Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski
L’Idiot. Tome II
TROISIÈME PARTIE
I
On déplore continuellement chez nous le manque de gens pratiques; on dit qu’il y a, par exemple, pléthore d’hommes politiques; qu’il y a également beaucoup de généraux; que si l’on a besoin de gérants d’entreprises, quel que soit le nombre exigé, on en peut trouver immédiatement dans tous les genres; mais des gens pratiques, on n’en rencontre point. Du moins, tout le monde se plaint de n’en point rencontrer. On va jusqu’à assurer que, sur certaines lignes de chemin de fer,les employés tant soit peu à leur affaire font totalement défaut; on prétend qu’il est absolument impossible à une compagnie quelconque de navigation de disposer d’un personnel technique même passable. Tantôt on apprend que, sur une ligne récemment livrée à la circulation, des wagons se sont télescopés ou ont culbuté en passant un pont; tantôt on écrit qu’un train est resté en panne au milieu d’un champ de neige et qu’il a failli n’en pouvoir démarrer de tout l’hiver, si bien que les voyageurs, qui croyaient ne s’absenter que pour quelques heures, sont restés cinq jours dans la neige. Tantôt l’on raconte que de nombreux milliers de pouds de marchandises pourrissent sur place pendant des deux ou trois mois, en attendant qu’on les achemine; tantôt l’on rapporte (chose à peine croyable) qu’un administrateur, c’est-à-dire un surveillant, aurait, en guise de réponse, envoyé une gifle au commis d’un commerçant qui le pressait d’expédier ses marchandises et que, mis en demeure d’expliquer ce geste administratif, il a simplement déclaré avoir pris la mouche. Les bureaux sont si nombreux dans les services de l’État que l’on frémit en y pensant; tout le monde a servi, sert et compte encore servir; ne paraît-il pas invraisemblable que, d’une pareille pépinière de fonctionnaires, l’on ne puisse tirer un personnel convenable pour une société de navigation?
À cette question on donne parfois une réponse excessivement simple, – si simple même qu’on a peine à l’admettre. On dit: il est exact que tout le monde a servi et sert encore dans notre pays; cela dure en effet depuis deux cents ans, depuis le trisaïeul jusqu’à l’arrière-petit-fils, à l’imitation du meilleur des exemples donnés par les Allemands. Mais ce sont précisément les gens rompus au service qui sont les moins pratiques; à tel point que l’esprit d’abstraction et l’absence de connaissance pratique passaient naguère encore, même parmi les fonctionnaires, pour une vertu éminente et un titre de recommandation.
Au reste, à quoi bon parler des fonctionnaires quand, au fond, nous avions en vue les gens pratiques en général? Sous cette forme, la question n’est plus douteuse: la pusillanimité et la parfaite absence d’initiative personnelle ont toujours été considérées chez nous comme le principal et meilleur signe auquel on puisse reconnaître l’homme pratique; même actuellement, on n’en juge pas autrement. Mais pourquoi n’en faire grief qu’à nous-mêmes, si toutefois grief il y a? Le manque d’originalité a, de tous temps et en tous pays, passé pour la première qualité et la plus sûre introduction d’un individu capable, apte aux affaires et de sens pratique; du moins les 99 % des hommes (au bas mot) ont toujours pensé ainsi, et 1 %, tout au plus, a toujours pensé et pense encore autrement.
Les inventeurs et les génies ont presque toujours été regardés par la société au début de leur carrière (et fort souvent jusqu’à la fin) comme de purs imbéciles; cette observation est si banale qu’elle est devenue un lieu commun. Ainsi, par exemple, pendant des dizaines d’années, tout le monde a mis son argent au Lombard [1], en y accumulant des milliards à 4 %, le jour où le Lombard a cessé de fonctionner et où chacun s’est vu réduit à sa propre initiative, la plupart de ces millions se sont inévitablement volatilisés entre les mains des aigrefins dans une fièvre de spéculation, ceci étant l’aboutissement logique des convenances et des bonnes mœurs. Je dis «des bonnes mœurs» parce que, du moment qu’une timidité de bon aloi et un manque pertinent d’originalité ont passé jusqu’ici, dans notre société, selon la conviction générale, pour la qualité inhérente à tout homme sérieux et comme il faut, il y aurait eu une extrême incohérence, voire de l’incongruité, à changer subitement de manière d’être.
