La Logeuse - Dostoïevski Fedor Mikhaïlovitch 2 стр.


Longtemps et sans idées nettes, il erra dans les rues et les ruelles populeuses ou désertes et enfin il arriva à un endroit écarté qui n’était déjà plus la ville et où s’étendait un champ jauni. Ce silence profond lui communiqua une impression qu’il n’avait pas éprouvée depuis longtemps, et il se ressaisit. C’était une de ces journées sèches et froides comme il y en à parfois à Pétersbourg, en octobre. Non loin de là il y avait une isba et, tout près, deux meules de foin. Un petit cheval, aux côtes saillantes, la tête baissée, la langue pendante, était là sans harnais, à côté d’un petit char à deux roues; il semblait songer à quelque chose. Un chien, en grognant, rongeait un os près d’une roue brisée. Un enfant de trois ans, vêtu d’une simple chemise, tout en grattant sa tête blonde, regardait avec étonnement le citadin qui était là. Derrière l’isba commençaient les champs et les potagers. À l’horizon, la ligne noire de la forêt bordait le bleu du ciel; du côté opposé s’amoncelaient des nuages neigeux qui semblaient chasser devant eux une bande d’oiseaux migrateurs, fuyant sans cris, sur le ciel. Tout était silencieux et d’une tristesse solennelle, comme en une sorte d’attente… Ordynov voulait aller plus loin, mais le désert commençait à l’oppresser. Il retourna dans la ville, où s’entendit tout à coup le bruit sourd des cloches appelant les fidèles au service vespéral. Il pressa le pas et se retrouva bientôt devant l’église qu’il connaissait si bien depuis la veille.

La femme inconnue était déjà là.

Elle était à genoux, à l’entrée même, parmi la foule des fidèles. Ordynov se fraya un chemin à travers les mendiants, les vieilles femmes en guenilles, les malades et les estropiés qui attendaient l’aumône à la porte de l’église, et il vint se mettre à genoux à côté de son inconnue. Leurs vêtements se touchaient. Il entendait le souffle haletant qui sortait de ses lèvres, qui chuchotaient une prière ardente. Les traits de son visage étaient, comme hier, bouleversés par un sentiment de piété infinie, et de nouveau ses larmes coulaient et séchaient sur ses joues brûlantes, comme pour les laver de quelque crime terrible. L’endroit où ils se trouvaient était tout à fait sombre. Par instants seulement, le vent qui rentrait par la vitre ouverte de la fenêtre étroite, agitait la flamme qui éclairait alors d’une lueur vacillante le visage de la jeune femme, dont chaque trait se gravant dans la mémoire d’Ordynov obscurcissait sa vue et lui martelait le cœur d’une douleur sourde, insupportable. Mais dans cette souffrance il y avait une jouissance indicible. Il n’y put tenir. Toute sa poitrine tremblait, et, en sanglotant, il inclina son front brûlant sur les dalles froides de l’église. Il n’entendait et ne sentait rien, sauf la douleur de son cœur qui se mourait dans une souffrance délicieuse.

Cette sensibilité extrême ainsi que cette pureté et cette faiblesse du sentiment étaient-elles développées par la solitude? Cet élan du cœur se préparait-il dans le silence angoissant, étouffant, infini, des longues nuits sans sommeil, traversées par les aspirations inconscientes et les tressaillements de l’esprit impatient, ou tout simplement le moment était-il venu, était-ce la minute solennelle, fatale, inéluctable? Il arrive que par une journée chaude, étouffante, tout à coup le ciel entier devient noir et l’orage éclate en pluie et en feu sur la terre assoiffée; et l’orage attache des perles de pluie aux branches des arbres, fouette l’herbe des champs, écrase sur le sol les tendres fleurs, pour qu’après, aux premiers rayons du soleil, tout, revivant de nouveau, acclame le ciel et lui envoie son encens voluptueux et l’hymne de sa reconnaissance… Mais Ordynov ne pouvait maintenant se rendre compte de ce qui se passait en lui. À peine avait-il conscience d’être…

Le service prit fin sans même qu’il s’en aperçût, et il se retrouva suivant son inconnue à travers la foule qui s’amassait à la sortie. Par moments il rencontrait son regard étonné et clair. Arrêtée à chaque instant par la foule, elle se retourna vers lui plusieurs fois. Son étonnement semblait grandir de plus en plus; puis tout d’un coup, son visage s’empourpra.

À ce moment, soudain, dans la foule, parut le vieillard de la veille. Il la prit par le bras. Ordynov rencontra de nouveau son regard mauvais et moqueur et une colère étrange, subite, le mordit au cœur. Les ayant perdus de vue dans l’obscurité, d’un effort violent, il s’élança en avant et sortit de l’église. Mais l’air frais du soir ne pouvait le rafraîchir. Sa respiration s’arrêtait, se faisant de plus en plus rare; son cœur se mit à battre lentement et fortement, comme s’il voulait lui rompre la poitrine. Enfin il s’aperçut qu’il avait complètement perdu ses inconnus; il ne les apercevait plus, ni dans la rue, ni dans la ruelle. Mais dans la tête d’Ordynov, venait de naître l’idée d’un plan hardi, bizarre, un de ces projets fous qui, en revanche, dans des cas pareils, aboutissent presque toujours.

