Courrier Sud - Antoine de Saint-Exupery 10 стр.


Visite étrange: nul éclat de voix, nulle surprise. La route rendait un son mat. Il sauta la haie comme jadis: l’herbe montait dans les allées… ah! c’est la seule différence. La maison lui apparut blanche entre les arbres mais comme en rêve, à une distance infranchissable. Au moment d’atteindre le but, est-ce un mirage? Il gravit le perron de larges pierres. Il était né de la nécessité avec une aisance sûre de lignes.

«Rien ici n’est truqué…» Le vestibule était obscur: un chapeau blanc sur une chaise: le sien? Quel désordre aimable: on un désordre d’abandon, mais le désordre intelligent qui marque une présence. Il garde encore l’empreinte du mouvement. Une chaise à peine reculée d’où l’on s’était levé la main appuyée à la table: il vit le geste. Un livre ouvert: qui vient de le quitter? Pourquoi? La dernière phrase chantait peut-être encore dans une conscience.

Bernis sourit, pensant aux mille petits travaux, aux mille petits tracas de la maison. On y marchait le long du jour en parant aux mêmes besoins, en rangeant le même désordre. Les drames y étaient de si peu d’importance: il suffisait d’être un voyageur, un étranger pour en sourire…

«Tout de même, pensait-il, le soir tombait ici comme ailleurs une année entière, c’était un cycle révolu. Le lendemain… c’était recommencer la vie. On marchait vers le soir. On n’avait plus, alors, aucun souci: les persiennes étaient closes, les livres rangés et les garde-feux bien en place. Ce repos gagné eût pu être éternel, il en avait le goût. Mes nuits, elles, sont moins que des trêves…»

Il s’assit sans faire de bruit. Il n’osait pas se révéler: tout semblait si calme, si égal. D’un store soigneusement baissé, un rayon de soleil filtra. «Une déchirure, pensa Bernis, ici l’on vieillit sans savoir…»

«Que vais-je apprendre?…» Un pas dans la pièce voisine enchanta la maison. Un pas tranquille. Un pas de nonne qui range les fleurs de l’Autel. «Quelle besogne minuscule achève-t-on? Ma vie est serrée comme un drame. Ici que d’espace, que d’air, entre chacun des mouvements, entre chacune des pensées…» Par la fenêtre il se pencha vers la campagne. Elle était tendue sous le soleil, avec des lieues de route blanche à parcourir pour aller prier, pour aller chasser, pour aller porter une lettre. Une batteuse au loin ronflait: on faisait un effort pour l’entendre: la voix trop faible d’un acteur oppresse la salle.

Le pas de nouveau résonna: «On range les bibelots, ils ont encombré les vitrines peu à peu. Chaque siècle en se retirant laisse derrière lui ces coquillages…»

On parlait, Bernis écouta:

– Crois-tu qu’elle passe la semaine? Le médecin…

Les pas s’éloignèrent. Stupéfait, il se tut. Qui allait mourir? Son cœur se serra. Il appela à l’aide toute preuve de vie, le chapeau blanc, le livre ouvert…

Les voix reprirent. C’étaient des voix pleines d’amour mais si calmes. On savait la mort installée sous le toit, on l’y accueillait en intime sans en détourner le visage. Il n’y avait rien de déclamatoire: «Comme tout est simple, pensa Bernis, vivre, ranger les bibelots, mourir…»

– Tu as cueilli des fleurs pour le salon?

– Oui.

On parlait bas, sur un ton voilé mais égal. On parlait de mille petites choses et la mort prochaine les teignait simplement de grisaille. Un rire jaillit qui mourut de lui-même. Un rire sans racine profonde, mais que ne réprimait pas une dignité théâtrale.

– Ne monte pas, dit la voix, elle dort.

Bernis était assis au cœur même de la douleur dans une intimité dérobée. Il eut peur d’être découvert. L’étranger fait naître, du besoin de tout exprimer, une douleur moins humble. On lui crie: «Vous qui l’avez connue, aimée…» Il dresse la mourante dans toute sa grâce et c’est intolérable.

Il avait droit pourtant à cette intimité «…car je l’aimais».

Il eut besoin de la revoir, monta en fraude l’escalier, ouvrit la porte de la chambre. Elle contenait tout l’été. Les murs étaient clairs et le lit blanc. La fenêtre ouverte s’emplissait de jour. L’horloge d’un clocher lointain, paisible, lente, donna la cadence juste du cœur, du cœur sans fièvre qu’il faut avoir. Elle dormait. Quel sommeil glorieux au centre de l’été!

«Elle va mourir…» Il s’avança sur le parquet ciré, plein de lumière. Il ne comprenait pas sa propre paix. Mais elle gémit: Bernis n’osa pénétrer plus avant.

Il devinait une présence immense: l’âme des malades s’étale, remplit la chambre et la chambre est comme une plaie. On n’ose heurter un meuble, marcher.

