LIdiot. Tome II - Dostoïevski Fedor Mikhaïlovitch 3 стр.


– Je prends tout ce que tu viens de dire pour une plaisanterie, Eugène Pavlovitch, répliqua gravement le prince Stch…

– Je n’ai pas vu tous les libéraux et je ne m’érige pas en juge, dit Alexandra Ivanovna, mais j’ai été indigné en écoutant votre exposé: partant d’un cas particulier, vous avez généralisé et vous êtes ainsi tombé dans la calomnie.

– Un cas particulier? Ah! voilà bien le mot que j’attendais! S’agit-il ou non d’un cas particulier? riposta Eugène Pavlovitch.

– Prince, qu’en pensez-vous? S’agit-il ou non d’un cas particulier?

– Je dois avouer, moi aussi, que j’ai peu d’expérience et que je n’ai guère fréquenté… les libéraux, dit le prince. Mais il me semble que vous avez peut-être raison et que ce libéralisme russe dont vous avez parlé est, de fait, enclin à haïr la Russie pour elle-même et non pas seulement pour le régime qui y est en vigueur. Certes, cela n’est vrai qu’en partie… on ne saurait en bonne justice étendre ce reproche à tous les libéraux…

Il resta court. En dépit de toute son émotion, il avait suivi la conversation avec un extrême intérêt. Un de ses traits caractéristiques était l’air de profonde naïveté avec lequel il écoutait les sujets qui sollicitaient son attention. Cette naïveté se retrouvait dans les réponses qu’il faisait à ceux qui le questionnaient sur ces mêmes sujets. Elle s’exprimait sur son visage et même dans ses attitudes; elle y révélait une foi à l’abri des atteintes de la raillerie et de l’humour. Eugène Pavlovitch avait pris depuis longtemps l’habitude de ne s’adresser à lui qu’avec un petit sourire de circonstance.

Mais cette fois, en entendant sa réponse, il le regarda, comme pris au dépourvu, avec beaucoup de gravité.

– Ah çà! vous me surprenez, proféra-t-il. Voyons, prince, m’avez-vous répondu sérieusement?

– Votre question n’était-elle pas sérieuse? repartit le prince avec étonnement.

Un rire général accueillit ces paroles.

– Ayez donc confiance en Eugène Pavlovitch, dit Adélaïde; il a la manie de la mystification! Si vous saviez quelles questions il est parfois capable de débattre sérieusement!

– M’est avis que cette conversation est pénible et qu’il aurait mieux valu ne pas l’engager, observa Alexandra d’un ton cassant. – On avait projeté une promenade…

– Allons, la soirée est superbe! s’écria Eugène Pavlovitch. Mais je tiens à vous prouver que, cette fois-ci, j’ai parlé très sérieusement. Je veux surtout le démontrer au prince (vous m’avez vivement intéressé, prince, et je vous jure que je suis moins frivole que j’en ai l’air, bien qu’à vrai dire, la frivolité soit mon défaut). Aussi poserai-je au prince, avec la permission de l’assistance, une dernière question pour satisfaire ma curiosité personnelle, après quoi nous en resterons là. Cette question m’est, comme par un fait exprès, venue à l’esprit il y a deux heures (vous voyez, prince, qu’il m’arrive aussi de penser à des choses sérieuses). Je lui ai trouvé une solution, mais nous allons voir ce qu’en dira le prince. On parlait, il ya un moment, de «cas particulier». Cette locution joue un grand rôle dans notre société, qui aime à l’employer. Dernièrement, un attentat épouvantable a défrayé la presse et l’opinion: il s’agissait de six personnes assassinées par un jeune homme. On a beaucoup parlé alors de l’étrange plaidoirie de l’avocat qui a déclaré que, le meurtrier se trouvant dans la misère, l’idée de tuer ces six personnes avait dû lui venir naturellement à l’esprit. Ce ne sont pas les termes dont il s’est servi, mais le sens est, je crois, à peu près celui-là. Je pense que le défenseur, en émettant une idée aussi singulière, croyait sincèrement s’inspirer des plus hautes conceptions de notre siècle en fait de libéralisme, d’humanitarisme et de progrès. Eh bien, qu’en pensez-vous? Faut-il voir un cas particulier ou un phénomène général dans une pareille dépravation de l’intelligence et de la conscience, dans une perversion aussi caractérisée du jugement?

Tout le monde s’esclaffa.

– C’est un cas particulier, cela va de soi, firent Alexandra et Adélaïde en riant.

– Permets-moi de te rappeler, Eugène Pavlovitch, dit le prince Stch…, que ton badinage commence à perdre de son sel.

