Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski
La Logeuse
Traduction J. -Wladimir Bienstock
La Logeuse (Hoziaïka), écrite en 1846- 1847, a été publiée dans «Les Annales de la Patrie», en octobre et décembre 1847, t. LIV – LV.
PREMIÈRE PARTIE
I.
Ordynov se décidait enfin à changer de logement. Sa logeuse, une femme âgée, très pauvre, veuve d’un fonctionnaire, avait dû, pour des raisons imprévues, quitter Saint-Pétersbourg et aller vivre chez des parents, dans un petit village, sans même attendre le premier du mois, date à laquelle expirait sa location. Le jeune homme, qui restait jusqu’au bout du terme, payé d’avance, songeait avec regret à ce logis qu’il allait devoir abandonner, et il en était triste. Cependant il était pauvre et son logement était cher. Le lendemain, après le départ de sa logeuse, il se coiffa de son bonnet et sortit regarder dans les petites ruelles de Pétersbourg les écriteaux collés aux portes cochères des maisons, s’arrêtant de préférence devant les immeubles les plus sombres et les plus populeux où il avait plus de chance de trouver la chambre qui lui convenait, chez de pauvres locataires.
Il y avait déjà un bon moment qu’il était absorbé dans sa recherche, quand, peu à peu, il se sentit envahi par des sensations neuves, presque inconnues. D’abord distraitement, négligemment, ensuite avec une vive attention, il regarda autour de lui. La foule et la vie de la rue, le bruit, le mouvement, la nouveauté des choses, toute cette activité, ce train-train de la vie courante qui ennuie depuis longtemps le Pétersbourgeois affairé, surmené, qui, toute sa vie, cherche en vain, et avec une dépense énorme d’énergie, la possibilité de trouver le calme, le repos dans un nid chaud acquis par son travail, son service ou d’autres moyens – toute cette prose, terre à terre, éveillait en Ordynov, au contraire, une sensation douce, joyeuse, presque enthousiaste. Ses joues pâles se couvrirent d’un léger incarnat, ses yeux brillèrent d’une nouvelle espérance, et, avec avidité, à larges bouffées, il aspira l’air froid et frais. Il se sentait extraordinairement léger.
Il avait toujours mené une vie calme, solitaire. Trois ans auparavant, il avait obtenu un grade scientifique et, devenu libre autant que possible, il était allé chez un vieillard que, jusqu’alors, il ne connaissait que de nom. Là on l’avait fait attendre longtemps, jusqu’à ce que le valet de pied en livrée eût daigné l’annoncer pour la deuxième fois. Enfin, il avait été introduit dans un salon haut, sombre, désert, inhospitalier, comme il y en a encore dans certaines vieilles demeures seigneuriales où la vie semble s’être figée. Dans le salon, il avait aperçu un vieillard à cheveux blancs, chamarré de décorations, l’ami et le collègue de feu son père et son tuteur. Le vieillard lui avait remis un peu d’argent. La somme était minime; c’était ce qui restait de l’héritage de ses aïeux, vendu par autorité de justice, pour dettes. Ordynov avait pris cet argent d’un air indifférent, puis avait dit adieu pour toujours à son tuteur et était sorti dans la rue. Cet après-midi d’automne était froid et sombre. Le jeune homme était pensif et une tristesse immense déchirait son cœur. Une flamme brillait dans ses yeux; il avait des frissons de fièvre. Il calculait, chemin faisant, qu’avec l’argent qu’il venait de recevoir il pourrait vivre deux ans, ou trois, quatre ans peut-être, s’il ne mangeait pas toujours à sa faim. La nuit vint; la pluie commençait à tomber. Il loua le premier réduit qu’il trouva, et, une heure après, y était installé. Là, il s’enferma comme dans un cloître, renonça complètement au monde, et, deux ans plus tard, il était devenu tout à fait sauvage.
Il le devint sans le remarquer; il ne pensait même pas qu’il y eut une autre vie bruyante, agitée, changeante, attirante et toujours, tôt ou tard, inévitable. À vrai dire, malgré lui, il avait entendu parler de cette vie, mais il l’ignorait et ne cherchait pas à la connaître. Son enfance avait été solitaire; maintenant il était absorbé tout entier par la passion la plus profonde, la plus insatiable, par une de ces passions qui ne laissent pas aux êtres comme Ordynov la moindre possibilité pour une activité pratique, vitale. Cette passion c’était la Science. En attendant elle rongeait sa jeunesse d’un poison lent, délicieux; elle troublait même le repos de ses nuits, et le privait de la nourriture saine et de l’air frais qui jamais ne pénétrait dans son réduit. Mais Ordynov, dans l’engouement de sa passion, ne voulait même pas le remarquer. Il était jeune, et, pour le moment, il ne demandait rien de plus. Sa passion le laissait enfant pour tout ce qui était de la vie extérieure, et le rendait incapable à jamais d’écarter les braves gens pour se faire une petite place parmi eux, le cas échéant. La science, entre certaines mains, est un capital; la passion d’Ordynov était une arme tournée contre lui-même.
