– Je remonte, dit la veuve avec décision.
– Bonnes fleurs bleues, dit Zazie qui alla voir le billard de plus près.
La boule motrice était située en f2, l'autre boule blanche en g3 et la rouge en h4. Gabriel s'apprêtait à masser et, dans ce but, bleuissait son procédé. Il dit:
– Elle est drôlement collante, la rombière.
– Elle a un fleurte terrible avec le flicmane qu'est venu te causer quand on s'est ramenés au bistro.
– On s'en fout. Pour le moment, laisse-moi jouer. Pas de blagues. Du calme. Du sang-froid.
Au milieu de l'admiration générale, il leva sa queue en l'air pour percuter ensuite la boule motrice afin de lui faire décrire un arc de parabole. Le coup porté, déviant de sa juste application, s'en fut sabrer le tapis d'une zébrure qui représentait une valeur marchande tarifée par les patrons de l'établissement. Les voyageurs qui, sur des engins voisins, s'étaient efforcés de produire un résultat semblable sans y être parvenus, manifestèrent leur admiration. Il était temps d'aller dîner.
Après avoir fait la quête pour payer les frais et réglé la note équitablement, Gabriel, ayant récupéré son monde, y compris les joueurs de pimpon, le mena casser la graine à la surface du sol. La brasserie au rez-de-chaussée lui parut convenir à cette entreprise et il s'affala sur une banquette avant d'avoir vu la veuve Mouaque et Trouscaillon à une table vise-à-vise. Ils lui firent des signes guillerets et Gabriel eut du mal à reconnaître le flicmane dans l'endimanché qui prenait des mines à côté de la rombière. N'écoutant que les intermittences de son cœur bon, Gabriel les convia du geste à se joindre à sa smalah, ce dont ne se firent faute. Les étrangers s'étranglaient d'enthousiasme devant tant de couleur locale, cependant que des garçons vêtus d'un pagne commençaient à servir, accompagnée de demis de bière enrhumés, une choucroute pouacre parsemée de saucisses paneuses, de lard chanci, de jambon tanné et de patates germées, apportant ainsi à l'appréciation inconsidérée de palais bien disposés la ffine efflorescence de la cuisine ffransouèze.
Zazie, goûtant au mets, déclara tout net que c'était de la merde. Le flicard élevé par sa mère concierge dans une solide tradition de bœuf mironton, la rombière quant à elle experte en frites authentiques, Gabriel lui-même bien qu'habitué aux nourritures étranges qu'on sert dans les cabarets, s'empressèrent de suggérer à l'enfant ce silence lâche qui permet aux gargotiers de corrompre le goût public sur le plan de la politique intérieure et, sur le plan de la politique extérieure, de dénaturer à l'usage des étrangers l'héritage magnifique que les cuisines de France ont reçu des Gaulois, à qui l'on doit, en outre, comme chacun sait, les braies, la tonnellerie et l'art non figuratif.
– Vous m'empêcherez tout de même pas de dire, dit Zazie, que c' (geste) est dégueulasse.
– Bien sûr, bien sûr, dit Gabriel, je veux pas te forcer. Je suis compréhensif moi, pas vrai, madame?
– Des fois, dit la veuve Mouaque. Des fois.
– C'est pas tellement ça, dit Trouscaillon, c'est à cause de la politesse.
– Politesse mon cul, dit Zazie.
– Vous, dit Gabriel au flicmane, je vous prie de me laisser élever cette môme comme je l'entends. C'est moi qui en ai la responsibilitas. Pas vrai, Zazie?
– Paraît, dit Zazie. En tout cas, moi, rien à faire pour que je bouffe cette saloperie.
– Mademoiselle désire? s'enquit hypocritement un loufiat vicieux qui flairait la bagarre.
– Jveux ottchose, dit Zazie.
– Notre choucroute alsacienne ne plaît pas à la petite demoiselle? demanda le vicieux loufiat.
Il voulait faire de l'ironie, le cou.
– Non, dit Gabriel avec force et autorité, ça lui plaît pas.
Le loufiat considéra pendant quelques instant le format de Gabriel, puis en la personne de Trouscaillon subodora le flic. Tant d'atouts réunis dans la seule main d'une fillette l'incitèrent à boucler sa grande gueule. Il allait donc faire une démonstration de plat ventre, lorsqu'un gérant, plus con encore, s'avisa d'intervindre. Il fit aussitôt son numéro de charme.
