Trouscaillon, empesté, s'escusa, salua Gabriel en se mettant au garde-à-vous, egzécuta le demi-tour réglementaire, s'éloigna, disparut dans la foule accompagné par la veuve Mouaque qui le pourchasse au petit trot.
– Comment que tu l'as mouché, dit Zazie à Gabriel en se faisant une place à côté de lui. Pour moi, ce sera une glace fraise-chocolat.
– Il me semble que j'ai déjà vu sa tête quelque part, dit Gabriel.
– Maintenant que voilà la flicaille vidée, dit Zazie, tu vas peut-être me répondre. Es-tu un hormosessuel ou pas?
– Je te jure que non.
Et Gabriel étendit le bras en crachant par terre, ce qui choqua quelque peu les voyageurs. Il allait leur espliquer ce trait du folclore gaulois, quand Zazie, le prévenant dans ses intentions didactiques, lui demanda pourquoi dans ce cas-là le type l'avait accusé d'en être un.
– Ça recommence, gémit Gabriel.
Les voyageurs, comprenant vaguement, commençaient à trouver que ça n'était plus drôle du tout et se consultèrent à voix basse et dans leurs idiomes natifs. Les uns étaient d'avis de jeter la fillette à la Seine, les autres de l'emballer dans un plède et de la mettre en consigne dans une gare quelconque après l'avoir gavée de ouate pour l'insonoriser. Si personne ne voulait sacrifier de couverture, une valise pourrait convenir, en tassant bien.
Inquiet de ces conciliabules, Gabriel se décide à faire quelques concessions.
– Eh bien, dit-il, je t'espliquerai tout ce soir. Mieux même tu verras de tes propres yeux.
– Je verrai quoi?
– Tu verras. C'est promis.
Zazie haussa les épaules.
– Les promesses, moi…
– Tu veux que je crache encore un coup par terre?
– Ça suffit. Tu vas postillonner dans ma glace.
– Alors maintenant fous-moi la paix. Tu verras, c'est promis.
– Qu'est-ce qu'elle verra, cette petite? Demanda Fédor Baianovitch qui avait fini par régler son tamponnement avec le Sanctimontronais lequel d'ailleurs avait manifesté une forte envie de disparaître du coin.
Il s'installe à son tour près de Gabriel et les voyageurs lui firent respectueusement place.
– Je l'emmène ce soir au Mont-de-piété, répondit Gabriel (geste), et les autres aussi.
– Minute, dit Fédor Baianovitch, ça fait pas partie du programme. Moi faut que je les couche de bonne heure, car ils doivent partir demain matin pour Gibraltar aux anciens parapets. Tel est leur itinéraire.
– En tout cas, dit Gabriel, ça leur plaît.
– Ils se rendent pas compte de ce qui les attend, dit Fédor Baianovitch.
– Ça sera un souvenir pour eux, dit Gabriel.
– Pour moi zossi, dit Zazie qui poursuivait méthodiquement des expériences sur les saveurs comparées de la fraise et du chocolat.
– Oui mais, dit Fédor Baianovitch, qu'est-ce qui paiera au Mont-de-piété? Ils marcheront pas pour un supplément.
– Je les ai bien en mains, dit Gabriel.
– A propos, lui dit Zazie, je crois que c'est en train de me revenir la question que je voulais te poser.
– Eh bien tu repasseras, dit Fédor Balanovitch. Laisse causer les hommes.
Impressionnée, Zazie la boucla. Comme un loufiat passait d'aventure, Fédor Baianovitch lui dit:
– Pour moi, ce sera un jus de bière.
– Dans une tasse ou en boîte? demanda le garçon.
– Dans un cercueil, répondit Fédor Balanovitch qui fit signe au loufîat qu'il pouvait disposer;
– Celle-là, elle est suprême, se risque à dire Zazie. Même le général Vermot aurait pas trouvé ça tout seul.
Fédor Balanovitch ne porte aucune attention aux propos de la mouflette.
– Alors, comme ça, qu'il demande à Gabriel, tu crois qu'on pourrait leur imposer une surcharge?
– Puisque je te dis que je les ai en mains. Faut en profiter. Tiens, par egzemple, où tu les emmènes dîner?
– Ah! c'est qu'on les soigne. Ils ont droit au Buisson d'Argent. Mais c'est payé directement par l'agence.