C’était moins la volonté nette et logique d’apprendre, de savoir, qui l’avait dirigé vers les études auxquelles il s’était adonné jusqu’à ce jour, qu’une sorte d’attirance inconsciente. Encore enfant, on le considérait comme un original, car il ne ressemblait en rien à ses camarades. Il n’avait pas connu ses parents. À cause de son caractère bizarre, de sa sauvagerie, il avait souffert beaucoup de la part de ses jeunes condisciples et cela l’avait rendu encore plus sombre, si bien que, peu à peu, il s’était écarté complètement des hommes pour se renfermer en lui-même.
Dans ses études solitaires, jamais, pas plus que maintenant, il n’y avait eu d’ordre, de système. C’était comme le premier élan, la première ardeur, la première fièvre de l’artiste. Il s’était créé un système à son usage. Il y avait réfléchi pendant des années, et en son âme se formait peu à peu l’image encore vague, amorphe, mais divinement belle de l’idée, incarnée dans une forme nouvelle, lumineuse. Et cette forme, en voulant se dégager de son âme, la faisait souffrir. Il en sentait timidement l’originalité, la vérité, la puissance. Sa créature voulait déjà vivre par elle-même, prendre une forme, s’y fortifier; mais le terme de la gestation était encore loin, peut-être très loin, peut-être était-il inaccessible.
Maintenant Ordynov marchait dans les rues comme un étranger, comme un ermite sorti soudain de son désert de silence, dans la ville bruyante et mouvante. Tout lui paraissait neuf et curieux. Mais il était à tel point étranger à ce monde qui bouillonnait et s’agitait autour de lui, qu’il n’avait pas même l’idée de s’étonner de ses sensations bizarres. Il paraissait ne pas s’apercevoir de sa sauvagerie. Au contraire, un sentiment joyeux, une sorte d’ivresse, comme celle de l’affamé à qui, après un long jeûne, on donnerait à boire et à manger, naissait en lui. Il peut sembler étrange qu’un événement d’aussi mince importance qu’un changement de logis ait suffi à étourdir et à émouvoir un habitant de Pétersbourg, fût-ce Ordynov; mais il faut dire que c’était peut-être la première fois qu’il sortait pour affaire. Il lui était de plus en plus agréable d’errer dans les rues, et il regardait tout en flâneur.
Fidèle, même maintenant, à son occupation habituelle, il lisait, dans le tableau qui se découvrait merveilleux devant lui, comme entre les lignes d’un livre. Tout le frappait. Il ne perdait pas une seule impression et, de son regard pensif, il scrutait les visages des passants, observait attentivement l’aspect de tout ce qui l’entourait, écoutait avec ravissement le langage populaire, comme s’il contrôlait surtout les conclusions nées dans le calme de ses nuits solitaires. Souvent, un détail le frappait, provoquant une idée, et, pour la première fois, il ressentit du dépit de s’être enseveli vivant dans sa cellule. Ici tout allait beaucoup plus vite, son pouls battait plus fort et plus rapidement. L’esprit, opprimé par l’isolement, stimulé seulement par l’effort exalté, travaillait maintenant avec rapidité, assurance et hardiesse. En outre, presque inconsciemment, il désirait s’introduire d’une façon quelconque dans cette vie étrangère pour lui; car, jusqu’à ce jour, il ne la connaissait, ou plutôt ne la pressentait, que par l’instinct de l’artiste. Son cœur battait malgré lui de l’angoisse de l’amour et de la sympathie. Il examinait avec plus d’attention les gens qui passaient devant lui, mais tous étaient lointains, soucieux et pensifs… Peu à peu le sentiment d’Ordynov se dissipait. Déjà, la réalité l’oppressait et lui imposait une sorte de crainte et de respect. Cet assaut d’impressions jusqu’alors inconnues commençait à le fatiguer. Comme un malade qui se lève joyeusement de son lit pour la première fois, et retombe frappé par la lumière et le tourbillon éclatant de la vie, de même, Ordynov était étourdi et fatigué par le bruit et la vivacité des couleurs de la foule qui passait devant lui. La tristesse et l’angoisse le gagnaient. Il commençait à avoir peur pour toute sa vie, pour son activité, même pour l’avenir. Une pensée nouvelle tuait son calme; tout à coup, il venait de se dire qu’il était seul, que personne ne l’aimait et que lui-même n’avait jamais eu l’occasion d’aimer quelqu’un. Quelques passants auxquels, par hasard, il avait adressé la parole en commençant sa promenade, l’avaient regardé d’une façon étrange, blessante. Il voyait qu’on le prenait pour un fou, ou du moins pour un original des plus singuliers, ce qui d’ailleurs était tout à fait juste. Alors il se souvint que tout le monde était gêné en sa présence, toujours; dès son enfance, tous l’évitaient à cause de son caractère renfermé, obstiné, et la compassion qui, parfois, se manifestait en lui était pénible aux autres ou incomprise d’eux. Et de tout cela il avait souffert, étant enfant; alors qu’il ne ressemblait à aucun enfant de son âge. Maintenant cela lui revenait et il constatait que, de tout temps, tous l’avaient abandonné et fui.
