– Mon audace! dit Gorenflot, j'ai donc été bien audacieux?
– Plus qu'audacieux, mon fils; vous avez été téméraire.
– Hélas! il faut pardonner aux écarts d'un tempérament encore mal assoupli; je me corrigerai, mon père.
– Oui, mais, en attendant, je ne puis m'empêcher de craindre pour vous et pour nous les conséquences de cet éclat. Si la chose s'était passée entre nous, ce ne serait rien.
– Comment! dit Gorenflot, la chose est sue dans le monde?
– Sans doute, vous saviez bien qu'il y avait là plus de cent laïques qui n'ont pas perdu un mot de votre discours.
– De mon discours? fit Gorenflot de plus en plus étonné.
– J'avoue qu'il était beau, j'avoue que les applaudissements ont dû vous enivrer, que l'assentiment unanime a pu vous monter la tête; mais, que cela en arrive au point de proposer une procession dans les rues de Paris, au point d'offrir de revêtir une cuirasse et de faire appel aux bons catholiques, le casque en tête et la pertuisane sur l'épaule, vous en conviendrez, c'est trop fort.
Gorenflot regardait le prieur avec des yeux qui passaient par toutes les expressions de l'étonnement.
– Maintenant, continua le prieur, il y a un moyen de tout concilier. Cette sève religieuse qui bout, dans votre cœur généreux vous ferait tort à Paris, où il y a tant d'yeux méchants qui vous épient. Je désire que vous alliez la dépenser…
– Où cela, mon père? demanda Gorenflot, convaincu qu'il allait faire un tour de cachot.
– En province.
– Un exil? s'écria Gorenflot.
– En restant ici, il pourrait vous arriver bien pis, très cher frère.
– Et que peut-il donc m'arriver?
– Un procès criminel, qui amènerait, selon toute probabilité, la prison éternelle, sinon la mort.
Gorenflot pâlit affreusement; il ne pouvait comprendre comment il avait encouru la prison perpétuelle et même la peine de mort pour s'être grisé dans un cabaret et avoir passé une nuit hors de son couvent.
– Tandis qu'en vous soumettant à cet exil momentané, mon très cher frère, non seulement vous échappez au danger, mais encore vous plantez le drapeau de la foi en province; ce que vous avez fait et dit cette nuit, dangereux et même impossible sous les yeux du roi et de ses mignons maudits, devient en province plus facile à exécuter. Partez donc au plus vite, frère Gorenflot; peut-être même est-il déjà trop tard, et les archers ont-ils reçu l'ordre de vous arrêter.
– Ouais! mon révérend père, que dites-vous là? balbutia le moine en roulant des yeux épouvantés; car, à mesure que le prieur, dont il avait d'abord admiré la mansuétude, parlait, il s'étonnait des proportions que prenait un péché, à tout prendre, très véniel.- Les archers, dites-vous, et qu'ai-je affaire aux archers, moi?
– Vous n'avez point affaire à eux; mais ils pourraient bien avoir affaire à vous.
– Mais on m'a donc dénoncé? dit frère Gorenflot.
– Je le parierais. Partez donc, partez.
– Partir! mon révérend, dit Gorenflot atterré. C'est bien aisé à dire; mais comment vivrai-je quand je serai parti?
– Eh! rien de plus facile. Vous êtes le frère quêteur du couvent; voilà vos moyens d'existence. De votre quête vous avez nourri les autres jusqu'à présent; de votre quête vous vous nourrirez. Et puis, soyez tranquille, mon Dieu! le système que vous avez développé vous fera assez de partisans en province pour que j'aie la certitude que vous ne manquerez de rien. Mais, allez, pour Dieu! allez, et surtout ne revenez pas que l'on ne vous prévienne.
Et le prieur, après avoir tendrement embrassé frère Gorenflot, le poussa doucement, mais avec une persistance qui fut couronnée de succès, à la porte de sa cellule.
Là, toute la communauté était réunie, attendant frère Gorenflot.
À peine parut-il, que chacun s'élança vers lui, et que chacun voulut lui toucher les mains, le cou, les habits. Il y en avait dont la vénération allait jusqu'à baiser le bas de sa robe.
– Adieu, disait l'un en le pressant sur son cœur; adieu, vous êtes un saint homme, ne m'oubliez point dans vos prières.
– Bah! se dit Gorenflot, un saint homme, moi? tiens!
– Adieu! dit un autre en lui serrant la main, brave champion de la foi, adieu! Godefroy de Bouillon était bien peu de chose auprès de vous.
– Adieu! martyr, lui dit un troisième en baisant le bout de son cordon; l'aveuglement habite encore parmi nous; mais l'heure de la lumière arrivera.
Et Gorenflot se trouva ainsi, de bras en bras, de baisers en baisers, et d'épithètes en épithètes, porté jusqu'à la porte de la rue, qui se referma derrière lui dès qu'il l'eut franchie.
