LIdiot. Tome II - Dostoïevski Fedor Mikhaïlovitch 2 стр.


Le général prenait aussitôt la tangente et Elisabeth Prokofievna se calmait après son éclat. Bien entendu, le soir même, elle ne manquait pas de se montrer d’une prévenance inaccoutumée; elle témoignait de la douceur, de l’affabilité et de la déférence à Ivan Fiodorovitch, à son «rustre» d’Ivan Fiodorovitch, à son bon, son cher, son adorable Ivan Fiodorovitch. Car elle l’avait aimé toute sa vie, et aimé d’amour, ce que savait fort bien ce même Ivan Fiodorovitch qui manifestait en retour à son Elisabeth Prokofievna une considération sans bornes.

Mais le principal, le perpétuel tourment de celle-ci était Aglaé.

«Elle est tout à fait comme moi; c’est mon portrait sous tous les rapports, se disait-elle; un méchant petit démon autoritaire! Nihiliste, extravagante, écervelée et méchante, méchante, méchante! Oh! mon Dieu! comme elle sera malheureuse!»

Cependant, le soleil s’était levé et avait, comme nous l’avons dit, tout adouci et éclairé, du moins pour un moment. Il y eut dans la vie d’Elisabeth Prokofievna presque un mois entier pendant lequel elle se remit de toutes ses angoisses. À propos du prochain mariage d’Adélaïde on commença à parler aussi d’Aglaé dans le monde. Celle-ci se tenait partout si gentiment! Elle avait autant de tact que d’esprit; son petit air conquérant rehaussé d’un brin de fierté lui seyait si bien! Depuis un grand mois elle s’était montrée si caressante et si prévenante pour sa nièce! («Vraiment il faut encore bien examiner cet Eugène Pavlovitch; il faut le comprendre; d’autant qu’Aglaé ne semble pas lui marquer plus de bienveillance qu’aux autres!») Mais elle est devenue soudain une si charmante et si belle jeune fille! Dieu! qu’elle est belle! Elle embellit chaque jour davantage! Et voilà…

Et voilà qu’il a suffi que ce méchant petit prince, ce piètre idiot se montre pour que tout soit de nouveau bouleversé et mis sens dessus dessous dans la maison!

Que s’était-il donc passé?

Pour toute autre personne qu’Elisabeth Prokofievna, rien assurément. Mais celle-ci se singularisait précisément en ceci: la combinaison et l’enchaînement des événements les plus ordinaires causaient à son esprit toujours inquiet des frayeurs d’autant plus pénibles qu’elles étaient plus imaginaires et plus inexplicables. Elle en tombait parfois malade. On peut se figurer ce qu’elle dut éprouver lorsqu’au milieu d’un tas de ridicules et chimériques alarmes surgit un incident qui paraissait revêtir une réelle gravité et justifiait positivement le trouble, le doute et la défiance.