Le lendemain, à huit heures du matin, il se rendit à la maison, du côté de la ruelle, et pénétra dans une petite cour étroite, sale et puante, qui était quelque chose comme la fosse à ordures de la maison.

Le portier occupé à quelque besogne dans la cour s’arrêta, le menton appuyé sur le manche de sa pelle, et regarda Ordynov de la tête aux pieds; puis il lui demanda ce qu’il désirait.

Le portier était un jeune garçon de vingt-cinq ans, d’origine tatare, au visage vieilli, ridé, de petite taille.

– Je cherche un logement, répondit Ordynov nerveusement.

– Lequel? demanda le portier avec un sourire. Il regardait Ordynov comme s’il connaissait toute son histoire.

– Je voudrais louer une chambre chez des locataires, dit Ordynov.

– Dans cette cour, il n’y en a pas, dit le portier, d’un air mystérieux.

– Et ici?

– Ici non plus.

Le portier reprit sa pelle.

– Peut-être m’en cèdera-t-on une tout de même? insista Ordynov en glissant dix kopecks au portier.

Le Tatar regarda Ordynov, empocha la pièce, reprit de nouveau sa pelle, et, après un court silence, répéta qu’il n’y avait rien à louer.

Mais déjà le jeune homme ne l’écoutait plus. Il montait sur les planches pourries, jetées à travers une large flaque d’eau, conduisant à la seule entrée qu’avait, dans cette cour, le pavillon noir, sale, comme noyé dans cette eau bourbeuse.

Au rez-de-chaussée du pavillon habitait un pauvre fabricant de cercueils. Ordynov passa devant son atelier et, par un escalier glissant, en colimaçon, il monta à l’étage supérieur. En tâtonnant dans l’obscurité il trouva une grosse porte mal équarrie, tourna le loquet et l’ouvrit. Il ne s’était pas trompé. Devant lui se tenait le vieillard qu’il connaissait et qui, fixement, avec un étonnement extrême, le regarda.

– Que veux-tu? dit-il brièvement, presque chuchotant.

– Est-ce qu’il y a un logement? demanda Ordynov, oubliant presque tout ce qu’il voulait dire. Derrière l’épaule du vieillard, il aperçut son inconnue.

Le vieux, sans répondre, se mit à refermer la porte en poussant avec elle Ordynov.

– Il y a une chambre, fit tout à coup la voix douce de la jeune femme.

Le vieillard lâcha la porte.

– J’ai besoin d’un coin, n’importe quoi, dit Ordynov en se précipitant dans le logement et s’adressant à la belle.

Mais il s’arrêta étonné, comme pétrifié, dès qu’il eut jeté un regard sur ses futurs logeurs. Devant ses yeux se déroulait une scène muette extraordinaire. Le vieux était pâle comme un mort, on eût dit qu’il se trouvait mal. Il regardait la femme d’un regard de plomb, immobile et pénétrant. Elle, d’abord, pâlit aussi, mais ensuite tout son sang afflua à son visage et ses yeux brillèrent étrangement. Elle conduisit Ordynov dans l’autre chambre.

Tout le logement se composait d’une pièce assez vaste, divisée par deux cloisons en trois parties. Du palier on entrait directement dans une antichambre étroite, sombre; en face était la porte menant évidemment à la chambre des maîtres. À droite, c’était la chambre à louer. Elle était étroite et basse, avec deux petites fenêtres également très basses. Elle était tout encombrée d’objets divers, comme il y en a dans chaque logement. C’était pauvre, exigu, mais aussi propre que possible. Le mobilier consistait en une simple table de bois blanc, deux chaises très ordinaires et deux bancs étroits, placés de chaque côté de la pièce, le long du mur. Une grande icône ancienne, à couronne dorée, était appendue dans l’angle et, devant elle brûlait une veilleuse. Un énorme et grossier poêle russe donnait, par moitié, dans cette chambre et dans l’antichambre.

Évidemment trois personnes ne pouvaient vivre dans un pareil logement.

Ils commencèrent à marchander, mais sans suite dans les idées, et se comprenant à peine les uns les autres.

À deux pas de la femme, Ordynov entendait battre son cœur. Il voyait qu’elle tremblait toute d’émotion et même de peur. Enfin, on tomba d’accord. Le jeune homme déclara qu’il s’installerait tout de suite et regarda le patron. Le vieillard était debout devant la porte, toujours pâle, mais un sourire doux, même pensif, errait sur ses lèvres. Ayant rencontré le regard d’Ordynov, il fronça de nouveau les sourcils.

– As-tu un passeport? demanda-t-il tout d’un coup d’une voix haute et brève, en ouvrant à Ordynov la porte de l’antichambre.

– Oui, répondit celui-ci un peu étonné.

– Qui es-tu?

– Vassili Ordynov, gentilhomme. Je ne sers nulle part. Je m’occupe de mes affaires, dit-il sur le même ton que le vieux.