Sans se rendre compte comment il y était venu, Ordynov se trouva dans un quartier très éloigné du centre de Pétersbourg. Après un dîner très sommaire dans un petit débit, il recommença à errer par les rues, traversa des places et arriva ainsi à une sorte de chemin bordé de palissades jaunes et grises. Au lieu de riches constructions c’étaient maintenant de misérables masures et des bâtiments d’usines immenses, monstrueux, rouges, noircis, avec de hautes cheminées. Tout alentour était désert et vide; tout avait l’air sombre et hostile; cela semblait du moins à Ordynov. Le soir venait. Au bout d’une longue ruelle il arriva à la petite place de l’église paroissiale.
Il y entra distraitement. Le service venait de finir. L’église était presque vide. Deux vieilles femmes étaient agenouillées à l’entrée. Un sacristain, petit vieillard à cheveux blancs, éteignait les cierges. Les rayons du soleil couchant traversaient en un large flot le vitrail étroit de la coupole et éclairaient d’une lumière fulgurante l’un des autels. Mais leur éclat diminuait peu à peu, et plus l’obscurité s’épaississait à l’intérieur du temple, plus merveilleusement brillaient, par endroits, les icônes dorées, éclairées par la lumière vacillante des veilleuses et des cierges.
Saisi d’une profonde angoisse et d’un étrange sentiment d’oppression, Ordynov s’appuya contre la muraille dans le coin le plus sombre de l’église et s’abandonna pour un instant. Il se ressaisit quand les pas sourds, mesurés, de deux visiteurs retentirent sous les voûtes. Il leva les yeux et une curiosité inexprimable s’empara de lui à la vue des nouveaux venus. C’était un vieillard et une jeune femme. Le vieillard était de haute taille, droit et bien conservé, mais très maigre et d’une pâleur maladive. À son extérieur on pouvait le prendre pour un marchand d’une province lointaine. Il portait, déboutonné, un long caftan noir doublé de fourrure, évidemment un habit de fête, en dessous duquel paraissait un autre vêtement très long, soigneusement boutonné du haut en bas. Le cou était négligemment entouré d’un foulard rouge vif. Dans sa main, il tenait un bonnet de fourrure. Une longue et fine barbe grise tombait sur sa poitrine, et, sous des sourcils épais, brillait un regard fiévreux, hautain et profond.
La femme, qui pouvait avoir une vingtaine d’années, était merveilleusement belle. Elle avait une belle pelisse courte, bleue, doublée de fourrure rare. Sa tête était couverte d’un foulard de soie blanche attaché sous le menton. Elle marchait les yeux baissés: une gravité pensive, émanant de toute sa personne, se marquait nettement, tristement, sur le contour délicieux de son visage délicat aux lignes fines, douces et juvéniles.
Il y avait dans ce couple inattendu quelque chose d’étrange.
Le vieillard s’arrêta au milieu de l’église, s’inclina de tous côtés, bien que l’église fût complètement déserte. Sa compagne fit de même. Ensuite il la prit par le bras et l’amena devant une grande image de la Vierge, sous le vocable de laquelle était l’église, qui brillait près de l’autel dans l’éclat aveuglant des feux que reflétait son cadre d’or serti de pierres précieuses.
Le sacristain, qui restait seul dans l’église, salua le vieillard avec respect. Celui-ci lui répondit d’un signe de tête. La femme tomba à genoux devant l’icône. Le vieillard prit l’extrémité du voile attaché à l’icône et lui en couvrit la tête. Un sanglot sourd éclata dans l’église.
Ordynov était frappé de la solennité de toute cette scène, et impatient d’en voir la fin. Deux minutes après, la femme releva la tête, et la lumière vive du lampadaire éclaira de nouveau son charmant visage. Ordynov tressaillit et fit un pas en avant. Déjà elle tendait sa main au vieillard et tous deux sortirent lentement de l’église. Des larmes brillaient dans les yeux de la jeune femme, des yeux bleus profonds, avec de longs cils qui se détachaient sur la blancheur de son visage et ombraient ses joues pâles. Un sourire éclairait ses lèvres, mais le visage portait la trace d’une terreur mystérieuse et enfantine. Elle se serrait timidement contre le vieillard et on voyait qu’elle tremblait toute d’émotion.
