Courrier Sud - Antoine de Saint-Exupery 9 стр.


Un courrier en route, ce n’est rien. Entre Agadir et Cap Juby, sur cette dissidence inexplorée c’est un camarade qui n’est nulle part. Tout à l’heure, dans notre ciel, un signe immobile semblera naître.

«Parti à cinq heures d’Agadir…»

On pense vaguement au drame. Un courrier en panne, ce n’est rien qu’une attente qui se prolonge, une discussion qui s’énerve un peu, qui dégénère. Puis le temps qui devient trop large et que l’on remplit mal par de petits gestes, des mots sans suite…

Et soudain, c’est un coup de poing sur la table. Un «Bon Dieu! Dix heures…» qui dresse des hommes, c’est un camarade chez les Maures.

* * * * *

L’opérateur de T.S.F. communique avec Las Palmas. Le Diesel souffle bruyamment. L’alternateur ronfle comme une turbine. Lui, fixe des yeux l’ampèremètre où chaque décharge s’accuse.

J’attends debout. L’homme de biais me tend sa main gauche et de la main droite manipule toujours. Puis il me crie:

«Quoi?»

Je n’ai rien dit. Vingt secondes se passent. Il crie encore, je n’entends pas, je fais «Ah oui?» Autour de moi tout luit, des volets entrouverts filtrent un rai de soleil. Les bielles du Diesel font des éclairs humides, barattent ce jet de lumière.

L’opérateur se tourne enfin d’un bloc vers moi, quitte son casque. Le moteur éternue et stoppe. J’entends les derniers mots: surpris par le silence, il me les crie comme si j’étais à cent mètres:

– … S’en foutent complètement!

– Qui?

– Eux.

– Ah! oui? Pouvez-vous avoir Agadir?

– Ce n’est pas l’heure de la reprise.

– Essayez quand même.

Je griffonne sur un bloc-notes:

«Courrier non arrivé. Est-ce faux départ? stop. Confirmez heure décollage.»

– Passez-leur ça.

– Bien. Je vais appeler.

Et le tumulte recommence.

– Alors?

– … tendez.

Je suis distrait, je rêve: il a voulu dire: attendez. Qui pilote le courrier? Est-ce bien toi, Jacques Bernis, qui est ainsi hors de l’espace, hors du temps?

L’opérateur fait taire le groupe, branche un connecteur, revêt son casque. Il tapote la table de son crayon, regarde l’heure et aussitôt bâille.

– En panne, pourquoi?

– Comment voulez-vous que je le sache!

– C’est vrai. Ah… rien. Agadir n’a pas entendu.

– Vous recommencez?

– Je recommence.

Le moteur s’ébranle.

Agadir est toujours muet. Nous guettons maintenant sa voix. S’il cause avec un autre poste, nous nous mêlerons au discours.

Je m’assieds. Par désœuvrement, je m’empare d’un écouteur et tombe dans une volière pleine d’un tumulte d’oiseaux.

Longues, brèves, trilles trop rapides, je déchiffre mal ce langage, mais combien de voix révélées dans un ciel que je croyais désert.

Trois postes parlaient. L’un se tait, un autre entre en danse.

– Ça? Bordeaux sur l’automatique.

Roulade aiguë, pressée, lointaine. Une voix plus grave, plus lente:

– Et ça?

– Dakar.

Un timbre désolé. La voix se tait, reprend, se tait encore et recommence.

… Barcelone qui appelle Londres et Londres qui ne répond pas.

Sainte-Assise, quelque part, très loin, conte en sourdine quelque chose.

Quel rendez-vous au Sahara! Toute l’Europe rassemblée, capitales aux voix d’oiseaux qui échangent des confidences.

Un roulement proche vient de retentir. L’interrupteur plonge les voix dans le silence.

– C’était Agadir?

– Agadir.

L’opérateur, les yeux toujours fixés, j’ignore pourquoi, sur la pendule, lance des appels.

– Il a entendu?

– Non. Mais il parle à Casablanca, on va savoir.

Nous captons en fraude des secrets d’ange. Le crayon hésite, s’abat, cloue une lettre, puis deux, puis dix avec rapidité. Des mots se forment, semblent éclore.

«Note pour Casablanca…»

Salaud! Ténériffe nous brouille Agadir! Sa voix énorme remplit les écouteurs. Elle s’interrompt net.

«… terri six heures trente. Reparti à…»

Ténériffe l’intrus nous bouscule encore.

Mais j’en sais assez long. À six heures trente le courrier est retourné sur Agadir. – Et n’a dû repartir qu’à sept heures… Pas en retard.

– Merci!