– Regarde. Moi, je connais une brasserie boulevard Turbigo où ça coûtera infiniment moins cher. Toi, tu vas voir le patron de ton restau de luxe et tu te fais rembourser quelque chose sur ce qu'il touchera de l'agence, c'est tout profit pour tout le monde et, par-dessus le marché là où je te les emmènerai, qu'est-ce qu'ils se régaleront pas. Naturellement on paiera ça avec le supplément qu'on va leur demander pour le Mont-de-piété. Quant à la ristourne de l'autre restau, on se la partage.
– Vzêtes des ptits rusés tous les deux, dit Zazie.
– Ça alors, dit Gabriel, c'est de la pure méchanceté. Moi tout ce que je fais, c'est pour leur (geste) plaisir.
– On pense qu'à ça, dit Fédor Baianovitch. Qu'à ce qu'ils s'en aillent avec un souvenir inoubliable de st'urbe inclite qu'on vocite Parouart. Afin qu'ils y reviennent.
– Eh bien tout est pour le mieux, dit Gabriel. En attendant le dîner, ils espérimenteront le sous-sol de la brasserie: quinze billards, vingt pimpons. Unique à Paris.
– Ça sera un souvenir pour eux, dit Fédor Balanovitch.
– Pour moi zossi, dit Zazie. Car pendant ce temps-là j'irai me promener.
– Pas sur le Sébasto surtout, dit Gabriel affolé.
– T'en fais pas, dit Fédor Balanovitch, elle doit avoir de la défense.
– N'empêche que sa mère me l'a pas confiée pour qu'elle traîne entre les Halles et le Château d'Eau.
– Je ferai juste les cent pas devant ta brasserie, dit Zazie conciliante.
– Raison de plus pour qu'on croie que tu fais le tapin, s'esclama Gabriel épouvanté. Surtout avec tes bloudjinnzes. Y a des amateurs.
– Y a des amateurs de tout, dit Fédor Balanovitch en homme qui connaît la vie.
– C'est pas gentil pour moi, ça, dit Zazie en se tortillant.
– Si maintenant elle se met à te faire du charme, dit Gabriel, on aura tout vu.
– Pourquoi? demanda Zazie. C'est un hormo?
– Tu veux dire un normal, rectifia Fédor Balanovitch. Suprême, celle-là, n'est-ce pas tonton?
Et il tapa sur la cuisse de Gabriel qui se trémoussa. Les voyageurs les regardaient avec curiosité.
– Ils doivent commencer à s'emmerder, dit Fédor Balanovitch. Il serait temps que tu les emmènes à tes billards pour les distraire un chouïa. Pauvres innocents qui croient que c'est ça, Paris.
– Tu oublies que je leur ai montré la Sainte-Chapelle, dit Gabriel fièrement.
– Nigaud, dit Fédor Baîanovitch qui connaissait à fond la langue française étant natif de Bois-Colombes. C'est le Tribunal de commerce que tu leur as fait visiter.
– Tu me fais, marcher, dit Gabriel incrédule. T'en es sûr?
– Heureusement que Charles est pas là, dit Zazie. Ça se compliquerait.
– Si c'était pas la Sainte-Chose, dit Gabriel, en tout cas, c'était bien beau.
– Sainte-Chose??? Sainte-Chose??? demandèrent, inquiets, les plus francophones d'entre les voyageurs.
– La Sainte-Chapelle, dit Fédor Balanovitch. Un joyau de l'art gothique.
– Comme ça (geste), ajouta Gabriel.
Rassurés, les voyageurs sourirent.
– Alors? dit Gabriel. Tu leur espliques?
Fédor Balanovitch cicérona la chose en plusieurs idiomes.
– Eh bien, dit Zazie d'un air connaisseur, il est fortiche le Slave.
D'autant plus que les voyageurs manifestaient leur accord en sortant leur monnaie avec enthousiasme, témoignant ainsi et du prestige de Gabriel et de l'amplitude des connaissances linguistiques de Fédor Balanovitch.
– C'est justement ça, ma deuxième question dit Zazie. Quand je t'ai retrouvé aux pieds de la tour Eiffel, tu parlais l'étranger aussi bien que lui. Qu'est-ce qui t'avait pris? Et pourquoi que tu recommences plus?
– Ça, dit Gabriel, je peux pas t'espliquer. C'est des choses qu'arrivent on sait pas comment. Le coup de génie, quoi.
Il finit son verre de grenadine.
– Qu'est-ce que tu veux, les artisses, c'est comme ça.