– De couaille, de couaille, qu'il pépia, des étrangers qui se permettent de causer cuisine? Bin merde alors, i sont culottés les touristes st'année. I vont peut-être se mettre à prétendre qu'i s'y connaissent en bectance, les enfouarés.
Il interpella quelques-uns d'entre eux (gestes).
– Non mais dites donc, vous croyez comme ça qu'on a fait plusieurs guerres victorieuses pour que vous veniez cracher sur nos bombes glacées? Vous croyez qu'on cultive à la sueur de nos fronts le gros rouge et l'alcool à brûler pour que vous veniez les déblatérer au profit de vos saloperies de cocacola ou de chianti? Tas de feignants, tandis que vous pratiquiez encore le cannibalisme en suçant la moelle des os de vos ennemis charcutés, nos ancêtres les Croisés préparaient déjà le biftèque pommes frites avant même que Parmentier ait découvert la pomme de terre, sans parler du boudin zaricos verts que vzavez jamais zétés foutus de fabriquer. Ça vous plaît pas? Non? Comme si vous y connaissiez quelque chose!
Il reprit sa respiration pour continuer en ces termes polis:
– C'est p-têtt le prix qui vous fait faire cette gueule-là? I sont pourtant bin nonnêtes, nos prix. Vous vous rendez pas compte, tas de radins. Avec quoi qu'il ne paierait pas ses impôts, le patron, s'il ne tenait pas compte de tous vos dollars que vous savez pas quoi en faire.
– T'as fini de déconner? demanda Gabriel. Le gérant pousse un cri de rage.
– Et ça prétend causer le français, qu'il se met à hurler.
Il se tourna vers le vicieux loufiat et lui communiqua ses impressions:
– Non mais t'entends cette grossière merde qui se permet de m'adresser la parole en notre dialecte. Si c'est pas écœurant…
– I cause pas mal pourtant, dit le vicieux loufiat qu'avait peur de recevoir des coups.
– Traître, dit le gérant exacerbé, hagard et trémulant.
– Qu'est-ce que t'attends pour lui casser la gueule? demanda Zazie à Gabriel.
– Chtt, fit Gabriel.
– Tordez-y donc les parties viriles, dit la veuve Mouaque, ça lui apprendra à vivre.
– Je veux pas voir ça, dit Trouscaîllon qui verdit. Pendant que vous opérerez, je m'absenterai le temps qu'il faut. J'ai justement un coup de bigophone à passer à la Préfectance.
Le vicieux loufiat d'un coup de coude dans le bide du gérant souligna le propos du client. Le vent tourna.
– Ceci dit, commença le gérant, ceci dit, que désire mademoiselle?
– Le truc que vous me servez là, dit Zazie, c'est tout simplement de la merde.
– Y a eu erreur, dit le gérant, avec un bon sourire, y a eu erreur, c'était pour la table à côté, pour les voyageurs.
– I sont avec nous, dit Gabriel.
– Vous inquiétez pas, dit le gérant d'un air complice, je trouverai bien à la replacer ma choucroute. Qu'est-ce que vous désirez à la place, mademoiselle?
– Une autre choucroute.
– Une autre choucroute?
– Oui, dit Zazie, une autre choucroute.
– C'est que, dit le gérant, l'autre sera pas meilleure que celle-là. Je vous dis ça tout de suite pourque ça recommence pas, vos réclamations.
– Somme toute, y a que de la chose à manger dans votre établissement?
– Pour vous servir, dit le gérant. Ah si y avait pas les impôts (soupir).
– Miam miam, dit un voyageur en dégustant le fin fond de son assiette de choucroute. D'un geste, il signifia qu'il en revoulait.
– Là, dit le gérant triomphalement.
Et l'assiette de Zazie que le vicieux loufiat venait juste d'enlever réapparut en face du boulimique.
– Comme je vois que vous êtes des connaisseurs, continua le gérant, je vous conseille de prendre notre cornède bif nature. Et j'ouvrirai la boîte devant vous.
– Il a mis du temps pour comprendre, dit Zazie.
Humilié, l'autre s'éloignait. Gabriel, bonne âme, pour le consoler, lui demanda:
– Et votre grenadine? Elle est bonne, votre grenadine?
