Ainsi, tout me paraît prouver que ce grand massacre n’est point la suite d’une conjuration d’un roi contre une partie de son peuple. La Saint-Barthélémy me semble l’effet d’une insurrection populaire qui ne pouvait être prévue, et qui fut improvisée.
Je vais donner en toute humilité mon explication de l’énigme.
Coligny avait traité trois fois avec son souverain de puissance à puissance: c’était une raison pour en être haï. Jeanne d’Albret morte, les deux jeunes princes, le roi de Navarre et le prince de Condé, étant trop jeunes pour exercer de l’influence, Coligny était véritablement le seul chef du parti réformé. À sa mort, les deux princes, au milieu du camp ennemi, et pour ainsi dire prisonniers, étaient à la disposition du roi. Ainsi la mort de Coligny, et de Coligny seul, était importante pour assurer la puissance de Charles, qui peut-être n’avait pas oublié un mot du duc d’Albe: Qu’une tête de saumon vaut mieux que dix mille grenouilles.
Mais, si du même coup le roi se débarrassait de l’amiral et du duc de Guise, il est évident qu’il devenait le maître absolu.
Voici le parti qu’il dut prendre: ce fut de faire assassiner l’amiral, ou, si l’on veut, d’insinuer cet assassinat au duc de Guise, puis de faire poursuivre ce prince comme meurtrier, annonçant qu’il allait l’abandonner à la vengeance des huguenots. On sait que le duc de Guise, coupable ou non de la tentative de Maurevel, quitta Paris en toute hâte, et que les réformés, en apparence protégés par le roi, se répandirent en menaces contre les princes de la maison de Lorraine.
Le peuple de Paris était à cette époque horriblement fanatique. Les bourgeois, organisés militairement, formaient une espèce de garde nationale, qui pouvait prendre les armes au premier coup de tocsin. Autant le duc de Guise était chéri des Parisiens pour la mémoire de son père et pour son propre mérite, autant les huguenots, qui deux fois les avaient assiégés, leur étaient odieux. L’espèce de faveur dont ces derniers jouissaient à la cour, au moment où une sœur du roi épousait un prince de leur religion, redoublait leur arrogance et la haine de leurs ennemis. Bref, il suffisait d’un chef qui se mît à la tête de ces fanatiques et qui leur criât: Frappez, pour qu’ils courussent égorger leurs compatriotes hérétiques.
Le duc, banni de la cour, menacé par le roi et par les protestants, dut chercher un appui auprès du peuple. Il assemble les chefs de la garde bourgeoise, leur parle d’une conspiration des hérétiques, les engage à les exterminer avant qu’elle n’éclate, et alors seulement le massacre est médité. Comme entre le plan et l’exécution il ne se passa que peu d’heures, on explique facilement le mystère dont la conjuration fut accompagnée et le secret si bien gardé par tant d’hommes; ce qui autrement semblerait bien extraordinaire, car les confidences vont bon train à Paris .
Il est difficile de déterminer quelle part le roi prit au massacre; s’il n’approuva pas, il est certain qu’il laissa faire. Après deux jours de meurtres et de violences, il désavoua tout et voulut arrêter le carnage [9]. Mais on avait déchaîné les fureurs du peuple, et il ne s’apaise point pour un peu de sang. Il lui fallut plus de soixante mille victimes. Le monarque fut obligé de se laisser entraîner au torrent qui le dominait. Il révoqua ses ordres de clémence, et bientôt, en donna d’autres pour étendre l’assassinat à toute la France.
Telle est mon opinion sur la Saint-Barthélémy, et je dirai avec lord Byron en la présentant:
I only say, suppose this supposition.
D. Juan, cant. I, st. LXXXV
1829
I – LES REÎTRES
Non loin d’Étampes, en allant du côté de Paris, on voit encore un grand bâtiment carré, avec des fenêtres en ogive, ornées de quelques sculptures grossières. Au-dessus de la porte est une niche qui contenait autrefois une madone de pierre; mais dans la révolution elle eut le sort de bien des saints et des saintes, et fut brisée en cérémonie par le président du club révolutionnaire de Larcy. Depuis on a remis à sa place une autre vierge, qui n’est que de plâtre à la vérité, mais qui, au moyen de quelques lambeaux de soie et de quelques grains de verre, représente encore assez bien, et donne un air respectable au cabaret de Claude Giraut.
