La Dame de Monsoreau Tome II - Dumas Alexandre 3 стр.


En ce moment, l'inconnu, qui tournait le dos à Gorenflot, s'affaissa tout à coup comme si les muscles de ses jambes eussent manqué sous lui. Il venait d'entendre certain bruit de fers de chevaux qui venaient de la porte de la ville.

En effet, trois hommes, dont deux semblaient des laquais, trois bonnes mules et trois gros porte-manteaux venaient lentement de Paris par la porte Bordelle. Aussitôt qu'il les eut aperçus, l'homme aux moellons se fit plus petit encore, si c'était possible; et, rampant plutôt qu'il ne marchait, il gagna le groupe d'arbres, et, choisissant le plus gros, il se blottit derrière, dans la posture d'un chasseur à l'affût.

La cavalcade passa sans le voir, ou du moins sans le remarquer, tandis qu'au contraire l'homme embusqué semblait la dévorer des yeux.

– C'est moi qui ai empêché le crime de se commettre, se dit Gorenflot, et ma présence sur le chemin, juste en ce moment, est une de ces manifestations de la volonté divine, comme il m'en faudrait une autre à moi pour me faire déjeuner.

La cavalcade passée, le guetteur rentra dans la maison.

– Bon! dit Gorenflot, voilà une circonstance qui va me procurer, ou je me trompe fort, l'aubaine que je désirais. Homme qui guette n'aime pas être vu. C'est un secret que je possède, et, ne valût-il que six deniers, eh bien, je le mettrai à prix.

Et, sans tarder, Gorenflot se dirigea vers la maison; mais, à mesure qu'il approchait, il se remémorait la tournure martiale du cavalier, la longue rapière qui battait ses mollets, et l'œil terrible avec lequel il avait regardé passer la cavalcade; puis il se disait:

– Je crois décidément que j'avais tort et qu'un pareil homme ne se laisserait point intimider.

À la porte, Gorenflot était tout à fait convaincu, et ce n'était plus le nez qu'il se grattait, mais l'oreille.

Tout à coup, sa figure s'illumina:

– Une idée, dit-il.

C'était un tel progrès que l'éveil d'une idée dans le cerveau endormi du moine, qu'il s'étonna lui-même que cette idée fût venue; mais, on le disait déjà en ce temps-là, nécessité est mère de l'industrie.

– Une idée, répéta-t-il, et une idée un peu ingénieuse! Je lui dirai: «Monsieur, tout homme a ses projets, ses désirs, ses espérances; je prierai pour vos projets, donnez-moi quelque chose.» Si ses projets sont mauvais, comme je n'en ai aucun doute, il aura un double besoin que l'on prie pour lui, et, dans ce but, il me fera quelque aumône. Et moi, je soumettrai le cas au premier docteur que je rencontrerai. C'est à savoir si l'on doit prier pour des projets qui vous sont inconnus, quand on a conçu un mauvais doute sur ces projets. Ce que me dira le docteur, je le ferai; par conséquent ce ne sera plus moi qui serai responsable, mais lui; et, si je ne rencontre pas de docteur, eh bien si je ne rencontre pas de docteur, comme il y a doute, je m'abstiendrai. En attendant, j'aurai déjeuné avec l'aumône de cet homme aux mauvaises intentions.

En conséquence de cette détermination, Gorenflot s'effaça contre les murs et attendit.

Cinq minutes après, la porte s'ouvrit, et le cheval et l'homme apparurent, l'un portant l'autre.

Gorenflot s'approcha.

– Monsieur, dit-il, si cinq Pater et cinq Ave pour la réussite de vos projets peuvent vous être agréables…

L'homme tourna la tête du côté de Gorenflot.

– Gorenflot! s'écria-t-il.

– Monsieur Chicot! fit le moine tout ébahi.

– Où diable vas-tu donc comme cela, compère? demanda Chicot.

– Je n'en sais rien, et vous?

– C'est différent, moi, je le sais, dit Chicot, je vais droit devant moi.

– Bien loin?

– Jusqu'à ce que je m'arrête. Mais toi, compère, puisque tu ne peux pas me dire dans quel but tu te trouves ici, je soupçonne une chose.

– Laquelle?

– C'est que tu m'espionnais.

– Jésus Dieu! moi vous espionner, le Seigneur m'en préserve! Je vous ai vu, voilà tout.

– Vu, quoi?

– Guetter le passage des mules.