Mais comment a-t-on osé m’écrire cette maudite lettre anonyme qui prétend que cette créature est en relations avec Aglaé? pensa Elisabeth Prokofievna tout le long du chemin, tandis qu’elle emmenait le prince, puis chez elle, quand elle l’eut fait asseoir à la table ronde autour de laquelle était réunie toute la famille. – Comment a-t-on pu même avoir cette idée-là? Je mourrais de honte si j’en croyais un seul mot, ou si je montrais cette lettre à Aglaé! Se moquer ainsi de nous, les Epantchine! Et tout cela à cause d’Ivan Fiodorovitch; tout cela à cause de vous, Ivan Fiodorovitch! Ah! pourquoi ne sommes-nous pas allés habiter notre villa d’Iélaguine [2]? J’avais bien dit qu’il fallait aller à Iélaguine! Peut-être est-ce Barbe qui a écrit cette lettre; oui, je le sais, ou bien peut-être… Tout cela, c’est la faute d’Ivan Fiodorovitch! Cette créature a imaginé de lui jouer un pareil tour en souvenir de relations anciennes, afin de le mettre dans une posture ridicule; cela rappelle le temps où il lui portait des perles tandis qu’elle se gaussait de lui et le menait par le bout du nez comme un imbécile… Mais à la fin du compte, nous voilà compromises nous aussi; oui,Ivan Fiodorovitch, elles sont compromises, vos filles, les demoiselles du meilleur monde, des jeunes filles à marier; elles étaient présentes, elles sont restées là, elles ont tout entendu, elles ont même été mêlées à l’histoire de ces garnements; soyez content! là aussi elles étaient présentes et elles ont entendu. Je ne pardonnerai jamais à ce misérable petit prince; jamais je ne lui pardonnerai! Et pourquoi Aglaé est-elle depuis trois jours si nerveuse? Pourquoi est-elle à demi brouillée avec ses sœurs, même avec Alexandra, à qui elle baisait toujours les mains comme à une mère, tant elle la révérait? Pourquoi pose-t-elle depuis trois jours des énigmes à tout le monde? Que vient faire ici Gabriel Ivolguine? Pourquoi, hier et aujourd’hui, s’est-elle mise à faire son éloge et à éclater en sanglots? Pourquoi le billet anonyme parle-t-il de ce maudit «chevalier pauvre», alors qu’elle n’a pas même montré à ses sœurs la lettre du prince? Et pourquoi… me suis-je précipitée chez lui comme une folle et l’ai-je traîné moi-même ici? Mon Dieu, j’ai perdu la tête; qu’est-ce que je viens de faire? Comment ai-je pu parler avec un jeune homme des secrets de ma fille, surtout… lorsque ces secrets le concernaient ou presque? Mon Dieu, c’est heureux qu’il soit idiot et… et… ami de la maison. Mais se peut-il qu’Aglaé se soit entichée d’un pareil avorton? Seigneur, qu’est-ce que je dis là? Fi! Nous sommes des originaux… on devrait nous mettre sous verre et nous montrer tous, à commencer par moi, pour dix kopeks d’entrée. Je ne vous pardonnerai pas cela, Ivan Fiodorovitch, jamais je ne vous le pardonnerai! Et pourquoi ne le malmène-t-elle pas? Elle avait promis de le malmener, et elle n’en fait rien! Tenez, elle le dévore des yeux, elle reste muette et ne se décide pas à s’éloigner. Et pourtant c’est elle-même qui lui a défendu de revenir… Quant à lui, il est tout pâle. Et ce maudit bavard d’Eugène Pavlovitch qui accapare toute la conversation! Devant son flux de paroles personne ne peut placer un mot. Je tirerais tout au clair si je pouvais seulement amener l’entretien…»

Assis à la table ronde, le prince avait en effet l’air assez pâle. Il paraissait dominé par un sentiment d’extrême frayeur, auquel se mêlait, par instant, une sorte d’extase, incompréhensible pour lui-même, qui envahissait son âme. Combien il redoutait de glisser un regard oblique vers ce coin, où une paire d’yeux noirs bien connus le fixait! Pourtant il se pâmait de bonheur à la pensée de se retrouver dans cette famille et d’entendre une voix familière, et cela après ce qu’elle lui avait écrit. «Mon Dieu, que va-t-elle dire maintenant?» Il n’avait pas encore desserré les dents et prêtait grande attention aux propos d’Eugène Pavlovitch qui «parlait d’abondance», se sentant ce soir-là en proie à un accès exceptionnel de contentement et d’effusion. Il l’écouta longtemps sans comprendre, autant dire, un mot à ce qu’il disait. La famille était au complet, à l’exception d’Ivan Fiodorovitch qui n’était pas encore revenu de Pétersbourg. Le prince Stch… était au nombre des assistants qui avaient apparemment l’intention d’aller un peu plus tard, avant le thé, écouter de la musique [3]. La conversation roulait sur un sujet qui semblait avoir été mis sur le tapis avant l’arrivée du prince. Bientôt Kolia surgit, on ne sait d’où, sur la terrasse. «Tiens! on continue à le recevoir comme par le passé!» pensa le prince.

La résidence des Epantchine était une magnifique villa, construite dans le style des chalets suisses. Elle était aménagée avec goût et entourée de fleurs et de verdure qui composaient des parterres de modeste dimension, mais ravissants. Toute la société était réunie sur la terrasse, comme chez le prince, mais ici la terrasse était un peu plus étendue et plus agréablement disposée.

Le sujet de la conversation n’avait pas l’air d’être du goût de tout le monde. L’entretien avait débuté, selon toute conjecture, par une discussion assez âpre, et il aurait certainement dérivé sur un autre objet si Eugène Pavlovitch n’avait pas affecté de s’entêter sur la même question sans faire cas de l’impression produite. L’apparition du prince semblait l’avoir excité davantage. Elisabeth Prokofievna s’était renfrognée bien qu’elle ne comprît pas tout ce qui se disait. Aglaé ne s’en allait pas, assise à l’écart, presque dans un coin, elle écoutait et gardait un silence obstiné.

