se couche dans la neige, s'enveloppe dans ses rêves et dans la neige. Ce ne fut pas sa souffrance qui me tourmenta. Je n’y croyais guère. Mais, dans la mort d’un homme, un monde inconnu meurt, et je me demandais quelles étaient les images qui sombraient en lui. Quelles plantations du Sénégal, quelles villes blanches du Sud-Marocain s’enfonçaient peu à peu dans l’oubli. Je ne pouvais connaître si, dans cette masse noire, s’éteignaient simplement des soucis misérables le thé à préparer, les bêtes à conduire au puits… si s’endormait une âme d’esclave, ou si, ressuscité par une remontée de souvenirs, l’homme mourait dans sa grandeur. L’os dur du crâne était pour moi pareil à la vieille caisse aux trésors. Je ne savais quelles soies de couleur, quelles images de fêtes, quels vestiges tellement désuets ici, tellement inutiles dans ce désert, y avaient échappé au naufrage. Cette caisse était là, bouclée, et lourde. Je ne savais quelle part du monde se défaisait dans l’homme pendant le gigantesque sommeil des derniers jours, se défaisait dans cette conscience et cette chair qui, peu à peu, redevenaient nuit et racine.

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