Il y a plus de deux siècles, c’est-à-dire en 1572, ce bâtiment était destiné, comme à présent, à recevoir les voyageurs altérés: mais il avait alors une tout autre apparence. Les murs étaient couverts d’inscriptions attestant les fortunes diverses d’une guerre civile. À côté de ces mots: Vive monsieur le prince [10]! on lisait: Vive le duc de Guise et mort aux huguenots! Un peu plus loin, un soldat avait dessiné, avec du charbon, une potence et un pendu, et, de peur de méprise, il avait ajouté au bas cette inscription: Gaspard de Châtillon. Cependant il paraissait que les protestants avaient ensuite dominé dans ces parages, car le nom de leur chef avait été biffé et remplacé par celui du duc de Guise. D’autres inscriptions à demi effacées, assez difficiles à lire, et plus encore à traduire en termes décents, prouvaient que le roi et sa mère avaient été aussi peu respectés que ces chefs de parti. Mais c’était la pauvre madone qui semblait avoir eu le plus à souffrir des fureurs civiles et religieuses. La statue, écornée en vingt endroits par des balles, attestait le zèle des soldats huguenots à détruire ce qu’ils appelaient «des images païennes». Tandis que le dévot catholique ôtait respectueusement son bonnet en passant devant la statue, le cavalier protestant se croyait obligé de lui lâcher un coup d’arquebuse; et, s’il l’avait touchée, il s’estimait autant que s’il eût abattu la bête de l’Apocalypse et détruit l’idolâtrie.
Depuis plusieurs mois, la paix était faite entre les deux sectes rivales; mais c’était des lèvres et non du cœur qu’elle avait été jurée. L’animosité des deux partis subsistait toujours aussi implacable. Tout rappelait que la guerre cessait à peine, tout annonçait que la paix ne pouvait être de longue durée.
L’auberge du Lion d’Or était remplie de soldats. À leur accent étranger, à leur costume bizarre, on les reconnaissait pour ces cavaliers allemands nommés reîtres [11] qui venaient offrir leurs services au parti protestant, surtout quand il était en état de les bien payer. Si l’adresse de ces étrangers à manier leurs chevaux et leur dextérité à se servir des armes à feu les rendaient redoutables un jour de bataille, d’un autre côté, ils avaient la réputation, peut-être encore plus justement acquise, de pillards consommés et d’impitoyables vainqueurs. La troupe qui s’était établie dans l’auberge était d’une cinquantaine de cavaliers: ils avaient quitté Paris la veille, et se rendaient à Orléans pour y tenir garnison.
Tandis que les uns pansaient leurs chevaux attachés à la muraille, d’autres attisaient le feu, tournaient les broches et s’occupaient de la cuisine. Le malheureux maître de l’auberge, le bonnet à la main et la larme à l’œil, contemplait la scène de désordre dont sa cuisine était le théâtre. Il voyait sa basse-cour détruite, sa cave au pillage, ses bouteilles, dont on cassait le goulot sans que l’on daignât les déboucher; et le pis, c’est qu’il savait bien que, malgré les sévères ordonnances du roi pour la discipline des gens de guerre, il n’avait point de dédommagement à attendre de ceux qui le traitaient en ennemi. C’était une vérité reconnue dans ce temps malheureux, qu’en paix ou en guerre, une troupe armée vivait toujours à discrétion partout où elle se trouvait.
Devant une table de chêne, noircie par la graisse et la fumée, était assis le capitaine des reîtres. C’était un grand et gros homme de cinquante ans environ, avec un nez aquilin, le teint fort enflammé, les cheveux grisonnants et rares, couvrant mal une large cicatrice qui commençait à l’oreille gauche, et qui venait se perdre dans son épaisse moustache. Il avait ôté sa cuirasse et son casque, et n’avait conservé qu’un pourpoint de cuir de Hongrie, noirci par le frottement de ses armes, et soigneusement rapiécé en plusieurs endroits. Son sabre et ses pistolets étaient déposés sur un banc à sa portée; seulement il conservait sur lui un large poignard, arme qu’un homme prudent ne quittait que pour se mettre au lit.
À sa gauche était assis un jeune homme, haut en couleur, grand, et assez bien fait. Son pourpoint était brodé, et dans tout son costume on remarquait un peu plus de recherche que dans celui de son compagnon. Ce n’était pourtant que le cornette du capitaine.
Deux jeunes femmes de vingt à vingt-cinq ans leur tenaient compagnie, assises à la même table. Il y avait un mélange de misère et de luxe dans leurs vêtements, qui n’avaient pas été faits pour elles, et que les chances de la guerre semblaient avoir mis entre leurs mains. L’une portait une espèce de corps en damas broché d’or, mais tout terni, avec une simple robe de toile. L’autre avait une robe de velours violet avec un chapeau d’homme, de feutre gris, orné d’une plume de coq. Toutes les deux étaient jolies; mais leurs regards hardis et la liberté de leurs discours se ressentaient de l’habitude qu’elles avaient de vivre avec les soldats. Elles avaient quitté l’Allemagne sans emploi bien réglé. La robe de velours était bohème; elle savait tirer les cartes et jouer de la mandoline. L’autre avait des connaissances en chirurgie, et semblait tenir une place distinguée dans l’estime du cornette.
Ces quatre personnes, chacune en face d’une grande bouteille et d’un verre, devisaient ensemble et buvaient en attendant que le dîner fut cuit.