– Tu es fou.

– Cependant, derrière ces pierres, avec vos yeux attentifs…

– Écoute, Gorenflot, je veux me faire bâtir une maison hors les murs; ces moellons sont à moi, et je m'assurais qu'ils étaient de bonne qualité.

– Alors c'est différent, dit le moine, qui ne crut pas un mot de ce que lui répondait Chicot, je me trompais.

– Mais enfin, toi-même, que fais-tu hors des barrières?

– Hélas! monsieur Chicot, je suis proscrit, répondit Gorenflot avec un énorme soupir.

– Hein? fit Chicot.

– Proscrit, vous dis-je.

Et Gorenflot, se drapant dans son froc, redressa sa courte taille et balança sa tête d'avant en arrière avec le regard impératif de l'homme à qui une grande catastrophe donne le droit de réclamer la pitié de ses semblables. – Mes frères me rejettent de leur sein, continua-t-il; je suis excommunié, anathématisé.

– Bah! et pourquoi cela?

– Écoutez, monsieur Chicot, dit le moine en mettant la main sur son cœur, vous me croirez si vous voulez, mais, foi de Gorenflot, je n'en sais rien.

– Ne serait-ce pas que vous auriez été rencontré cette nuit, courant le guilledou, compère?

– Affreuse plaisanterie, dit Gorenflot, vous savez parfaitement bien ce que j'ai fait depuis hier soir.

– C'est-à-dire, reprit Chicot, oui, depuis huit heures jusqu'à dix, mais non depuis dix jusqu'à trois.

– Comment, depuis dix heures jusqu'à trois?

– Sans doute, à dix heures vous êtes sorti.

– Moi! fit Gorenflot en regardant le Gascon avec des yeux dilatés par la surprise.

– Si bien sorti, que je vous ai demandé où vous alliez.

– Où j'allais; vous m'avez demandé cela?

– Oui!

– Et que vous ai-je répondu?

– Vous m'avez répondu que vous alliez prononcer un discours.

– Il y a du vrai dans tout ceci cependant, murmura Gorenflot ébranlé.

– Parbleu! c'est si vrai, que vous me l'avez dit en partie, votre discours; il était fort long.

– Il était en trois parties, c'est la coupe que recommande Aristote.

– Il y avait même de terribles choses contre le roi Henri III dans votre discours.

– Bah! dit Gorenflot.

– Si terribles, que je ne serais pas étonné qu'on vous poursuivît comme fauteur de troubles.

– Monsieur Chicot, vous m'ouvrez les yeux; avais-je l'air bien éveillé en vous parlant?

– Je dois vous dire, compère, que vous me paraissiez fort étrange; votre regard surtout était d'une fixité qui m'effrayait; on eût dit que vous étiez éveillé sans l'être, et que vous parliez tout en dormant.

– Cependant, dit Gorenflot, je suis sûr de m'être réveillé ce matin à la Corne d'Abondance, quand le diable y serait.

– Eh bien, qu'y a-t il d'étonnant à cela?

– Comment! ce qu'il y a d'étonnant, puisque vous dites que j'en suis sorti à dix heures, de la Corne d'Abondance!

– Oui; mais vous y êtes rentré à trois heures du matin, et, comme preuve, je vous dirai même que vous aviez laissé la porte ouverte, et que j'ai eu très froid.

– Et moi aussi, dit Gorenflot, je me rappelle cela.

– Vous voyez bien! répliqua Chicot.

– Si ce que vous me dites est vrai…

– Comment! si ce que je vous dis est vrai? compère, c'est la vérité. Demandez plutôt à maître Bonhomet.

– À maître Bonhomet?

– Sans doute; c'est lui qui vous a ouvert la porte. Je dois même dire que vous étiez gonflé d'orgueil à votre retour, et que je vous ai dit:

– «Fi donc! compère, l'orgueil ne sied point à l'homme, surtout quand cet homme est un moine.»

– Et de quoi étais-je orgueilleux?

– Du succès qu'avait eu votre discours, des compliments que vous avaient faits le duc de Guise, le cardinal et M. de Mayenne, que Dieu conserve, ajouta le Gascon en levant son chapeau.

– Alors tout m'est expliqué, dit Gorenflot.

– C'est bien heureux; vous convenez donc que vous avez été à cette assemblée? comment diable rappelez-vous? Attendez donc! l'assemblée de la Sainte-Union. C'est cela.