Quelle est, par exemple, la mère qui, par tendresse pour ses enfants, ne s’effraie pas à en tomber malade si elle voit son fils ou sa fille sortir tant soit peu des rails? «Ah non! pas d’originalité! j’aime mieux qu’il soit heureux et vive dans l’aisance», pense chaque mère en dorlotant son enfant. Quant à nos nounous, elles ont de tout temps bercé les enfants de leur sempiternel refrain: «tu seras entouré d’or et tu deviendras général!» Ainsi nos bonnes elles-mêmes ont toujours considéré le titre de général comme la mesure extrême du bonheur russe; c’est dire que ce grade passe pour l’idéal national le plus populaire et le symbole d’une charmante et quiète félicité. Et, de fait, quel était, en Russie, l’homme qui ne fût pas assuré d’atteindre un jour au rang de général et d’accumuler un certain pécule au Lombard, pour peu qu’il eût passé, les uns après les autres, les examens requis et servi l’État durant trente-cinq ans? C’est ainsi que le Russe finissait par acquérir, presque sans effort, la réputation d’un homme capable et pratique. Au fond, il n’y a qu’une catégorie d’hommes en Russie qui ne puissent arriver au généralat; ce sont les esprits originaux, en d’autres termes les inquiets. Peut-être existe-t-il ici un malentendu; mais, d’une manière générale, cette constatation paraît exacte et la société russe était parfaitement fondée à définir ainsi son idéal de l’homme pratique. Mais nous voici fort loin de notre sujet, qui était de donner quelques éclaircissements sur la famille des Epantchine.
Les Epantchine, ou du moins les membres de cette famille les plus portés à la réflexion, souffraient d’un trait commun, qui était précisément l’opposé des qualités dont nous venons de parler. Sans se rendre pleinement compte du fait (d’ailleurs difficile à saisir), ils soupçonnaient parfois que les choses n’allaient pas chez eux comme chez tout le monde. La voie, plane pour les autres, était pour eux hérissée d’aspérités; le reste du monde glissait comme sur des rails, eux déraillaient à chaque instant. Chez les autres régnait une pusillanimité de bon aloi; chez eux rien de pareil. Elisabeth Prokofievna était, il est vrai, sujette à des appréhensions démesurées mais qui n’avaient rien de commun avec cette timidité mondaine et bienséante dont ils s’affligeaient d’être exempts. Peut-être du reste était-elle la seule à s’en faire du mauvais sang. Les demoiselles, bien qu’encore jeunes, étaient déjà douées d’un esprit frondeur et très perspicace; quant au général, il pénétrait le fond des choses (non sans une certaine lenteur), mais, dans les cas embarrassants, il se bornait à faire: «hum!» et finissait par s’en remettre entièrement à Elisabeth Prokofievna, si bien que toute la responsabilité retombait sur celle-ci.
On ne pouvait néanmoins pas dire que cette famille se distinguât à un degré quelconque par une initiative propre, ni qu’elle se laissât égarer par un penchant conscient à l’originalité, ce qui eût été la dernière des inconvenances. Oh! non. Il n’y avait en vérité rien de semblable, rien qui impliquât de sa part une préméditation; et cependant, au bout du compte, cette famille, toute respectable qu’elle fût, n’était pas exactement ce qu’elle aurait dû être pour répondre à la définition courante de la famille respectable. Dans les derniers temps, Elisabeth Prokofievna avait cru découvrir que c’était elle seule et son «malheureux» caractère qui étaient cause de cette anomalie, et cette découverte n’avait fait qu’accroître ses tourments. Elle se reprochait à tout moment sa «sotte et inconvenante extravagance»; angoissée de défiance, elle perdait sans cesse la tête, ne trouvait pas d’issue aux moindres complications et mettait toujours les choses au pis.