– Moi aussi, fit le vieillard. Mon nom est Ilia Mourine, bourgeois. Cela te suffit? Va…

Une heure plus tard, Ordynov était dans son nouveau logement, non moins étonné du changement que l’Allemand, qui déjà commençait à craindre, avec sa Tinichen, que le nouveau locataire ne leur jouât un tour.

Ordynov, lui, ne comprenait pas comment tout cela était arrivé, et ne voulait pas le comprendre…

II.

Le cœur lui battait tellement que sa vue se brouillait et la tête lui tournait. Machinalement il se mit à ranger ses maigres effets dans son nouveau logement. Il ouvrit un paquet contenant différentes choses, puis une caisse de livres qu’il rangea sur la table, mais bientôt ce travail même lui pesa. À chaque instant brillait à ses yeux l’image de la femme dont la rencontre avait ému et secoué tout son être, et tant de foi, tant d’enthousiasme irrésistible entraient dans sa propre vie que ses pensées s’obscurcissaient et que son esprit sombrait dans l’angoisse et le tumulte.

Il prit son passeport et le porta au patron, dans l’espoir d’apercevoir la jeune femme. Mais Mourine entr’ouvrit à peine la porte, prit le papier, lui dit: «Bon, vis en paix», et referma la porte. Un sentiment désagréable s’empara d’Ordynov. Il ne savait pourquoi, mais la vue de ce vieillard l’oppressait. Dans son regard, il y avait quelque chose de méprisant et de méchant. Toutefois le sentiment désagréable se dissipa bientôt. Depuis déjà trois jours Ordynov vivait dans une sorte de tourbillon en comparaison du calme ancien de sa vie, mais il ne pouvait raisonner et redoutait même de le faire. Tout se confondait dans son existence. Il sentait confusément que toute sa vie se brisait en deux. Une seule aspiration, une attente unique, s’étaient emparées de tout son être, et aucune autre pensée n’avait prise sur lui.

Étonné, il retourna dans sa chambre. Là, près du poêle, où se préparait la nourriture, une vieille femme, petite, ratatinée, travaillait. Elle était si sale, vêtue de guenilles si sordides que c’était pitié de la regarder. Elle avait l’air méchant et, de temps en temps, marmonnait quelque chose entre ses dents. C’était la femme de ménage des logeurs. Ordynov essaya de lier conversation avec elle, mais évidemment par malice, elle se renferma dans le silence. Enfin l’heure du dîner étant venue, la vieille retira du poêle la soupe aux choux, des bouchées à la viande et porta cela aux maîtres. Elle servit la même chose à Ordynov. Après le repas un silence de mort régna dans le logement.

Ordynov prit un livre, longtemps en tourna les pages, tâchant de comprendre ce qu’il avait lu déjà plusieurs fois. Énervé, il jeta le livre et, de nouveau, essaya de mettre en place différents objets. Enfin il se coiffa, mit un manteau et sortit.

Dehors il flâna au hasard, sans voir le chemin qu’il suivait, s’efforçant tout le temps de concentrer autant que possible ses idées éparses et d’examiner un peu sa situation. Mais cet effort ne faisait que lui causer de la souffrance. Tour à tour, il avait froid et chaud, et, par moments, son cœur se mettait à battre si fort qu’il devait s’appuyer contre un mur. «Non, la mort est préférable, mieux vaut la mort», chuchota-t-il, la lèvre fiévreuse, tremblante, sans même penser à ce qu’il disait.

Il marcha très longtemps. Enfin s’apercevant qu’il était trempé jusqu’aux os et remarquant pour la première fois qu’il pleuvait à verse, il retourna à la maison.

Non loin de chez lui, il aperçut le portier. Il lui sembla que le Tatar le regardait fixement et avec une certaine curiosité, mais quand il se vit observé, il continua son chemin.

– Bonjour! dit Ordynov en le rejoignant. Comment t’appelle-t-on?

– Je suis portier, on m’appelle portier, répondit-il en découvrant ses dents.

– Tu es dans cette maison depuis longtemps?

– Oui, depuis longtemps.

– Mon logeur est un bourgeois?

– Bourgeois, s’il le dit.

– Qu’est-ce qu’il fait?

– Il est malade, il vit, prie Dieu, voilà…

– C’est sa femme?

– Quelle femme?

– Celle qui vit avec lui.

– Sa femme, s’il le dit. Adieu, Monsieur.

Le Tatar toucha son bonnet et rentra chez lui.

Ordynov regagna son logis. La vieille, en marmonnant quelque chose, lui ouvrit la porte qu’elle referma au verrou et s’installa sur le poêle où elle terminait sa vie. La nuit tombait. Ordynov alla chercher de la lumière et remarqua que la porte de la chambre des maîtres était fermée à clé. Il appela la vieille qui, la tête appuyée sur son coude, le regardait fixement de dessus le poêle et semblait se demander ce qu’il pouvait bien faire près de la serrure de la chambre des maîtres. Sans lui rien dire elle lui jeta un paquet d’allumettes.

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