Gorenflot laissa tomber sa tête sur sa poitrine et poussa un gémissement.

– Je suis somnambule, dit-il; il y a longtemps que je m'en doutais.

– Somnambule, dit Chicot, qu'est-ce que cela signifie?

– Cela signifie, monsieur Chicot, dit le moine, que chez moi l'esprit domine la matière à tel point, que, tandis que la matière dort, l'esprit veille, et qu'alors l'esprit commande à la matière, qui, tout endormie qu'elle est, est forcée d'obéir.

– Eh! compère, dit Chicot, cela ressemble fort à quelque magie; si vous êtes possédé, dites-le-moi franchement; un homme qui marche en dormant, qui gesticule en dormant, qui fait des discours dans lesquels il attaque le roi, toujours en dormant, ventre de biche! ce n'est point naturel, cela; arrière, Belzébuth, vade retro, Satanas!

Et Chicot fit faire un écart à son cheval.

– Ainsi, dit Gorenflot, vous aussi vous m'abandonnez, monsieur Chicot. Tu quoque, Brute. Ah! ah! je n'aurais jamais cru cela de votre part.

Et le moine désespéré essaya de moduler un sanglot.

Chicot eut pitié de cet immense désespoir, qui n'en paraissait que plus terrible pour être concentré.

– Voyons, dit-il, que m'as-tu dit?

– Quand cela?

– Tout à l'heure.

– Hélas! je n'en sais rien, je suis prêt à devenir fou, j'ai la tête pleine et l'estomac vide; mettez-moi sur la voie, monsieur Chicot.

– Tu m'as parlé de voyager?

– C'est vrai, je vous ai dit que le révérend prieur m'avait invité à voyager.

– De quel côté? demanda Chicot.

– Du côté où je voudrai, répondit le moine.

– Et tu vas?

– Je n'en sais rien. Gorenflot leva ses deux mains au ciel. – À la grâce de Dieu! dit-il. Monsieur Chicot, prêtez-moi deux écus pour m'aider à faire mon voyage.

– Je fais mieux que cela, dit Chicot.

– Ah! voyons, que faites-vous?

– Moi aussi, je vous ai dit que je voyageais.

– C'est vrai, vous me l'avez dit.

– Eh bien, je vous emmène.

Gorenflot regarda le Gascon avec défiance et en homme qui n'ose pas croire à une pareille faveur.

– Mais à condition que vous serez bien sage, moyennant quoi je vous permets d'être très impie. Acceptez-vous ma proposition?

– Si je l'accepte! dit le moine; si je l'accepte!… Mais avons-nous de l'argent pour voyager?

– Tenez, dit Chicot en tirant une longue bourse gracieusement arrondie à partir du col.

Gorenflot fit un bond de joie.

– Combien? demanda-t-il.

– Cent cinquante pistoles.

– Et où allons-nous?

– Tu le verras, compère.

– Quand déjeunons nous?

– Tout de suite.

– Mais sur quoi monterai-je? demanda Gorenflot avec inquiétude.

– Pas sur mon cheval, corbœuf! tu le tuerais.

– Alors, fit Gorenflot désappointé, comment faire?

– Rien de plus simple; tu as un ventre comme Silène, tu es ivrogne comme lui. Eh bien, pour que la ressemblance soit parfaite, je t'achèterai un âne.

– Vous êtes mon roi, monsieur Chicot; vous êtes mon soleil. Prenez l'âne un peu fort; vous êtes mon dieu. Maintenant, où déjeunons-nous?

– Ici, morbleu! ici même. Regarde au-dessus de cette porte, et lis, si tu sais lire.

En effet, on était arrivé devant une espèce d'auberge. Gorenflot suivit la direction indiquée par le doigt de Chicot et lut:

«Ici, jambons, œufs, pâtés d'anguilles et vin blanc.»

Il serait difficile de dire la révolution qui se fit sur le visage de Gorenflot à cette vue: sa figure s'épanouit, ses yeux s'écarquillèrent, sa bouche se fendit pour montrer une double rangée de dents blanches et affamées. Enfin il leva ses deux bras en l'air en signe de joyeux remercîment, et, balançant son énorme corps avec une sorte de cadence, il chanta la chanson suivante, à laquelle son ravissement pouvait seul servir d'excuse:

Quand l'ânon est deslâché,

Quand le vin est débouché,

L'un redresse son oreille,

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