XII
Trouscaillon et la veuve Mouaque avaient déjà fait un bout de chemin lentement côte à côte mais droit devant eux et de plus en silence, lorsqu'ils s'aperçurent qu'ils marchaient côte à côte lentement mais droit devant eux et de plus en silence. Alors ils se regardèrent et sourirent: leurs deux cœurs avaient parlé. Ils restèrent face à face en se demandant qu'est-ce qu'ils pourraient bien se dire et en quel langage l'esprimer. Alors la veuve proposa de commémorer sur-le-champ cette rencontre en asséchant un glasse et de pénétrer à cette fin dans la salle de café du Vélocipède boulevard Sébastopol, où quelques halliers déjà s'humectaient le tube ingestif avant de charrier leurs légumes. Une table de marbre leur offrirait sa banquette de velours et ils tremperaient leurs lèvres dans leurs demi'toyens en attendant que la serveuse à la chair livide s'éloigne pour laisser enfin les mots d'amour éclore à travers le bulbulement de leurs bières. A l'heure où se boivent les jus de fruits aux couleurs fortes et les liqueurs fortes aux couleurs pâles, ils resteraient posés sur la susdite banquette de velours échangeant, dans le trouble de leurs mains enlacées, des vocables prolifiques en comportements sexués dans un avenir peu lointain. Mais halte-là, lui répondit Trouscaillon, je ne puis illico, bellicose l'uniforme; laissez-moi le temps de changer de frusques. Et il lui fila un rancart pour l'apéritif à la brasserie du Sphéroïde, plus haut à droite. Car il habitait rue Rambuteau.
La veuve Mouaque, revenue à la solitude, soupira. Je fais des folies, dit-elle à mi-voix pour elle-même. Mais ces quelques mots ne churent point platement et ignorés sur le trottoir; ils tombèrent dans les étiquettes d'une qu'était rien moins que sourde. Destinés à l'usage interne, ces quatre mots provoquèrent néanmoins la réponse que voici: qu'est-ce qui n'en fait pas. Avec un point d'interrogation, car la réponse était percontative.
– Tiens te voilà toi, dit la veuve Mouaque.
– Je vous regardais tout à l'heure, vous étiez marants tous les deux le flicmane et vous.
– A tes yeux, dit la veuve Mouaque.
– «A mes yeux?» Quoi, «à mes yeux»?
– Marants, dit la veuve Mouaque. A d'autres yeux, pas marants.
– Les pas marants, dit Zazie, je les emmerde.
– Tu es toute seule?
– Ouida, ma chère, je mpromène.
– Ce n'est pas une heure ni un quartier pour laisser une fillette se promener seule. Qu'est-ce qu'il est devenu ton oncle?
– Il trimbale les voyageurs. Il les a emmenés jouer au billard. En attendant, je prends l'air. Parce que moi, le billard, ça m'emmerde. Mais je dois les retrouver pour la bouffe. Après on ira le voir danser.
– Danser? Qui?
– Mon tonton.
– Il danse, cet éléphant?
– Et en tutu encore, répliqua Zazie fièrement.
La veuve Mouaque en reste coite.
Elles étaient arrivées à la hauteur d'une épicerie en gros et au détail; de l'autre côté du boulevard à sens unique, une pharmacie non moins grossiste et non moins détaillante, déversait ses feux verts sur une foule avide de camomille et de pâté de campagne, de berlingots et de semen-contra, de gruyère et de ventouses, une foule que le voisinage aspirant des gares commençait d'ailleurs à raréfier.
La veuve Mouaque soupira.
– Ça ne te fait rien si je marche un peu avec toi?
– Vous voulez surveiller ma conduite?
– Non, mais tu me tiendrais compagnie.
– Ça je m'en fous. Je préfère être seule.
De nouveau la veuve Mouaque soupira.
– Et moi qui me sens si seule… si seule… si seule…
– Seule mon cul, dit la fillette avec la correction du langage qui lui était habituelle.
– Sois donc compréhensive avec les grandes personnes, dit la dame la voix pleine d'eau. Ah! si tu savais…
– C'est le flicard qui vous met dans cet état?
– Ah l'amour… quand tu connaîtras…
– Je me disais bien qu'au bout du compte vous alliez me débiter des cochonneries. Si vous continuez, j'appelle un flic… un autre…
– C'est cruel, dit la veuve Mouaque amèrement.
Zazie haussa les épaules.