Dès le début de notre récit nous avons dit que les Epantchine jouissaient d’une considération unanime et effective. Le général Ivan Fiodorovitch lui-même, malgré son origine obscure, était reçu partout avec une indubitable déférence. Il méritait d’ailleurs cette déférence, d’abord parce qu’il n’était pas le «premier venu» et avait de la fortune, ensuite parce qu’il était galant homme, sans avoir pour cela inventé la poudre. Mais une certaine épaisseur d’esprit est, paraît-il, une qualité presque indispensable sinon à tout homme mêlé aux affaires, ou moins à tout profiteur sérieux. Enfin il avait de bonnes manières; il était modeste et savait se taire, sans toutefois se laisser marcher sur le pied; il ne tenait pas seulement son rang, mais se comportait encore en homme au cœur bien placé. Et, ce qui est plus, il était puissamment protégé.
Quant à Elisabeth Prokofievna, elle était, comme nous l’avons dit, d’une bonne famille. La naissance ne pèse pas lourd dans notre pays, si elle ne se double pas des relations indispensables; ces relations, elle avait fini par les avoir aussi. On la respectait et elle avait réussi à gagner l’affection de gens à l’exemple desquels tout le monde devait nécessairement la révérer et la recevoir. Il est superflu d’ajouter que ses chagrins de famille nereposaient sur rien, ou se rapportaient à des causes insignifiantes ridiculement exagérées. Il est vrai que, si vous avez une verrue sur le nez ou sur le front, vous vous imaginez toujours que tout le monde ne pense qu’à la regarder, à en rire et à vous critiquer, quand bien même vous auriez découvert l’Amérique. Il n’est pas douteux, non plus, qu’en société Elisabeth Prokofievna passait positivement pour une «originale» a, sans d’ailleurs que cela diminuât en rien le respect dont on l’entourait; mais elle avait fini par douter de ce respect, et là était son malheur. Quand elle regardait ses filles, elle se représentait avec douleur que son caractère ridicule, inconvenant et insupportable nuisait en quelque sorte à leur établissement; et, en bonne logique, c’était à celles-ci et à Ivan Fiodorovitch qu’elle s’en prenait, se querellant avec eux durant des journées entières, sans cesser de les aimer jusqu’à l’abnégation et presque jusqu’à la passion.
Elle était surtout tourmentée à la pensée que ses filles, elles aussi, devenaient des «originales» comme elle-même et qu’il n’existait ni ne devait exister dans le monde de jeunes personnes dans leur genre. «Ce sont de vraies nihilistes en herbe!» se répétait-elle à tout bout de champ. Depuis un an et surtout dans les tout derniers temps cette triste pensée s’était enracinée de plus en plus profondément dans son esprit. «Et d’abord pourquoi ne se marient-elles pas?», se demandait-elle. «C’est pour tourmenter leur mère; voilà le but de leur existence; d’ailleurs rien d’étonnant à cela; c’est la conséquence des idées nouvelles et surtout de cette maudite question féminine! Aglaé n’a-t-elle pas imaginé, il y a six mois, de couper sa magnifique chevelure? (Mon Dieu! mais je n’en avais même pas une aussi belle dans mon jeune temps!) Elle avait déjà les ciseaux en main; il a fallu que je la supplie à genoux pour qu’elle renonce à sa lubie… Et encore! admettons que celle-là ait voulu se tondre par malice, rien que pour faire enrager sa mère, car, c’est une fille méchante, volontaire, gâtée, mais surtout méchante, oui, méchante! Mais est-ce que ma grosse Alexandra n’a pas été sur le point de l’imiter et de se couper les cheveux? Chez elle, ce n’était pas de la malice ni du caprice, mais de la simplicité; Aglaé avait fait accroire à cette sotte qu’en se rasant la tête elle dormirait mieux et n’aurait plus de migraines! Et Dieu sait combien de partis convenables se sont présentés à elles depuis cinq ans! Il y en a eu qui étaient vraiment très bien, même magnifiques! Qu’attendent-elles donc, et pourquoi ne se marient-elles pas, si ce n’est pour fâcher leur mère? Elles n’ont pas, absolument pas, d’autre raison!»