Gorenflot regarda cette porte avec une expression que rien ne saurait rendre, et finit par sortir de Paris à reculons, comme si l'ange exterminateur lui eût montré la pointe de son épée flamboyante.
Le seul mot qui lui échappa en arrivant à la porte fut celui-ci:
– Le diable m'emporte! ils sont tous fous; ou, s'ils ne le sont pas; miséricorde, mon Dieu! c'est moi qui le suis.
II Comment frère Gorenflot demeura convaincu qu'il était somnambule, et déplora amèrement cette infirmité.
Jusqu'au jour néfaste où nous sommes arrivés, jour où tombait sur le pauvre moine cette persécution inattendue, frère Gorenflot avait mené la vie contemplative, c'est-à-dire que, sortant de bon matin quand il voulait prendre le frais, tard quand il recherchait le soleil, confiant en Dieu et dans la cuisine de l'abbaye, il n'avait jamais pensé à se procurer que les extra fort mondains, et assez rares au reste, de la Corne d'Abondance; ces extra étaient soumis aux caprices des fidèles, et ne pouvaient se prélever que sur les aumônes en argent, auxquelles frère Gorenflot faisait faire, en passant rue Saint Jacques, une halte; après cette halte, ces aumônes rentraient au couvent, diminuées de la somme que frère Gorenflot avait laissée en route. Il y avait bien encore Chicot, son ami, lequel aimait les bons repas et les bons convives. Mais Chicot était très fantasque dans sa vie. Le moine le voyait parfois trois ou quatre jours de suite, puis il était quinze jours, un mois, six semaines sans reparaître, soit qu'il restât enfermé avec le roi, soit qu'il l'accompagnât dans quelque pèlerinage, soit enfin qu'il exécutât pour son propre compte un voyage d'affaires ou de fantaisie. Gorenflot était donc un de ces moines pour qui, comme pour certains soldats enfants de troupe, le monde commençait au supérieur de la maison, c'est-à-dire au colonel du couvent, et finissait à la marmite vide. Aussi ce soldat de l'Église, cet enfant de froc, si l'on nous permet de lui appliquer l'expression pittoresque que nous employions tout à l'heure à l'égard des défenseurs de la patrie, ne s'était-il jamais figuré qu'un jour il lui fallût laborieusement se mettre en route et chercher les aventures.
Encore s'il eût eu de l'argent! mais la réponse du prieur à sa demande avait été simple et sans ornement apostolique, comme un fragment de saint Luc.
– Cherche, et tu trouveras.
Gorenflot, en songeant qu'il allait être obligé de chercher au loin, se sentait las avant de commencer.
Cependant le principal était de se soustraire d'abord au danger qui le menaçait, danger inconnu, mais pressant, d'après ce qui avait paru ressortir du moins des paroles du prieur. Le pauvre moine n'était pas de ceux qui peuvent déguiser leur physique et échapper aux investigations par quelque habile métamorphose; il résolut donc de gagner au large d'abord, et, dans cette résolution, franchit d'un pas assez rapide la porte Bordelle, dépassa prudemment, et en se faisant le plus mince possible, la guérite des veilleurs de nuit et le poste des Suisses, dans la crainte que ces archers, dont l'abbé de Sainte-Geneviève lui avait fait fête, ne fussent des réalités trop saisissantes.
Mais, une fois en plein air, une fois en rase campagne, lorsqu'il fut à cinq cents pas de la porte de la ville; lorsqu'il vit, sur le revers du fossé, disposée en manière de fauteuil, cette première herbe du printemps qui s'efforce de percer la terre déjà verdoyante; lorsqu'il vit le soleil joyeux à l'horizon, la solitude à droite et à gauche, la ville murmurante derrière lui, il s'assit sur le talus de la route, emboîta son double menton dans sa large et grasse main, se gratta de l'index le bout carré d'un nez de dogue, et commença une rêverie accompagnée de gémissements.
Sauf la cythare qui lui manquait, frère Gorenflot ne ressemblait pas mal à l'un de ces Hébreux qui, suspendant leur harpe au saule, fournissaient, au temps de la désolation de Jérusalem, le texte du fameux verset: Super flumina Babylonis, et le sujet d'une myriade de tableaux mélancoliques.
Gorenflot gémissait d'autant plus, que neuf heures approchaient, heure à laquelle on dînait au couvent, car les moines, en arrière de la civilisation, comme il convient à des gens détachés du monde, suivaient encore, en l'an de grâce 1578, les pratiques du bon roi Charles V, lequel dînait à huit heures du matin, après sa messe.
Autant vaudrait compter les grains de sable soulevés par le vent au bord de la mer pendant un jour de tempête que d'énumérer les idées contradictoires qui vinrent, l'une après l'autre, éclore dans le cerveau de Gorenflot à jeun.