III

Jacques Bernis, cette fois-ci, avant ton arrivée, je dévoilerai qui tu es. Toi que, depuis hier, les radios situent exactement, qui vas passer ici les vingt minutes réglementaires, pour qui je vais ouvrir une boîte de conserves, déboucher une bouteille de vin, qui ne nous parleras ni de l’amour ni de la mort, d’aucun des vrais problèmes, mais de la direction du vent, de l’état du ciel, de ton moteur. Toi qui vas rire du bon mot d’un mécanicien, gémir sur la chaleur, ressembler à n’importe lequel d’entre nous…

Je dirai quel voyage tu accomplis. Comment tu soulèves les apparences, pourquoi les pas que tu fais à côté des nôtres ne sont pas les mêmes.

Nous sommes sortis de la même enfance, et voici que se dresse dans mon souvenir, brusquement, ce vieux mur croulant et chargé de lierre. Nous étions des enfants hardis: «Pourquoi as-tu peur? Pousse la porte…»

Un vieux mur croulant et chargé de lierre. Séché, pénétré, pétri de soleil, pétri d’évidence. Des lézards bruissaient entre les feuilles, que nous appelions des serpents, aimant déjà jusqu’à l’image de cette fuite qui est la mort. Chaque pierre de ce côté-ci était chaude, couvée comme un œuf, ronde comme un œuf. Chaque parcelle de terre, chaque brindille était dégagée par ce soleil de tout mystère. De ce côté du mur, régnait, dans sa richesse, dans sa plénitude, l’été à la campagne. Nous apercevions un clocher. Nous entendions une batteuse. Le bleu du ciel comblait tous les vides. Les paysans fauchaient les blés, le curé sulfatait sa vigne, des parents, au salon, jouaient au bridge. Nous nommions ceux qui usaient soixante années de ce coin de terre, qui, de la naissance à la mort, prenaient ce soleil en consigne, ces blés, cette demeure, nous nommions ces générations présentes «l’équipe de garde». Car nous aimions nous découvrir sur l’îlot le plus menacé, entre deux océans redoutables, entre le passé et l’avenir.

«Tourne la clef…»

Il était interdit aux enfants de pousser cette petite porte verte, d’un vert usé de vieille barque, de toucher cette serrure énorme, sortie rouillée du temps, comme une vieille ancre de la mer.

Sans doute craignait-on pour nous cette citerne à ciel ouvert, l’horreur d’un enfant noyé dans la mare. Derrière la porte dormait une eau que nous disions immobile depuis mille ans, à laquelle nous pensions chaque fois que nous entendions parler d’eau morte. De minuscules feuilles rondes la revêtaient d’un tissu vert: nous lancions des pierres qui faisaient des trous.

Quelle fraîcheur sous des branchages si vieux, si lourds, qui portaient le poids du soleil. Jamais un rayon n’avait jauni la pelouse tendre du remblai ni touché l’étoffe précieuse. Le caillou que nous avions lancé commençait son cours, comme un astre, car, pour nous, cette eau n’avait pas de fond.

«Asseyons-nous…» Aucun bruit ne nous parvenait. Nous goûtions la fraîcheur, l’odeur, l’humidité qui renouvelaient notre chair. Nous étions perdus aux confins du monde car nous savions déjà que voyager c’est avant tout changer de chair.

«Ici c’est l’envers des choses…»

L’envers de cet été si sûr de lui, de cette campagne, de ces visages qui nous retenaient prisonniers. Et nous haïssions ce monde imposé. À l’heure du dîner, nous remontions vers la maison, lourds de secrets, comme ces plongeurs des Indes qui touchèrent des perles. À la minute où le soleil chavire, où la nappe est rose, nous entendions prononcer les mots qui nous faisaient mal:

«Les jours allongent…»

Nous nous sentions repris par cette vieille ritournelle, par cette vie faite de saisons, de vacances, de mariages, et de morts. Tout ce tumulte vain de la surface.

Fuir, voilà l’important. À dix ans, nous trouvions refuge dans la charpente du grenier. Des oiseaux morts, de vieilles malles éventrées, des vêtements extraordinaires: un peu les coulisses de la vie. Et ce trésor que nous disions caché, ce trésor des vieilles demeures, exactement décrit dans les contes de fées: saphirs, opales, diamants. Ce trésor qui luisait faiblement. Qui était la raison d’être de chaque mur, de chaque poutre. Ces poutres énormes qui défendaient contre Dieu sait quoi la maison. Si. Contre le temps. Car c’était chez nous le grand ennemi. On s’en protégeait par les traditions. Le culte du passé. Les poutres énormes. Mais nous seuls savions cette maison lancée comme un navire. Nous seuls qui visitions les soutes, la cale, savions par où elle faisait eau. Nous connaissions les trous de la toiture où se glissaient les oiseaux pour mourir. Nous connaissions chaque lézarde de la charpente. En bas, dans les salons, les invités causaient, de jolies femmes dansaient. Quelle sécurité trompeuse! On servait sans doute des liqueurs. Valets noirs, gants blancs. O passagers! Et nous, là-haut, regardions filtrer la nuit bleue par les failles de la toiture. Ce trou minuscule: juste une seule étoile tombait sur nous. Décantée pour nous d’un ciel entier. Et c’était l’étoile qui rend malade. Là nous nous détournions: c’était celle qui fait mourir.