XIII
Mado Ptits-pieds regarda le téléphone sonner pendant trois secondes, puis à la quatrième entreprit d'écouter ce qui se passait à l'autre bout. Ayant descendu l'instrument de son perchoir, elle l'entendit aussitôt emprunter la voix de Gabriel qui lui déclarait qu'il avait deux mots à dire à sa ménagère.
– Et fonce, qu'il ajouta.
– Je peux pas, dit Mado Ptits-pieds, je suis toute seule, msieu Turandot n'est pas là.
– Tu causes, dit Laverdure, tu causes, c'est tout ce que tu sais faire.
– Eh conne, dit la voix de Gabriel, si y a personne tu boucles la lourde, si y a quelqu'un tu le fous dehors. T'as compris, fleur de nave?
– Oui, msieu Gabriel.
Et elle raccrocha. C'était pas si simple. Y avait en effet un client. Elle aurait pu le laisser tout seul d'ailleurs, puisque c'était Charles et que Charles c'était pas le type à aller fouiner dans le tiroir-caisse pour y saisir quelque monnaie. Un type honnête, Charles. La preuve, c'est qu'il venait de lui proposer le conjungo.
Mado Ptits-pieds avait à peine commencé à réfléchir à ce problème que le téléphone se remettait à sonner.
– Merde, rugit Charles, y a pas moyen d'être tranquille dans ce bordel.
– Tu causes, tu causes, dit Laverdure que la situation énervait, c'est tout ce que tu sais faire.
Mado Ptits-pieds reprit l'écouteur en main, et s'entendit propulser un certain nombre d'adjectifs tous plus désagréables les uns que les autres.
– Raccroche donc pas, sorcière, tu saurais pas où me rappeler. Et fonce donc, t'es toute seule ou y a quelqu'un?
– Y a Charles.
– Qu'est-ce qu'on lui veut à Charles, dit Charles noblement.
– Tu causes, tu causes, c'est tout, dit Laverdure, ce que tu sais faire.
– C'est lui qui gueule comme ça? demanda le téléphone.
– Non, c'est Laverdure. Charles, lui, il me parle marida.
– Ah! il se décide, dit le téléphone avec indifférence. Ça l'empêche pas d'aller chercher Marceline, si toi tu veux pas t'appuyer les escaliers. Il fera bien ça pour toi, le Charles.
– Je vais lui demander, dit Mado Ptits-pieds.
(un temps)
– I dit qu'i veut pas.
– Pourquoi?
– Il est fâché contre vous.
– Le con. Dis-y qu'il s'amène au bout du fil.
– Charles, cria Mado Ptits-pieds (geste).
Charles ne dit rien (geste).
Mado s'impatiente (geste).
– Alors ça vient? demande le téléphone.
– Oui, dit Mado Ptits-pieds (geste).
Finalement Charles, ayant écluse son verre, s'approche lentement de l'écouteur, puis, arrachant l'appareil des mains de sa peut-être future, il profère ce mot cybernétique:
– Allô.
– C'est toi, Charles?
– Rrroin.
– Alors fonce et va chercher Marceline que je lui cause, c'est hurgent.
– J'ai d'ordres à recevoir de personne.
– Ah là là, s'agit pas de ça, grouille que je te dis, c'est hurgent.
– Et moi je te dis que j'ai d'ordres à recevoir de personne.
Et il raccroche.
Puis il revint vers le comptoir derrière lequel Mado Ptits-pieds semblait rêver.
– Alors, dit Charles, qu'est-ce que t'en penses? C'est oui? c'est non?
– Jvous répète, susurra Mado Ptits-pieds, vous mdites ça comme ça, sans prévnir, c'est hun choc, jprévoyais pas, ça dmande réflexion, msieu Charles.
– Comme si t'avais pas déjà réfléchi.
– Oh! msieu Charles, comme vous êtes squeleptique.
La sonnerie du truc-chose se mit de nouveau à téléphonctionner.
– Non mais qu'est-ce qu'il a, qu'est-ce qu'il a.
– Laisse-le donc tomber, dit Charles.
– Faut pas être si dur que ça, c'est quand même un copain.
– Ouais, mais la gosse en supplément ça n'arrange rien.
– Y pensez pas à la gamine. A stage-là, c'est du flan.
Comme ça continuait à ronfler, de nouveau Charles se mit au bout du fil de l'appareil décroché.
– Allô, hurla Gabriel.
– Rrroin, dit Charles.
– Allez, fais pas lcon. Va, fonce chez Marceline et tu commences à m'emmerder à la fin.