La première idée, celle dont il eut le plus de peine à se débarrasser, nous devons le dire, fut de rentrer dans Paris, d'aller droit au couvent, de déclarer à l'abbé que bien décidément il préférait le cachot à l'exil, de consentir même, s'il le fallait, à subir la discipline, le fouet, le double fouet et l'in pace, pourvu que l'on jurât sur l'honneur de s'occuper de ses repas, qu'il consentirait même à réduire à cinq par jour.
À cette idée, si tenace, qu'elle laboura pendant plus d'un grand quart d'heure le cerveau du pauvre moine, en succéda une autre un peu plus raisonnable: c'était d'aller droit à la Corne d'Abondance, d'y mander Chicot, si toutefois il ne le retrouvait pas endormi encore, de lui exposer la situation déplorable dans laquelle il se trouvait à la suite de ses suggestions bachiques, suggestions auxquelles lui, Gorenflot, avait eu la faiblesse de céder, et d'obtenir de ce généreux ami une pension alimentaire.
Ce plan arrêta Gorenflot un autre quart d'heure, car c'était un esprit judicieux, et l'idée n'était pas sans mérite.
C'était enfin, autre idée qui ne manquait pas d'une certaine audace, de tourner autour des murs de la capitale, de rentrer par la porte Saint-Germain ou par la tour de Nesle, et de continuer clandestinement ses quêtes dans Paris. Il connaissait les bons endroits, les coins fertiles, les petites rues où certaines commères, élevant de succulentes volailles, avaient toujours quelque chapon mort de gras fondu à jeter dans le sac du quêteur, il voyait, dans le miroir reconnaissant de ses souvenirs, certaine maison à perron où l'été se fabriquaient des conserves de tous genres, et cela dans le but principal, du moins frère Gorenflot aimait à se l'imaginer ainsi, de jeter au sac du frère quêteur, en échange de sa fraternelle bénédiction, tantôt un quartier de gelée de coings séchés, tantôt une douzaine de noix confites, et tantôt une boîte de pommes tapées, dont l'odeur seule eût fait boire un moribond. Car, il faut le dire, les idées de frère Gorenflot étaient surtout tournées vers les plaisirs de la table et les douceurs du repos; de sorte qu'il pensait parfois, non sans une certaine inquiétude, à ces deux avocats du diable qui, au jour du jugement dernier, plaideraient contre lui, et qu'on appelait la Paresse et la Gourmandise. Mais, en attendant, nous devons le dire, le digne moine suivait, non sans remords peut-être, mais enfin suivait la pente fleurie qui mène à l'abîme au fond duquel hurlent incessamment, comme Charybde et Scylla, ces deux péchés mortels.
Aussi ce dernier plan lui souriait-il; aussi ce genre de vie lui paraissait-il celui auquel il était naturellement destiné; mais, pour accomplir ce plan, pour suivre ce genre de vie, il fallait rester dans Paris, et risquer de rencontrer à chaque pas les archers, les sergents, les autorités ecclésiastiques, troupeau dangereux pour un moine vagabond.
Et puis un autre inconvénient se présentait: le trésorier du couvent de Sainte-Geneviève était un administrateur trop soigneux pour laisser Paris sans frère quêteur; Gorenflot courait donc le risque de se trouver face à face avec un collègue qui aurait sur lui cette incontestable supériorité d'être dans l'exercice légitime de ses fonctions.
Cette idée fit frémir Gorenflot, et certes il y avait bien de quoi.
Il en était là de ses monologues et de ses appréhensions quand il vit poindre au loin sous la porte Bordelle un cavalier qui bientôt ébranla la voûte sous le galop de sa monture.
Cet homme mit pied à terre près d'une maison située à cent pas à peu près de l'endroit où était assis Gorenflot; il frappa: on lui ouvrit, et cheval et cavalier disparurent dans la maison.
Gorenflot remarqua cette circonstance, parce qu'il avait envié le bonheur de ce cavalier qui avait un cheval et qui par conséquent pouvait le vendre.
Mais, au bout d'un instant, le cavalier, Gorenflot le reconnut à son manteau, le cavalier, disons-nous, sortit de la maison, et, comme il y avait un massif d'arbres à quelque distance et devant le massif un gros tas de pierres, il alla se blottir entre les arbres et ce bastion d'une nouvelle espèce.
– Voilà bien certainement quelque guet-apens qui se prépare, murmura Gorenflot. Si j'étais moins suspect aux archers, j'irais les prévenir, ou, si j'étais plus brave, je m'y opposerais.
À ce moment, l'homme qui se tenait en embuscade et dont les yeux ne quittaient la porte de la ville que pour inspecter les environs avec une certaine inquiétude, aperçut, dans un des regards rapides qu'il jetait à droite et à gauche, Gorenflot, toujours assis et tenant toujours son menton. Cette vue le gêna; il feignit de se promener d'un air indifférent derrière les moellons.
– Voilà une tournure, dit Gorenflot, voilà une taille… on dirait que je connais cela…; mais non, c'est impossible.