Pas un bruit. Des mouches seules grésillaient. Un appel lointain posa un problème. Une bouffée de vent frais roula, molle, dans la chambre. «Le soir déjà», pensa Bernis. Il songeait aux volets que l’on allait tirer, à la lumière de la lampe. C’était bientôt la nuit qui obséderait la malade ainsi qu’une étape à franchir. La lampe en veilleuse fascine alors comme un mirage, et les choses dont les ombres ne tournent pas et que l’on regarde douze heures sous le même angle finissent par s’imprimer dans le cerveau, peser d’un poids insupportable.

«Qui est là?» dit-elle.

Bernis s’approcha. La tendresse, la pitié montèrent vers ses lèvres. Il s’inclina. La secourir. La prendre dans les bras. Être sa force.

«Jacques…» Elle le fixait. «Jacques…» Elle le halait du fond de sa pensée. Elle ne cherchait pas son épaule mais fouillait dans ses souvenirs. Elle s’accrochait à sa manche comme un naufragé qui se hisse, non pour se saisir d’une présence, d’un appui, mais d’une image… Elle regarde…

Et voici que peu à peu il lui semble étranger. Elle ne reconnaît pas cette ride, ce regard. Elle lui serre les doigts pour l’appeler: il ne peut lui être d’aucun secours. Il n’est pas d’ami qu’elle porte en elle. Déjà lasse de cette présence, elle le repousse, détourne la tête.

Il est à une distance infranchissable.

Il s’évada sans bruit, traversa de nouveau le vestibule. Il revenait d’un voyage immense, d’un voyage confus, dont on se souvient mal. Est-ce qu’il souffrait? Est-ce qu’il était triste? Il s’arrêta. Le soir s’insinuait comme la mer dans une cale qui fait eau, les bibelots allaient s’éteindre. Le front contre la vitre, il vit les ombres des tilleuls s’allonger, se joindre, remplir le gazon de nuit. Un village lointain s’éclaira: à peine une poignée de lumières: elle aurait tenu dans ses mains. Il n’y avait plus de distance: il eût pu toucher du doigt la colline. Les voix de la maison se turent: on avait achevé de la mettre en ordre. Il ne bougeait pas. Il se souvenait de soirs pareils. On se levait pesant comme un scaphandrier. Le visage lisse de la femme se fermait et tout à coup on avait peur de l’avenir, de la mort.

Il sortit. Il se retourna avec le désir aigu d’être surpris, d’être appelé: son cœur aurait fondu de tristesse et de joie. Mais rien. Rien ne le retenait. Il glissait sans résistance entre les arbres. Il sauta la haie: la route était dure. C’était fini, il ne reviendrait plus jamais.

V

Et Bernis, avant de partir, me résumait toute l’aventure:

«J’ai essayé, vois-tu, d’entraîner Geneviève dans un monde à moi. Tout ce que je lui montrais devenait terne, gris. La première nuit était d’une épaisseur sans nom: nous n’avons pas pu la franchir. J’ai dû lui rendre sa maison, sa vie, son âme. Un à un tous les peupliers de la route. À mesure que nous remontions Paris, diminuait entre le monde et nous une épaisseur. Comme si j’avais voulu l’entraîner sous la mer. Quand, plus tard, j’ai cherché encore à la joindre, j’ai pu l’approcher, la toucher: il n’y avait pas d’espace entre nous. Il y avait plus. Je ne sais te dire quoi: mille années. On est si loin d’une autre vie. Elle était cramponnée à ses draps blancs, à son été, à ses évidences, et je n’ai pas pu l’emporter. Laisse-moi partir.»

Où vas-tu maintenant chercher le trésor, plongeur des Indes qui touche les perles, mais ne sait pas les ramener au jour? Ce désert sur lequel je marche, moi qui suis retenu, comme un plomb, au sol, je n’y saurais rien découvrir. Mais il n’est pour toi, magicien, qu’une voile de sable, qu’une apparence…

– Jacques, c’est l’heure.

VI

Maintenant, engourdi, il rêve. Le sol de si haut paraît immobile. Le Sahara de sable jaune mord sur une mer bleue comme un trottoir interminable. Bernis bon ouvrier ramène cette côte qui dérive à droite, glisse en travers, dans l’alignement du moteur. À chaque virage de l’Afrique, il incline doucement l’avion. Encore deux mille kilomètres avant Dakar.

Devant lui, l’éclatante blancheur de ce territoire insoumis. Parfois le roc est nu. Le vent a balayé le sable, çà et là, en dunes régulières. L’air immobile a pris l’avion comme une gangue. Nul tangage, nul roulis et, de si haut, nul déplacement du paysage. Serré dans le vent l’avion dure. Port-Étienne, première escale, n’est pas inscrite dans l’espace mais dans le temps, et Bernis regarde sa montre. Six heures encore d’immobilité et de silence, puis on sort de l’avion comme d’une chrysalide. Le monde est neuf.