– Tu comprends, dit Charles d'un ton supérieur, tu mdéranges.
– Non mais, brâma le téléphone, qu'est-ce qu'i faut pas entendre. T't'déranger toi? qu'est-ce que tu pourrais branler d'important?
Charles posa énergiquement sa main sur le fonateur de l'appareil et se tournant vers Mado, lui demanda:
– C'est-ti oui? c'est-ti non?
– Ti oui, répondit Mado Ptits-pieds en rougissant.
– Bin vrai?
– (geste)
Charles débloqua le fonateur et communiqua la chose suivante à Gabriel toujours présent à l'autre bout du fil:
– Bin voilà, j'ai une nouvelle à t'annoncer.
– M'en fous. Va me chercher…
– Marceline, je sais.
Puis il fonce à toute vitesse:
– Mado Ptits-pieds et moi, on vient de se fiancer.
– Bonne idée. Au fond j'ai réfléchi, c'est pas la peine…
– T'as compris ce que je t'ai dit? Mado Ptits-pieds et moi, c'est le marida.
– Si ça te chante. Oui, Marceline, pas la peine qu'elle se dérange. Dis-y seulement que j'emmène la petite au Mont-de-piété pour voir le spectacle. Y a des voyageurs distingués qui m'accompagnent et quelques copains, toute une bande quoi. Alors mon numéro, ça ce soir, je vais le soigner. Autant que Zazie en profite, c'est une vraie chance pour elle. Tiens, et puis c'est vrai, t'as qu'à venir aussi, avec Mado Ptits-pieds, ça vous fera une célébration pour vos fiançailles, non, pas vrai? Ça s'arrose ça, c'est moi qui paie, et le spectacle en plus. Et puis Turandot, il peut venir aussi, cette andouille, et Laverdure si on croit que ça l'amusera, et Gridoux, faut pas l'oublier, Gridoux. Sacré Gridoux.
Là-dessus, Gabriel raccroche.
Charles laisse pendre l'écouteur au bout de son fil et se tournant vers Mado Ptits-pieds, il entreprit d'énoncer quelque chose de mémorable.
– Alors, qu'il dit, ça y est? L'affaire est dans le sac?
– Et comment, dit Madeleine.
– On va se marier, nous deux Madeleine, dit Charles à Turandot qui rentrait.
– Bonne idée, dit Turandot. Je vous offre un réconfortant pour arroser ça. Mais ça m'embête de perdre Mado. Elle travaillait bien.
– Oui mais c'est que je resterai, dit Madeleine. Je m'emmerderais à la maison, le temps qu'il fait le taxi.
– C'est vrai, ça, dit Charles. Au fond, y aura rien de changé, sauf que, quand on tirera un coup, ça sera dans la légalité.
– On finit toujours par se faire une raison, dit Turandot. Qu'est-ce que vous prenez?
– Moi jm'en fous, dit Charles.
– Pour une fois, c'est moi qui vais te servir, dit Turandot galamment à Madeleine en lui tapant sur les fesses ce qu'il n'avait pas coutume de faire en dehors des heures de travail et alors seulement pour réchauffer l'atmosphère.
– Charles, il pourrait prendre un fernet-branca, dit Madeleine.
– C'est pas buvable, dit Charles.
– T'en as bien écluse un verre à midi, fit remarquer Turandot.
– C'est pourtant vrai. Alors pour moi ce sera un beaujolais.
On trinque.
– A vos crampettes légitimes, dit Turandot.
– Merci, répond Charles en s'essuyant la bouche avec sa casquette.
Il ajoute que c'est pas tout ça, faut qu'il aille prévenir Marceline.
– Te fatigue pas, mon chou, dit Madeleine, jvais y aller.
– Qu'est-ce que ça peut lui foutre que tu te maries ou pas? dit Turandot. Elle attendra bien demain pour le savoir.
– Marceline, dit Charles, c'est encore autre chose. Y a Gabriel qu'a gardé la Zazie avec lui et qui nous invite tous et toi aussi à venir s'en jeter un en le regardant faire son numéro. S'en jeter un et j'espère bien plusieurs.
– Bin, dit Turandot, t'es pas dégoûté. Tu vas haller dans une boîte de pédales pour célébrer tes fiançailles? Bin, je le répète, t'es pas dégoûté.
– Tu causes, tu causes, dit Laverdure, c'est tout ce que tu sais faire.