– Qu’en pensez-vous, prince? poursuivit Eugène Pavlovitch qui n’avait pas écouté cette réflexion et sentait peser sur lui le regard grave et scrutateur du prince Léon Nicolaïévitch. Que vous en semble? Un cas particulier ou un phénomène général? J’avoue avoir imaginé cette question à votre intention.

– Non, ce n’est pas un cas particulier, dit le prince doucement mais avec fermeté.

– Allons, Léon Nicolaïévitch, s’exclama le prince Stch… avec un certain dépit, ne voyez-vous pas qu’il vous tend un piège? Il est évident qu’il se moque et vous prend comme tête de Turc.

– Je pensais qu’il parlait sérieusement, dit le prince en rougissant; et il baissa les yeux.

– Mon cher prince, reprit le prince Stch…, rappelez-vous donc l’entretien que nous avons eu il y a trois mois. Nous constations justement que, bien que de création récente, nos jeunes tribunaux avaient déjà révélé des avocats remarquables et pleins de talent. Et combien de verdicts dignes d’éloges ont été rendus par nos jurys d’assises. J’étais alors si heureux de vous voir vous réjouir de ce progrès… Nous convenions que nous avions lieu d’être fiers… Cette plaidoirie maladroite, et cet étrange argument ne sont certainement qu’un accident, un cas sur mille.

Le prince Léon Nicolaïévitch réfléchit un instant, puis répondit de l’accent le plus convaincu, quoique sans élever le ton et avec une nuance de timidité dans la voix:

– J’ai seulement voulu dire que cette dépravation des idées et de l’intelligence (pour me servir de l’expression d’Eugène Pavlovitch) se rencontre très fréquemment et constitue, hélas! beaucoup plus un phénomène général qu’un cas particulier. Si elle n’était pas si commune, on ne verrait peut-être pas de crimes inimaginables comme ces…

– Des crimes inimaginables? Mais je vous assure que les crimes d’autrefois étaient tout aussi monstrueux et peut-être encore plus atroces. Il y en a toujours eu, non seulement dans notre pays, mais partout, et je crois qu’il s’en commettra pendant bien longtemps encore. La différence réside en ceci qu’autrefois il n’y avait pas chez nous une si grande publicité; à présent la presse et l’opinion s’en emparent; de là l’impression que nous sommes en présence d’un phénomène nouveau. C’est votre erreur, votre très naïve erreur, prince; vous pouvez m’en croire, conclut le prince Stch…, avec un sourire moqueur.

– Je sais parfaitement, dit le prince, que les crimes étaient autrefois tout aussi nombreux et tout aussi effroyables. J’ai visité des prisons, il n’y a pas longtemps, et j’ai eu l’occasion de faire la connaissance de quelques condamnés et inculpés. Il y a même des criminels plus monstrueux que ceux dont nous avons parlé. Il y en a qui, ayant tué une dizaine de personnes, ne ressentent pas l’ombre d’un remords. Mais voici ce que j’ai observé: le scélérat le plus endurci et le plus dénué de remords se sent cependant criminel, c’est-à-dire que, dans sa conscience, il se rend compte qu’il a mal agi, bien qu’il n’éprouve aucun repentir. Et c’était le cas de tous ces prisonniers. Mais les criminels dont parle Eugène Pavlovitch ne veulent même plus se considérer comme tels; dans leur for intérieur, ils estiment qu’ils ont eu le droit pour eux et qu’ils ont bien agi ou peu s’en faut. Il y a là, à mon sens, une terrible différence. Et remarquez que ce sont tous des jeunes gens, c’est-à-dire que leur âge est celui où l’homme est le plus désarmé contre l’influence des idées démoralisantes.

Le prince Stch… avait cessé de rire et écoutait le prince d’un air perplexe. Alexandra Ivanovna, qui avait depuis longtemps une remarque à placer, garda le silence comme si une considération particulière l’eût retenue. Quant à Eugène Pavlovitch, il regardait le prince avec une surprise manifeste et, cette fois, sans la moindre ironie.

– Mais qu’avez-vous, mon cher monsieur, à le fixer avec cet air ébahi? intervint soudain Elisabeth Prokofievna. – Vous le croyiez donc plus bête que vous et incapable de raisonner à votre manière?