Bernis regarde cette montre par quoi s’opère un tel miracle. Puis le compte-tours immobile. Si cette aiguille lâche son chiffre, si la panne livre l’homme au sable, le temps et les distances prendront un sens nouveau et qu’il ne conçoit même pas. Il voyage dans une quatrième dimension.

Il connaît pourtant cet étouffement. Nous l’avons tous connu. Tant d’images coulaient dans nos yeux: nous sommes prisonniers d’une seule, qui pèse le poids vrai de ses dunes, de son soleil, de son silence. Un monde sur nous s’est échoué. Nous sommes faibles, armés de gestes qui feront tout juste, la nuit venue, fuir des gazelles. Armés de voix qui porteraient pas à trois cents mètres et ne sauraient toucher des hommes. Nous sommes tous tombés un jour dans cette planète inconnue.

Le temps y devenait trop large pour le rythme de notre vie. À Casablanca, nous comptions par heures à cause de nos rendez-vous: chacun d’eux nous changeait le cœur. En avion, chaque demi-heure, nous changions de climat: changions de chair. Ici, nous comptons par semaines.

Les camarades nous ont tirés de là. Et, si nous étions faibles, nous ont hissés dans la carlingue: poignet de fer des camarades qui nous tiraient hors de ce monde dans leur monde.

En équilibre sur tant d’inconnu, Bernis songe qu’il se connaît mal. Qu’appelleraient en lui la soif, l’abandon, ou la cruauté des tribus Maures? Et l’escale de Port-Étienne rejetée, soudain, à plus d’un mois? Il pense encore:

«Je n’ai besoin d’aucun courage.»

Tout reste abstrait. Quand un jeune pilote se hasarde aux loopings, il verse au-dessus de sa tête, si proches soient-ils, non des obstacles durs dont le moindre l’écraserait, mais des arbres, des murs aussi fluides que dans les rêves. Du courage, Bernis?

Pourtant, contre son cœur, car le moteur a tressailli, cet inconnu qui peut surgir prendra sa place.

Ce Cap, ce Golfe ont rejoint enfin après une heure les terres neutres, désarmées, dont l’hélice est venue à bout. Mais chaque point du sol en avant porte sa menace mystérieuse.

Mille kilomètres encore: il faut tirer à soi cette nappe immense.

«De Port-Étienne pour Cap Juby: courrier bien arrivé 16 h 30.»

«De Port-Étienne pour Saint-Louis: courrier reparti 16 h.45.»

«De Saint-Louis pour Dakar: courrier quitte Port-Étienne 16 h. 45, ferons continuer de nuit

Vent d’Est. Il souffle de l’intérieur du Sahara et le sable monte en tourbillons jaunes. De l’horizon s’est détaché à l’aube un soleil élastique et pâle, déformé par la brume chaude. Une bulle de savon pâle. Mais en montant vers le zénith, peu à peu contracté, mis au point, il est devenu cette flèche brûlante, ce poinçon brûlant dans la nuque.

Vent d’Est. On décolle de Port-Étienne dans un air calme, presque frais, mais à cent mètres d’altitude on trouve cette coulée de lave. Et tout de suite:

Température de l’huile: 120.

Température de l’eau: 110.

Gagner deux mille, trois mille mètres: évidemment! Dominer cette tempête de sable: évidemment! Mais, avant cinq minutes de cabré: auto-allumage et soupapes grillées. Et puis monter: facile à dire. L’avion s’enfonce dans cet air sans ressort, l’avion s’enlise.

Vent d’Est. On est aveugle. Le soleil est roulé dans ces volutes jaunes. Sa face pâle parfois émerge et brûle. La terre n’apparaît qu’à la verticale, et encore! Je cabre? je pique? je penche? Va-t’en voir! On plafonne à cent mètres. Tant pis! cherchons plus bas.

Au ras du sol une rivière de vent Nord. Ça va. On laisse pendre un bras hors de la carlingue. Ainsi dans un canot rapide on joue des doigts à flétrir l’eau fraîche.

Température de l’huile: 110.

Température de l’eau: 95.

Frais comme une rivière? En comparaison. Ça danse un peu, chaque pli du sol décoche sa gifle. C’est embêtant de ne rien voir.

Mais au cap Timéris le vent d’Est épouse le sol même. Plus de refuge nulle part. Odeur de caoutchouc brûlé: Magnéto? Joints? L’aiguille du compte-tours hésite, cède dix tours. «Alors toi si tu t’en mêles…»

Température de l’eau: 115.

Impossible de gagner dix mètres. Un coup d’œil sur la dune qui vous arrive comme un tremplin. Un coup d’œil sur les manomètres. Hop! c’est le remous de la dune. On pilote manche sur le ventre: plus pour longtemps. On porte dans les mains l’avion en équilibre comme un bol trop plein.

À dix mètres des roues, la Mauritanie dépêche ses sables, ses salines, ses plages; torrent du ballast.

1.520 tours.

Le premier passage à vide frappe le pilote comme un coup de poing. Un poste français à vingt kilomètres: le seul. L’atteindre.

Température de l’eau: 120.

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