Mais voilà qu’enfin un beau jour avait lui pour son cœur de mère; une de ses filles, ne fût-ce qu’Adélaïde, allait être casée. «Une de moins sur les bras!», disait-elle quand elle avait l’occasion de s’exprimer à haute voix (mais dans son for intérieur elle trouvait des termes bien plus tendres). La chose s’était si bien arrangée, et si convenablement! Même dans le monde, on en avait parlé avec considération. Le prétendant était un homme connu, un prince; il avait de la fortune, un bon caractère et, par surcroît, il avait gagné sa sympathie; que pouvait-on désirer de mieux? Au reste, l’avenir d’Adélaïde lui avait toujours inspiré moins d’appréhension que celui de ses autres filles, bien que les goûts artistiques de la puînée eussent parfois jeté un trouble profond dans son cœur torturé par un doute perpétuel. «En revanche elle a l’humeur gaie, et avec cela beaucoup de bon sens; donc elle réussira!» concluait-elle par manière de consolation.
C’était surtout pour Aglaé qu’elle craignait. Pour Alexandra, l’aînée, elle ne savait pas au juste elle-même si elle devait ou non s’inquiéter. Tantôt il lui semblait que «cette fille n’avait plus d’avenir»; elle avait vingt-cinq ans, elle resterait vieille fille. «Et belle comme elle l’est!» Elle allait jusqu’à pleurer pendant des nuits entières en pensant à Alexandra, tandis que celle-ci passait ces mêmes nuits à dormir du sommeil le plus paisible. «Mais qu’est-elle donc après tout? Est-ce une nihiliste ou tout simplement une sotte?» Qu’elle ne fût pas sotte, Elisabeth Prokofievna le savait de reste, car elle prisait fort les raisonnements d’Alexandra et la consultait volontiers. Mais, à n’en pas douter, c’était une poule mouillée: «Elle est si calme qu’il n’y a pas moyen de la dégeler! Il est vrai qu’il y a aussi des poules mouillées qui manquent de calme. Ah! elles me font perdre la tête!» Elle éprouvait pour Alexandra un sentiment de tendre et d’indéfinissable compassion, plus vif même que celui que lui inspirait Aglaé, qui pourtant était son idole. Mais ses humeurs atrabilaires (qui étaient la principale manifestation de sa sollicitude maternelle et de son affection), ainsi que ses apostrophes mortifiantes, comme celle de «poule mouillée», n’avaient d’autre effet que de faire sourire Alexandra.
Parfois les choses les plus futiles l’exaspéraient et la mettaient hors d’elle. Par exemple, Alexandra Ivanovna aimait à dormir longtemps et faisait habituellement beaucoup de rêves; mais ces rêves se distinguaient toujours par une rare insignifiance; ils étaient aussi innocents que ceux d’un enfant de sept ans; or, cette innocence même irritait, on ne sait trop pourquoi, sa maman. Un jour elle vit en songe neuf poules; il en résulta une véritable brouille entre elle et sa mère; pour quelle raison? on serait en peine de le dire. Une fois, une seule fois, il lui était arrivé de faire un rêve tant soit peu original; elle avait vu un moine seul dans une sorte de chambre obscure, où elle avait eu peur de pénétrer; ses deux sœurs en rirent aux éclats et s’empressèrent d’aller triomphalement raconter ce rêve à Elisabeth Prokofievna. La maman se fâcha de nouveau et les traita toutes les trois de «pécores». – «Hum! pensa-t-elle, elle est apathique comme une bête; c’est tout à fait une «poule mouillée»; pas moyen de la dégourdir. Et puis elle est triste; son regard se voile parfois de mélancolie. D’où provient son chagrin?» Quelquefois elle posait cette question à Ivan Fiodorovitch; elle le faisait, selon son habitude, avec un air hagard et sur un ton menaçant qui exigeait une réponse immédiate. Le général grommelait hum! hum! fronçait les sourcils, haussait les épaules et finissait par déclarer en écartant les bras:
– Il lui faut un mari!
– Dieu veuille du moins qu’il ne soit pas comme vous, Ivan Fiodorovitch! répliquait Elisabeth Prokofievna en éclatant comme une bombe. – Je souhaite qu’il ne vous ressemble ni dans ses raisonnements ni dans ses jugements, Ivan Fiodorovitch! bref, que ce ne soit pas un rustre comme vous, Ivan Fiodorovitch!…