– Permettez, répliquait avec feu Eugène Pavlovitch, – je n’ai rien contre le libéralisme! Le libéralisme n’est pas un mal; il fait partie intégrante d’un ensemble qui, sans lui, se décomposerait et dépérirait. Il a les mêmes droits à l’existence que le conservatisme le plus pur. Mais je critique le libéralisme russe et je vous répète que, si je le combats, c’est parce que le libéral russe est un libéral qui n’a rien de russe. Montrez-moi un libéral qui soit russe et je l’embrasserai aussitôt devant vous.

– À supposer qu’il veuille bien vous embrasser, dit Alexandra Ivanovna qui était particulièrement nerveuse et dont les joues étaient plus colorées qu’à l’ordinaire.

«En voilà une – pensa Elisabeth Prokofievna – que rien n’émeut et qui ne pense qu’à dormir et à manger; mais, une fois l’an, elle a de ces réparties qui vous déconcertent.»

Le prince observa incidemment qu’Alexandra Ivanovna paraissait fort mécontente de voir Eugène Pavlovitch traiter un sujet sérieux sur un ton aussi badin, et affecter en même temps l’emportement et la plaisanterie.

– Je soutenais il y a un moment, avant votre arrivée, prince, – continua Eugène Pavlovitch, – que l’on n’a connu jusqu’ici en Russie que deux sortes de libéraux issus, les uns de la classe (abolie) des «pomiestchik» [4], les autres de celle des séminaristes. Or, comme ces deux classes ont fini par se transformer en castes complètement isolées de la nation et que leur isolement s’accentue d’une génération à l’autre, il s’ensuit que tout ce que les libéraux ont fait ou font ne présente aucun caractère national…

– Comment cela? Alors ce qu’ils ont fait n’a rien de russe? répliqua le prince Stch…

– Rien de national, en tout cas. Même si leur œuvre est russe, elle n’est pas nationale. Nos libéraux, d’ailleurs, n’ont rien de russe, absolument rien… Vous pouvez être assuré que la nation ne reconnaîtra ni maintenant ni plus tard ce qui aura été fait par les «pomiestchik» et les séminaristes…

– C’est du propre! Comment pouvez-vous soutenir un pareil paradoxe, si toutefois vous parlez sérieusement? Je ne puis laisser passer de semblables sorties sur les pomiestchik russes. Vous êtes vous-même un pomiestchik russe, riposta le prince Stch, en s’échauffant.

– Mais je ne parle pas du pomiestchik russe dans le sens où vous paraissez l’entendre. C’est une classe honorable, ne serait-ce que pour la raison que j’en fais partie. Surtout maintenant qu’elle a cessé d’exister…

– Est-il bien vrai que, même en littérature, nous n’ayons rien eu de national? interrompit Alexandra Ivanovna.

– Je ne suis pas très ferré sur la littérature, mais, à mon sens, la littérature russe elle-même n’a rien de russe, exception faite, peut-être, de Lomonossov, de Pouchkine et de Gogol.

– Hé mais! c’est déjà quelque chose; et puis, si l’un de ces auteurs était un enfant du peuple, les deux autres étaient des pomiestchik, dit Adélaïde en riant.

