Chronique Du Règne De Charles IX - Mérimée Prosper 3 стр.


– À qui dites-vous ce nom-là! s’écria le capitaine en remplissant son verre jusqu’au bord. J’ai connu votre père, monsieur Bernard de Mergy; je l’ai connu depuis les premières guerres, comme l’on connaît un ami intime. À sa santé, monsieur Bernard.

Le capitaine avança son verre et dit quelques mots en allemand à sa troupe. Au moment où le vin touchait ses lèvres, tous ses cavaliers jetèrent en l’air leurs chapeaux en poussant une acclamation. L’hôte crut que c’était un signal de massacre, et se jeta à genoux. Bernard lui-même fut un peu surpris de cet honneur extraordinaire; cependant il se crut obligé de répondre à cette politesse germanique, en buvant à la santé du capitaine.

Les bouteilles, déjà vigoureusement attaquées avant son arrivée, ne pouvaient plus suffire pour ce toast nouveau.

– Lève-toi, cafard, dit le capitaine, en se tournant du côté de l’hôte qui était encore à genoux; lève-toi, et va nous chercher du vin. Ne vois-tu pas que les bouteilles sont vides?

Et le cornette, pour lui en donner la preuve, lui en jeta une à la tête. L’hôte courut à la cave.

– Cet homme est un insolent fieffé, dit Mergy, mais vous auriez pu lui faire plus de mal que vous n’auriez voulu si cette bouteille l’avait attrapé.

– Bah! dit le cornette en riant d’un gros rire.

– La tête d’un papiste, dit Mila, est plus dure que cette bouteille, bien qu’elle soit encore plus vide.

Le cornette rit plus fort, et fut imité par tous les assistants, et même par Mergy, qui cependant souriait à la jolie bouche de la bohème plus qu’à sa cruelle plaisanterie.

On apporta du vin, le souper suivit, et, après un instant de silence, le capitaine reprit, la bouche pleine:

– Si j’ai connu Mr de Mergy! il était colonel des gens de pied lors de la première entreprise de Mr le Prince. Nous avons couché deux mois de suite dans le même logis pendant le siège d’Orléans. Et comment se porte-t-il présentement?

– Assez bien pour son grand âge, Dieu merci! Il m’a parlé bien souvent des reîtres, et des belles charges qu’ils firent à la bataille de Dreux.

– J’ai connu aussi son fils aîné… votre frère, le capitaine George. Je veux dire avant…

Mergy parut embarrassé.

– C’était un brave à trois poils, continua le capitaine; mais, malepeste [16]! il avait la tête chaude. J’en suis fâché pour votre père, son abjuration aura dû lui faire beaucoup de peine.

Mergy rougit jusqu’au blanc des yeux; il balbutia quelques mots pour excuser son frère; mais il était facile de voir qu’il le jugeait encore plus sévèrement que le capitaine des reîtres.

– Ah! je vois que cela vous fait de la peine, dit le capitaine; eh bien! n’en parlons plus. C’est une perte pour la religion, et une grande acquisition pour le roi qui, dit-on, le traite fort honorablement.

– Vous venez de Paris, interrompit Mergy, cherchant à détourner la conversation; Mr l’Amiral est-il arrivé? Vous l’avez vu sans doute? Comment se porte-t-il maintenant?

– Il arrivait de Blois avec la cour comme nous partions. Il se porte à merveille; frais et gaillard. Il a encore vingt guerres civiles dans le ventre, le cher homme! Sa Majesté le traite avec tant de distinction, que tous les papaux en crèvent de dépit.

– Vraiment! Jamais le roi ne pourra reconnaître assez son mérite.

– Tenez, hier j’ai vu le roi sur l’escalier du Louvre, qui serrait la main de l’Amiral. Mr de Guise, qui venait derrière, avait l’air piteux d’un basset qu’on fouette; et moi, savez-vous à quoi je pensais? Il me semblait voir l’homme qui montre le lion à la foire; il lui fait donner la patte comme on fait d’un chien; mais, quoique Gilles fasse bonne contenance et beau semblant, cependant il n’oublie jamais que la patte qu’il tient a de terribles griffes. Oui, par ma barbe! on eût dit que le roi sentait les griffes de l’Amiral.

– L’Amiral a le bras long, dit le cornette. (C’était une espèce de proverbe dans l’armée protestante).

– C’est un bien bel homme pour son âge, observa mademoiselle Mila.

– Je l’aimerais mieux pour amant qu’un jeune papiste, repartit mademoiselle Trudchen, l’amie du cornette.

– C’est la colonne de la religion, dit Mergy, voulant aussi donner sa part de louanges.

– Oui, mais il est diablement sévère sur la discipline, dit le capitaine en secouant la tête.

Son cornette cligna de l’œil d’un air significatif, et sa grosse physionomie se contracta pour faire une grimace qu’il croyait être un sourire.