– Non, madame, je ne croyais pas cela, fit Eugène Pavlovitch; mais une chose m’étonne, prince (excusez ma question)? si vous saisissez et pénétrez ainsi le sens de ce problème, comment avez-vous pu (encore une fois, excusez-moi), dans cette étrange affaire, il y a quelques jours… l’affaire Bourdovski, si je ne me trompe… comment, dis-je, avez-vous pu remarquer la même dépravation des idées et du sens moral? Le cas était cependant identique. J’ai cru observer à ce moment-là que vous ne vous en aperceviez pas du tout.

– Eh! sachez, mon cher monsieur, dit en s’échauffant Elisabeth Prokofievna, que, si nous tous qui sommes ici l’avons remarqué et avons tiré de notre sagacité un sentiment de supériorité sur le prince, c’est cependant lui qui a reçu aujourd’hui une lettre de l’un des compagnons de Bourdovski, le plus marquant, celui qui avait la figure bourgeonnée; tu te rappelles, Alexandra? Dans cette lettre, il lui demande pardon – à sa manière naturellement – et déclare avoir rompu avec le camarade qui lui avait monté la tête ce jour-là; tu te souviens, Alexandra? Et il ajoute que c’est maintenant au prince qu’il accorde le plus de confiance. Aucun de nous n’a encore reçu une lettre pareille, bien que nous soyons habitués à traiter de haut son destinataire.

– Et Hippolyte aussi a déménagé pour venir s’installer chez nous! s’écria Kolia.

– Comment! Il est déjà ici? demanda le prince, non sans une certaine inquiétude.

– Il est arrivé aussitôt après votre départ avec Elisabeth Prokofievna. C’est moi qui l’ai amené en voiture.

Oubliant tout à fait qu’elle venait de faire l’éloge du prince, Elisabeth Prokofievna partit comme une soupe au lait.

– Je parie qu’il est monté hier dans le grenier de ce mauvais garnement pour lui demander pardon à genoux et venir s’installer ici! As-tu été le voir hier? Tu l’as toi-même avoué ce tantôt. Y es-tu allé oui ou non? T’es-tu mis à genoux, oui ou non?

– Il ne s’est pas du tout mis à genoux, s’écria Kolia. C’est tout le contraire! Hippolyte a pris hier la main du prince et l’a baisée à deux reprises. J’ai été témoin de la scène; à cela s’est bornée leur explication; le prince ayant simplement ajouté qu’il se porterait mieux dans la villa, Hippolyte a répondu sur-le-champ qu’il s’y installerait dès qu’il se sentirait moins mal.

– Vous avez tort, Kolia, balbutia le prince en se levant et en prenant son chapeau; pourquoi racontez-vous cela? Je…

– Où vas-tu? demanda Elisabeth Prokofievna en l’arrêtant.

– Ne vous tourmentez pas, prince, reprit Kolia avec animation; n’allez pas le voir et troubler son repos; il s’est endormi à la suite des fatigues du voyage. Il est enchanté. Franchement, prince, je crois qu’il vaut beaucoup mieux que vous ne vous retrouviez pas aujourd’hui; remettez cela à demain pour ne pas le rendre encore confus. Il a dit ce matin qu’il y a six bons mois qu’il ne s’était senti aussi dispos et aussi fort. Il tousse même trois fois moins.

Le prince remarqua qu’Aglaé avait brusquement changé de place pour se rapprocher de la table. Il n’osait pas la regarder, mais tout son être sentait qu’à cet instant les yeux noirs de la jeune fille étaient posés sur lui; ces yeux exprimaient sûrement l’indignation, peut-être la menace; le visage d’Aglaé devait s’être empourpré.

– Il me semble, Nicolas Ardalionovitch, que vous avez eu tort de l’amener ici, si c’est ce jeune homme poitrinaire qui s’est mis l’autre jour à fondre en larmes et qui a invité les assistants à son enterrement, fit observer Eugène Pavlovitch. – Il a parlé avec tant d’éloquence du mur qui se dresse devant sa maison, qu’il regrettera ce mur, croyez-m’en!

– Rien de plus vrai: il te cherchera noise, il en viendra aux mains avec toi et s’en ira; c’est comme si c’était fait.

Et Elisabeth Prokofievna, d’un geste plein de dignité, attira à elle sa corbeille à ouvrage, oubliant que tout le monde était déjà levé pour partir en promenade.

– Je me rappelle l’emphase avec laquelle il a parlé de ce mur, reprit Eugène Pavlovitch; il a prétendu que, sans ce mur, il ne pourrait pas mourir avec éloquence. Et il tient à mourir avec éloquence.

– Eh bien, après? murmura le prince. Si vous ne voulez pas lui pardonner, il se passera de votre pardon et mourra quand même… C’est à cause des arbres qu’il est venu s’installer ici.