– C’est exact, toutefois ne vous dépêchez pas de triompher. Jusqu’à présent ces trois auteurs sont les seuls qui aient réussi à dire quelque chose qui ne soit pas emprunté, mais tiré de leur propre fonds. Qu’un Russe quelconque dise, écrive ou fasse quelque chose de véritablement personnel, quelque chose qui soit bien de lui et ne constitue ni une imitation ni un emprunt, il devient nécessairement national, lors même qu’il baragouinerait. Je pose ceci en axiome. Toutefois, ce n’est pas de littérature que nous avons commencé à parler, mais des socialistes; c’est à propos de ceux-ci que la discussion s’est engagée. Or, j’affirmais que nous n’avons pas eu et n’avons pas un seul socialiste russe. Pourquoi? Parce que tous nos socialistes sont sortis, eux aussi, de la classe des pomiestchik ou de celle des séminaristes. Tous nos socialistes déclarés, ceux qui s’affichent comme tels, soit dans le pays, soit à l’étranger, ne sont que des libéraux sortis du rang des pomiestchik au temps du servage. Pourquoi riez-vous? Montrez-moi leurs livres, montrez-moi leurs doctrines, leurs mémoires; sans être un critique professionnel, je m’engage à vous écrire la plus probante des thèses littéraires pour vous démontrer clair comme le jour que chaque page de leurs livres, de leurs brochures et de leurs mémoires est avant tout l’œuvre d’un ci-devant pomiestchik russe. Leur fiel, leur indignation, leur humour sentent le pomiestchik (et même d’un type aussi suranné que celui de Famoussov [5]); leurs enthousiasmes, leurs larmes, de vraies larmes, sont peut-être sincères, mais ce sont des enthousiasmes et des larmes de pomiestchik! De pomiestchik ou de séminariste… Vous riez encore? Vous aussi, prince, vous riez? Vous n’êtes donc pas de mon avis?

Il est de fait que le rire était général. Le prince lui-même souriait.

– Je ne saurais encore vous dire catégoriquement si je suis oui ou non de votre avis, articula le prince qui, cessant soudain de sourire, avait sursauté comme un écolier pris en faute, – mais je vous assure que je prends un plaisir extrême à vous écouter…

On aurait dit qu’il étouffait en prononçant ces mots; une sueur froide perlait sur son front. C’étaient les premières paroles qu’il proférait depuis qu’il était là. Il fut tenté de jeter un coup d’œil autour de lui, mais n’osa point. Eugène Pavlovitch surprit son geste et sourit.

– Je vous citerai un fait, messieurs, poursuivit-il sur le même ton d’emportement et de chaleur affectés, où perçait l’envie de rire même de sa propre faconde, – un fait que je crois avoir eu le mérite de découvrir et d’observer; du moins n’en a-t-on parlé ni écrit nulle part jusqu’ici. Ce fait définit toute l’essence du libéralisme russe tel que je le montre. Et d’abord, qu’est le libéralisme en général, sinon la tendance à dénigrer (à tort ou à raison, c’est une autre affaire) l’ordre des choses existant? C’est bien cela? Maintenant, le fait que j’ai observé est le suivant: le libéralisme russe ne s’attaque pas à un ordre de chose établi; ce qu’il vise, c’est l’essence de la vie nationale; c’est cette vie elle-même et non les institutions, c’est la Russie et non l’organisation russe. Le libéral dont je vous parle va jusqu’à renier la Russie elle-même; autrement dit il hait et frappe sa propre mère. Tout incident malheureux, tout échec pour la Russie le porte à rire et lui inspire de la joie, ou peu s’en faut. Coutumes populaires,histoire de Russie, tout cela lui est odieux. Sa seule excuse, s’il en a une, c’est qu’il ne se rend pas compte de ce qu’il fait et qu’il prend sa russophobie pour le libéralisme le plus fécond. (Combien de libéraux ne rencontre-t-on pas chez nous qui se font applaudir par les autres et qui sont peut-être, au fond et à leur insu, les plus ineptes, les plus obtus, et les plus pernicieux des conservateurs! La haine de la Russie était considérée naguère comme le véritable amour de la patrie par certains libéraux qui se targuaient de voir plus clairement que les autres en quoi doit consister cet amour. Mais avec le temps on est devenu plus explicite; désormais l’expression même d’«amour de la patrie est regardée comme inconvenante, en sorte que la notion qui y correspond a été proscrite comme nuisible et vide de sens. Je donne ce fait pour certain. Il fallait bien se décider à dire la vérité en toute simplicité et sincérité; nous sommes ici en présence d’un phénomène auquel on ne trouve de précédent en aucun temps et en aucun lieu. Aucun siècle, aucun peuple n’en a jamais offert d’exemple. Ce qui signifie qu’il est accidentel et peut, par conséquent, n’être qu’éphémère; je n’en disconviens pas. Mais, de libéral qui haïsse sa propre patrie, on n’en peut trouver nulle part ailleurs. Comment expliquer que le cas se soit présenté dans notre pays si ce n’est par la raison que j’ai énoncée tout à l’heure, à savoir que le libéral russe est jusqu’ici un libéral qui n’a rien de russe? Je n’aperçois pas de meilleure explication.

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