– Pauv'vieille… Allez, chsuis pas un mauvais cheval. Je vais vous tenir compagnie le temps que vous vous remettiez. J'ai bon cœur, hein?
Avant que la Mouaque utu le temps de répondre, Zazie avait ajouté:
– Tout de même… un flicard. Moi, ça me débecterait.
– Je te comprends. Mais qu'est-ce que tu veux, ça s'est trouvé comme ça. Peut-être que si ton oncle n'avait pas été guidenappé…
– Je vous ai déjà dit qu'il était marié. Et ma tante est drôlement mieux que vott’ pomme.
– Ne fais pas de réclame pour ta famille. Mon Trouscaillon me suffit. Me suffira, plutôt.
Zazie haussa les épaules.
– Tout ça, c'est du cinéma, qu'elle dit. Vous auriez pas un autre sujet de conversation?
– Non, dit énergiquement la veuve Mouaque.
– Eh bien alors, dit non moins énergiquement Zazie, je vous annonce que la semaine de bonté est terminée. A rvoir.
– Merci tout de même, mon enfant, dit la veuve Mouaque pleine d'indulgence.
Elles traversèrent ensemble séparément la chaussée et se retrouvèrent devant la brasserie du Sphéroïde.
– Tiens, dit Zazie, vous via encore vous. Vous me suivez?
– J'aimerais mieux te voir ailleurs, dit la veuve.
– Elle est suprême, celle-là. Y a pas cinq minutes, on pouvait pas se débarrasser de vous. Maintenant faut prendre le large. C'est l'amour qui rend comme ça?
– Que veux-tu? Pour tout dire, j'ai rendez-vous ici même avec mon Trouscaillon.
Du sous-sol émanait un grand brou. Ah ah.
– Et moi avec mon tonton, dit Zazie. Ils sont tous là. En bas. Vous les entendez qui s'agitent en pleine préhistoire? Parce que, comme je vous l'ai dit, moi, le billard…
La veuve Mouaque détaillait le contenu du rez-de-chaussée.
– Il est pas là, votre coquin, dit Zazie.
– Pointancor, dit la dame. Pointancor.
– Bin sûr. Y a jamais de flics dans les bistros. C'est défendu.
– Là, dit la veuve finement, tu vas être coyonnée. Il est allé se vêtir civilement.
– Et vous serez foutue de le reconnaître dans cet état?
– Je l'aime, dit la veuve Mouaque.
– En attendant, dit Zazie rondement, descendez donc boire un glasse avec nous. Il est peut-être au sous-sol après tout. Peut-être qu'il l'a fait esprès.
– Faut pas egzagérer. Il est flic, pas espion.
– Qu'est-ce que vous en savez? Il vous a fait des confidences? Déjà?
– J'ai confiance, dit la rombière non moins extatiquement qu'énigmatiquement.
Zazie haussa les épaules encore une fois.
– Allez… un glasse, ça vous renouvellera les idées.
– Pourquoi pas, dit la veuve qui, ayant regardé l'heure, venait de constater qu'elle avait encore dix minutes à attendre son fligolo.
Du haut de l'escalier, on apercevait des petites boules glisser alertement sur des tapis verts et, d'autres plus légères, zébrer le brouillard qui s'élevait des demis de bière et des bretelles humides. Zazie et la veuve Mouaque aperçurent le groupe compact des voyageurs agrégé autour de Gabriel qui était en train de méditer un carambolage d'une haute difficulté. L'ayant réussi, il fut acclamé en dea idiomes divers.
– Ils sont contents, hein, dit Zazie toute fière de son tonton.
La dame, du chef, eut l'air d'approuver.
– Ce qu'ils peuvent être cons, ajouta Zazie avec attendrissement. Et encore ils n'ont rien vu. Quand Gabriel va se montrer en tutu, la gueule qu'ils vont faire.
La dame daigna sourire.
– Qu'est-ce que c'est au juste qu'une tante? lui demanda familièrement Zazie en vieille copine. Une pédale? une lope? un pédé? un hormosessuel? Y a des nuances?
– Ma pauvre enfant, dit en soupirant la veuve qui de temps à autre retrouvait des débris de moralité pour les autres dans les ruines de la sienne pulvérisée par les attraits du flicmane.
Gabriel qui venait de louper un queuté-six-bandes les aperçut alors et leur fit un petit salut de la main. Puis il reprit froidement le cours de sa série, négligeant l'échec de son dernier carambolage.