Frappé, fouetté par un sentiment inconnu, joyeux et tenace, Ordynov les suivit rapidement et, sur le parvis de l’église, leur coupa le chemin. Le vieillard le regarda d’un air hostile et sévère. Elle aussi jeta un regard sur lui, mais sans curiosité, distraitement, comme si une autre pensée lointaine l’absorbait.
Ordynov les suivit sans même s’en rendre compte. Il faisait déjà nuit. Le vieillard et la jeune femme entrèrent dans une grande rue large, sale, pleine de petites boutiques diverses, de dépôts de farine, d’auberges, et qui menait tout droit hors de la ville. Dans cette rue, ils prirent une longue ruelle étroite, fermée de chaque côté par des palissades et que terminait l’énorme mur noirci d’une grande maison de quatre étages, dont l’autre issue donnait sur une grande rue populeuse. Ils étaient déjà près de la maison quand le vieillard, soudain, se retourna et jeta un regard impatient sur Ordynov. Le jeune homme s’arrêta net, surpris lui-même de sa conduite. Le vieillard se retourna pour la seconde fois, comme pour s’assurer si la menace avait produit son effet. Ensuite ils entrèrent tous deux, lui et la jeune femme, dans la cour de la maison.
Ordynov revint sur ses pas pour rentrer chez lui. Il était de fort mauvaise humeur. Il s’en voulait d’avoir perdu ainsi toute une journée, de s’être fatigué sans raison et surtout d’avoir commis la sottise de prendre pour une sorte d’aventure un incident plus que banal.
Quelque dépit qu’il ait eu, le matin, de sa sauvagerie, toutefois son instinct le portait à fuir tout ce qui pouvait le distraire, le détourner, l’arracher de son monde intérieur, artistique. Maintenant, avec une certaine tristesse, un certain regret, il pensait à son coin tranquille; puis il ressentit de l’angoisse ainsi que le souci d’une situation indécise, des démarches à faire, et, en même temps, il était irrité qu’une pareille misère pût l’occuper. Enfin, fatigué, incapable de lier deux idées, il arriva, très tard déjà, à son logis. Avec étonnement, il remarqua qu’il avait failli passer devant sa maison sans la reconnaître. Machinalement, en hochant la tête pour sa distraction qu’il attribuait à la fatigue, il monta l’escalier jusqu’à sa chambre, sous les toits. Il alluma une bougie. Une minute après, l’image de la femme sanglotant surgit, là, devant lui. Cette impression était si obsédante, si forte, son cœur lui retraçait avec un tel amour les traits doux et calmes de son visage empreint d’un attendrissement mystérieux et d’effroi, mouillé de larmes d’enthousiasme ou de repentir enfantins, que ses yeux se voilèrent, et il lui sembla que dans toutes ses veines coulait du feu. Mais la vision s’effaça vite. Après la surexcitation la réflexion vint, ensuite le dépit, puis une sorte de colère; après quoi, épuisé de fatigue, sans se dévêtir, il s’enveloppa dans ses couvertures et se jeta sur son lit…
Ordynov s’éveilla assez tard dans la matinée; il se sentait irrité, déprimé. Il s’habilla à la hâte en s’efforçant de penser à ses soucis quotidiens, et, une fois dehors, dirigea ses pas du côté opposé au chemin suivi la veille. Enfin il trouva une chambre, quelque part dans le logement d’un pauvre Allemand, nommé Spies, qui vivait là avec sa fille, Tinichen. Spies, après avoir reçu les arrhes, alla aussitôt décrocher l’écriteau suspendu à la porte cochère. Il avait loué à Ordynov surtout à cause de l’amour de celui-ci pour la science, car lui-même projetait de se mettre à l’étude très sérieusement. Ordynov prévint qu’il s’installerait le soir même. Il reprit le chemin de sa demeure, mais, réflexion faite, soudain, se dirigea du côté opposé. Le courage lui revenait; il sourit même en pensant à sa curiosité. Dans son impatience, le chemin lui semblait extrêmement long. Enfin il arriva à l’église où il était entré la veille au soir. On chantait la messe. Il choisit un endroit d’où il pouvait voir presque tous les fidèles. Mais ceux qu’il cherchait n’étaient pas là. Après une longue attente il sortit, tout rougissant. S’entêtant à réprimer un sentiment qui l’envahissait malgré lui, il essayait de toutes ses forces de changer le cours de ses pensées. Ramené aux choses courantes de la vie, il s’avisa qu’il était temps de dîner, et, croyant en effet ressentir la faim, il entra dans le même débit où il avait mangé la veille. Il ne se souvenait pas, par la suite, comment il l’avait quitté.