Nous sursautions. Travail obscur des choses. Poutres éclatées par le trésor. À chaque craquement nous sondions le bois. Tout n’était qu’une cosse prête à livrer son grain. Vieille écorce des choses sous laquelle se trouvait, nous n’en doutions pas, autre chose. Ne serait-ce que cette étoile, ce petit diamant dur. Un jour nous marcherons vers le Nord ou le Sud, ou bien en nous-même, à sa recherche. Fuir.

L’étoile qui fait dormir tournait l’ardoise qui la masquait, nette comme un signe. Et nous descendions vers notre chambre, emportant pour le grand voyage du demi-sommeil cette connaissance d’un monde où la pierre mystérieuse coule sans fin parmi les eaux comme dans l’espace ces tentacules de lumière qui plongent mille ans pour nous parvenir; où la maison qui craque au vent est menacée comme un navire, où les choses, une à une, éclatent, sous l’obscure poussée du trésor.

– Assieds-toi là. Je t’ai cru en panne. Bois. Je t’ai cru en panne et j’allais partir à ta recherche. L’avion est déjà en piste: regarde. Les Aït-Toussa ont attaqué les Izarguïn. Je te croyais tombé dans ce grabuge, j’ai eu peur. Bois. Que veux-tu manger?

– Laisse-moi partir.

– Tu as cinq minutes. Regarde-moi. Que s’est-il passé avec Geneviève? Pourquoi souris-tu?

– Ah! rien. Tout à l’heure, dans la carlingue, je me suis souvenu d’une vieille chanson. Je me suis senti tout à coup si jeune…

– Et Geneviève?

– Je ne sais plus. Laisse-moi partir.

– Jacques… réponds-moi… L’as-tu revue?

– Oui… – Il hésitait. – En redescendant sur Toulouse, j’ai fait ce détour pour la voir encore…

Et Jacques Bernis me raconta son aventure.

IV

Ce n’était pas une petite gare de province, mais une porte dérobée. Elle donnait en apparence sur la campagne. Sous l’œil d’un contrôleur paisible on gagnait une route blanche sans mystère, un ruisseau, des églantines. Le chef de gare soignait des roses, l’homme d’équipe feignait de pousser un chariot vide. Sous ces déguisements veillaient trois gardiens d’un monde secret.

Le contrôleur tapotait le billet:

– Vous allez de Paris à Toulouse, pourquoi descendez-vous ici?

– Je continuerai par le train suivant.

Le contrôleur le dévisageait. Il hésitait à lui livrer non une route, un ruisseau, des églantines, mais ce royaume que depuis Merlin on sait pénétrer sous les apparences. Il dut lire enfin en Bernis les trois vertus requises depuis Orphée pour ces voyages: le courage, la jeunesse, l’amour…

«Passez», dit-il.

Les rapides brûlaient cette gare qui n’était là qu’en trompe-l’œil comme ces petits bars occultes ornés de faux garçons, de faux musiciens, d’un faux barman. Déjà dans l’omnibus Bernis avait senti sa vie se ralentir, changer de sens. Maintenant sur cette carriole, près de ce paysan, il s’éloignait de nous plus encore. Il s’enfonçait dans le mystère. L’homme, dès trente ans, portait toutes ses rides pour ne plus vieillir. Il désignait un champ:

«Ça pousse vite!»

Quelle hâte invisible pour nous, cette course des blés vers le soleil!

Bernis nous découvrit plus lointains encore, plus agités, plus misérables, quand le paysan désignant un mur:

– C’est le grand-père de mon grand-père qui l’a bâti.

Il touchait déjà un mur éternel, un arbre éternel: il devina qu’il arrivait.

– Voilà le domaine. Faut-il vous attendre?

Royaume de légende endormi sous les eaux, c’est là que Bernis passera cent ans en ne vieillissant que d’une heure.

Ce soir même, la carriole, l’omnibus, le rapide lui permettront cette fuite en chicane qui nous ramène vers le monde depuis Orphée, depuis la belle au bois dormant. Il paraîtra un voyageur semblable aux autres, en route vers Toulouse, appuyant sa joue blanche aux vitres. Mais il portera dans le fond du cœur un souvenir qui ne peut pas se raconter, «couleur de lune», «couleur du temps».

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