– Je ne m’attendais pas, dit Mergy, à entendre un vieux soldat comme vous, capitaine, reprocher à Mr l’Amiral l’exacte discipline qu’il faisait observer dans son armée.

– Oui, sans doute, il faut de la discipline; mais enfin on doit aussi tenir compte au soldat de toutes les peines qu’il endure, et ne pas lui défendre de prendre du bon temps quand par hasard il en trouve l’occasion. Bah! chaque homme a ses défauts; et, quoiqu’il m’ait fait pendre, buvons à la santé de Mr l’Amiral.

– L’Amiral vous a fait pendre! s’écria Mergy; vous êtes bien gaillard pour un pendu.

– Oui, sacrament! il m’a fait pendre; mais je ne suis pas rancunier, et buvons à sa santé.

Avant que Mergy put renouveler ses questions, le capitaine avait rempli tous les verres, ôté son chapeau et ordonné à ses cavaliers de pousser trois hourras. Les verres vidés et le tumulte apaisé, Mergy reprit:

– Pourquoi donc avez-vous été pendu, capitaine?

– Pour une bagatelle: un méchant couvent de Saintonge pillé, puis brûlé par hasard.

– Oui, mais tous les moines n’étaient pas sortis, interrompit le cornette en riant à gorge déployée de sa plaisanterie.

– Eh! qu’importe que pareille canaille brûle un peu plus tôt ou un peu plus tard? Cependant l’Amiral, le croiriez-vous, monsieur de Mergy? l’Amiral s’en fâcha tout de bon; il me fit arrêter, et, sans plus de cérémonie, son grand prévôt jeta son dévolu sur moi. Alors tous ses gentilshommes et tous les seigneurs qui l’entouraient, jusqu’à Mr de Lanoue, qui, comme on le sait, n’est pas tendre pour le soldat (car Lanoue, disent-ils, noue et ne dénoue pas), tous les capitaines le prièrent de me pardonner, mais lui refusa tout net. Ventre de loup! comme il était en colère! il mâchait son cure-dent de rage; et vous savez le proverbe: Dieu nous garde des patenôtres [17] de Mr de Montmorency et du cure-dent de Mr l’Amiral!

«- Dieu m’absolve! disait-il, il faut tuer la picorée tandis qu’elle n’est encore que petite fille; si nous la laissons devenir grande dame, c’est elle qui nous tuera.

«Là-dessus arrive le ministre, son livre sous le bras; on nous mène tous deux sous un certain chêne… il me semble que je le vois encore, avec une branche en avant, qui avait l’air d’avoir poussé là tout exprès; on m’attache la corde au cou… Toutes les fois que je pense à cette corde-là, mon gosier devient sec comme de l’amadou.

– Voici pour l’humecter, dit Mila; et elle remplit jusqu’au bord le verre du narrateur.

Le capitaine le vida d’un seul trait, et poursuivit de la sorte:

– Je ne me regardais déjà ni plus ni moins qu’un gland de chêne, quand je m’avisai de dire à l’Amiral:

«- Eh! Monseigneur, est-ce qu’on pend ainsi un homme qui a commandé, les Enfants-Perdus à Dreux?

«Je le vis cracher son cure-dent, et en prendre un neuf. Je me dis: Bon! c’est bon signe.

«Il appela le capitaine Cormier, et lui parla bas; puis il dit au prévôt:

«- Allons, qu’on me hisse cet homme.

«Et là-dessus il tourne les talons. On me hissa tout de bon, mais le brave Cormier mit l’épée à la main et coupa aussitôt la corde, de sorte que je tombai de ma branche, rouge comme une écrevisse cuite.

– Je vous félicite, dit Mergy, d’en avoir été quitte à si bon compte.

Il considérait le capitaine avec attention, et semblait éprouver quelque peine à se trouver dans la compagnie d’un homme qui avait mérité justement la potence; mais, dans ce temps malheureux, les crimes étaient si fréquents qu’on ne pouvait guère les juger avec autant de rigueur qu’on le ferait aujourd’hui. Les cruautés d’un parti autorisaient en quelque sorte les représailles, et les haines de religion étouffaient presque tout sentiment de sympathie nationale. D’ailleurs, s’il faut dire la vérité, les agaceries secrètes de mademoiselle Mila, qu’il commençait à trouver très jolie, et les fumées du vin qui opéraient plus efficacement sur son jeune cerveau que sur les têtes endurcies des reîtres, tout cela lui donnait alors une indulgence extraordinaire pour ses compagnons de table.

– J’ai caché le capitaine dans un chariot couvert pendant plus de huit jours, dit Mila, et je ne l’en laissais sortir que la nuit.

– Et moi, ajouta Trudchen, je lui apportais à manger et à boire: il est là pour le dire.