La conversation languissait, comme entre gens affamés, quand un jeune homme d’une taille élevée, et assez élégamment vêtu, arrêta devant la porte de l’auberge le bon cheval alezan qu’il montait. Le trompette des reîtres se leva du banc sur lequel il était assis, et, s’avançant vers l’étranger, prit la bride du cheval. L’étranger se préparait à le remercier pour ce qu’il regardait comme un acte de politesse; mais il fut bientôt détrompé, car le trompette ouvrit la bouche du cheval, et considéra ses dents d’un œil de connaisseur: puis, reculant de quelques pas, et regardant les jambes et la croupe du noble animal, il secoua la tête de l’air d’un homme satisfait:
– Beau cheval, montsir [12], que vous montez là! dit-il en son jargon; et il ajouta quelques mots en allemand qui firent rire ses camarades, au milieu desquels il alla se rasseoir.
Cet examen sans cérémonie n’était pas du goût du voyageur; cependant il se contenta de jeter un regard de mépris sur le trompette, et mit pied à terre sans être aidé de personne.
L’hôte, qui sortit alors de sa maison, prit respectueusement la bride de ses mains, et lui dit à l’oreille, assez bas pour que les reîtres ne l’entendissent point:
– Dieu vous soit en aide, mon jeune gentilhomme! mais vous arrivez bien à la male heure; car la compagnie de ces parpaillots, à qui saint Christophe puisse tordre le cou! n’est guère agréable pour de bons chrétiens comme vous et moi.
Le jeune homme sourit amèrement.
– Ces messieurs, dit-il, sont des cavaliers protestants?
– Et des reîtres, par-dessus le marché, continua l’aubergiste. Que Notre-Dame les confonde! depuis une heure qu’ils sont ici, ils ont brisé la moitié de mes meubles. Ce sont tous des pillards impitoyables, comme leur chef, Mr de Châtillon, ce bel amiral de Satan.
– Pour une barbe grise comme vous, répondit le jeune homme, vous montrez peu de prudence. Si par aventure vous parliez à un protestant, il pourrait bien vous répondre par quelque bon horion [13].
Et, en disant ces paroles, il frappait sa boite de cuir blanc avec la houssine [14] dont il se servait à cheval.
– Comment!… quoi!… vous huguenot!… protestant! veux-je dire, s’écria l’aubergiste stupéfait.
Il recula d’un pas, et considéra l’étranger de la tête aux pieds, comme pour chercher dans son costume quelque signe d’après lequel il pût deviner à quelle religion il appartenait. Cet examen et la physionomie ouverte et riante du jeune homme le rassurant peu à peu, il reprit plus bas:
– Un protestant avec un habit de velours vert! un huguenot avec une fraise à l’espagnole! oh! cela n’est pas possible! Ah! mon jeune seigneur, tant de braverie ne se voit pas chez les hérétiques. Sainte Marie! un pourpoint de fin velours, c’est trop beau pour ces crasseux-là!
La houssine siffla à l’instant, et, frappant le pauvre aubergiste sur la joue, fut pour lui comme la profession de foi de son interlocuteur.
– Insolent bavard! voilà pour t’apprendre à retenir ta langue. Allons, mène mon cheval à l’écurie, et qu’il ne manque de rien.
L’aubergiste baissa tristement la tête, et emmena le cheval sous une espèce de hangar, murmurant tout bas mille malédictions contre les hérétiques allemands et français; et si le jeune homme ne l’eût suivi pour voir comment son cheval serait traité, la pauvre bête eût sans doute été privée de son souper en qualité d’hérétique.
L’étranger entra dans la cuisine et salua les personnes qui s’y trouvaient rassemblées, en soulevant avec grâce le bord de son grand chapeau ombragé d’une plume jaune et noire. Le capitaine lui ayant rendu son salut, tous les deux se considérèrent quelque temps sans parler.
– Capitaine, dit le jeune étranger, je suis un gentilhomme protestant, et je me réjouis de rencontrer ici quelques-uns de mes frères en religion. Si vous l’avez pour agréable, nous souperons ensemble.
Le capitaine, que la tournure distinguée et l’élégance du costume de l’étranger avaient prévenu favorablement, lui répondit qu’il lui faisait honneur. Aussitôt mademoiselle Mila, la jeune bohème dont nous avons parlé, lui fit place sur son banc, à côté d’elle; et, comme elle était fort serviable de son naturel, elle lui donna même son verre, que le capitaine remplit à l’instant.
– Je m’appelle Dietrich Hornstein, dit le capitaine choquant son verre contre celui du jeune homme. Vous avez sans doute entendu parler du capitaine Dietrich Hornstein? C’est moi qui menai les Enfants-Perdus à la bataille de Dreux et puis à celle d’Arnay-le-Duc.
L’étranger comprit cette matière détournée de lui demander son nom; il répondit:
– J’ai le regret de ne pouvoir vous dire un nom aussi célèbre que le vôtre, capitaine; je veux parler du mien, car celui de mon père est bien connu dans nos guerres civiles. Je m’appelle Bernard de Mergy.