– Oh! pour ce qui est de moi, je lui pardonne tout; vous pouvez le lui dire.

– Ce n’est pas ainsi qu’il faut comprendre la chose, dit le prince doucement et comme à contre-cœur, les yeux toujours fixés sur un point du plancher. – Il faut que vous-même consentiez à accepter son pardon.

– En quel honneur? Quel tort lui ai-je fait?

– Si vous ne comprenez pas, je n’insiste pas… Mais vous comprenez parfaitement. Son désir était alors… de nous bénir tous et de recevoir aussi votre bénédiction. Voilà tout.

Le prince Stch… échangea un rapide coup d’œil avec quelques-unes des personnes présentes.

– Mon bon et cher prince, dit-il assez vivement mais en pesant ses mots, le paradis n’est guère facile à réaliser sur terre, et ce que vous cherchez, c’est en somme le paradis. La chose est difficile, prince, bien plus difficile que ne se le figure, votre excellent cœur. Tenons-nous-en là, croyez-moi; sans quoi nous retomberons tous dans la confusion et alors…

– Allons écouter la musique, fit Elisabeth Prokofievna d’un ton impératif. Et, dans un mouvement de colère, elle se leva.

Tout le monde l’imita.

II

Le prince s’approcha soudain d’Eugène Pavlovitch et le saisit par la main.

– Eugène Pavlovitch, dit-il sur un ton d’étrange exaltation, soyez convaincu que je vous considère malgré tout comme un noble cœur et comme le meilleur des hommes; je vous en donne ma parole.

Eugène Pavlovitch fut si surpris qu’il fit un pas en arrière. Pendant un instant il réprima une violente envie de rire; mais, en examinant le prince de plus près, il constata qu’il ne paraissait pas dans son assiette ou du moins se trouvait dans un état tout à fait inhabituel.

– Je gage, prince, s’écria-t-il, que ce n’est pas là ce que vous aviez l’intention de me dire et que ce n’est peut-être même pas à moi que ces paroles s’adressent!… Mais qu’avez-vous? Ne seriez-vous pas souffrant?

– C’est possible, très possible. Vous avez fait preuve de beaucoup de finesse en observant que ce n’est peut-être pas à vous que je m’adresse.

Sur ce il eut un sourire singulier et même comique. Puis il parut soudain s’échauffer:

– Ne me rappelez pas ma conduite d’il y a trois jours! s’écria-t-il. Je n’ai pas cessé d’en avoir honte depuis ce temps… Je sais que j’ai eu tort.

– Mais… qu’avez-vous donc fait de si affreux?

– Je vois que vous êtes peut-être plus honteux pour moi que tous les autres, Eugène Pavlovitch. Vous rougissez, c’est l’indice d’un excellent cœur. Je vais m’en aller tout de suite, croyez-le bien.

– Mais qu’est-ce qui lui prend? Ne serait-ce pas ainsi que commencent ses accès? demanda, d’un air effrayé, Elisabeth Prokofievna à Kolia.

– Ne faites pas attention, Elisabeth Prokofievna; je n’ai pas d’accès et je ne vais pas tarder à partir. Je sais que je… suis un disgracié de la nature. J’ai été malade durant vingt-quatre ans, ou, plus exactement, jusqu’à l’âge de vingt-quatre ans. Considérez-moi comme encore malade à présent. Je m’en irai tout de suite, tout de suite, soyez-en sûrs. Je ne rougis pas, car ce serait, n’est-ce pas? une chose étrange de rougir de mon infirmité. Mais je suis de trop dans la société. Ce n’est pas par amour-propre que j’en fais la remarque… J’ai bien réfléchi pendant ces trois jours et j’ai conclu que mon devoir était de vous prévenir sincèrement et loyalement à la première occasion. Il y a certaines idées, certaines idées élevées dont je me garderai de parler pour ne pas me mettre tous les rieurs à dos; le prince Stch… a fait tout à l’heure une allusion à cela… Je n’ai pas un geste qui ne détonne, j’ignore le sentiment de la mesure. Mon langage ne correspond pas à mes pensées et, par là, il les ravale. Aussi n’ai-je pas le droit… En outre je suis soupçonneux. Je… je suis convaincu que nul ne peut m’offenser dans cette maison et que j’y suis aimé plus que je ne le mérite. Mais je sais (et à n’en pouvoir douter) que vingt-quatre années de maladie ne sont pas sans laisser des traces et qu’il est impossible que l’on ne se moque pas de moi… de temps en temps… n’est-il pas vrai?

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