– L’Amiral fit semblant d’être fort en colère contre Cormier; mais tout cela était une farce jouée entre eux deux. Pour moi, je fus longtemps à la suite de l’armée, n’osant jamais me montrer devant l’Amiral; enfin, au siège de Longnac, il me découvrit dans la tranchée, et il me dit:

«- Dietrich, mon ami, puisque tu n’es pas pendu, va te faire arquebuser.

«Et il me montrait la brèche; je compris ce qu’il voulait dire, je montai bravement à l’assaut, et je me présentai à lui le lendemain, dans la grande rue, tenant à la main mon chapeau percé d’une arquebusade.

«- Monseigneur, lui dis-je, j’ai été arquebusé comme j’ai été pendu.

«Il sourit et me donna sa bourse en disant:

«- Voilà pour t’avoir un chapeau neuf.

«Depuis ce temps nous avons toujours été bons amis. Ah! quel beau sac que celui de cette ville de Longnac! l’eau m’en vient à la bouche rien que d’y penser!

– Ah! quels beaux habits de soie! s’écria Mila.

– Quelle quantité de beau linge! s’écria Trudchen.

– Comme nous avons donné chez les religieuses du grand couvent! dit le cornette. Deux cents arquebusiers à cheval logés avec cent religieuses!…

– Il y en eut plus de vingt qui abjurèrent le papisme, dit Mila, tant elles trouvèrent les huguenots de leur goût.

– C’était là, s’écria le capitaine, c’était là qu’il faisait beau voir nos argoulets [18] allant à l’abreuvoir avec les chasubles des prêtres sur le dos, nos chevaux mangeant l’avoine sur l’autel, et nous buvant le bon vin des prêtres dans leurs calices d’argent!

Il tourna la tête pour demander à boire, et vit l’aubergiste les mains jointes et les yeux levés au ciel avec une expression d’horreur indéfinissable.

– Imbécile! dit le brave Dietrich Hornstein en levant les épaules. Comment peut-il se trouver un homme assez sot pour croire à toutes les fadaises que débitent les prêtres papistes! Tenez, monsieur de Mergy, à la bataille de Moncontour je tuai d’un coup de pistolet un gentilhomme du duc d’Anjou; en lui ôtant son pourpoint, savez-vous ce que je vis sur son estomac? un grand morceau de soie tout couvert de noms de saints. Il prétendait par là se garantir des balles. Parbleu! je lui appris qu’il n’y a point de scapulaire que ne traverse une balle protestante.

– Oui, des scapulaires, interrompit le cornette; mais dans mon pays on vend des parchemins qui garantissent du plomb et du fer.

– Je préférerais une cuirasse bien forgée, de bon acier, dit Mergy, comme celles que fait Jacob Leschot, dans les Pays-Bas.

– Écoutez donc, reprit le capitaine, il ne faut pas nier qu’on puisse rendre dur; moi, qui vous parle, j’ai vu à Dreux un gentilhomme frappé d’une arquebusade au beau milieu de la poitrine; il connaissait la recette de l’onguent qui rend dur, et s’en était frotté sous son buffle; eh bien, on ne voyait pas même la marque noire et rouge que laisse une contusion.

– Et ne croyez-vous pas plutôt que ce buffle dont vous parlez suffisait seul pour amortir l’arquebusade?

– Oh! vous autres Français, vous ne voulez croire à rien. Mais que diriez-vous si vous aviez vu comme moi un gendarme silésien mettre sa main sur une table, et personne ne pouvoir l’entamer à grands coups de couteau? Mais vous riez et vous ne croyez pas que cela soit possible? demandez à Mila. Vous voyez bien cette fille-là? elle est d’un pays où les sorciers sont aussi communs que les moines dans ce pays-ci; c’est elle qui vous en conterait des histoires effrayantes. Quelquefois, dans les longues soirées d’automne, quand nous sommes assis en plein air autour du feu, les cheveux m’en dressent à la tête, des aventures qu’elle nous conte.

– Je serais ravi d’en entendre une, dit Mergy; belle Mila, faites-moi ce plaisir.

– Oui, Mila, poursuivit le capitaine, raconte-nous quelque histoire pendant que nous achèverons de vider ces bouteilles.

– Écoutez-moi donc, dit Mila; et vous, mon jeune gentilhomme, qui ne croyez à rien, vous allez, s’il vous plaît, garder vos doutes pour vous seul.

– Comment pouvez-vous dire que je ne crois à rien? lui répondit Mergy à voix basse; sur ma foi, je crois que vous m’avez ensorcelé, car je suis déjà tout amoureux de vous.

Mila le repoussa doucement, car la bouche de Mergy touchait presque sa joue; et, après avoir jeté à droite et à gauche un regard furtif pour s’assurer que tout le monde l’écoutait, elle commença de la sorte:

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