Jean-Christophe Tome X - Rolland Romain 2 стр.


– Grazia!

– Vous, ici!

Ils se donn?rent la main, et rest?rent sans parler. La premi?re, Grazia fit un effort pour rompre le silence. Elle dit o? elle habitait, demanda o? il ?tait. Questions et r?ponses machinales, qu’ils ?coutaient ? peine, qu’ils entendirent apr?s, quand ils furent s?par?s: ils se contemplaient. Les enfants l’avaient rejointe. Elle les lui pr?senta. Il ?prouvait pour eux un sentiment hostile. Il les regarda sans bont?, et ne dit rien: il ?tait plein d’elle, uniquement occup? ? ?tudier son beau visage souffrant et vieilli. Elle ?tait g?n?e par ses yeux. Elle dit:

– Voulez-vous venir, ce soir?

Elle nomma l’h?tel.

Il demanda o? ?tait son mari. Elle montra son deuil. Il ?tait trop ?mu pour continuer l’entretien. Il la quitta gauchement. Mais apr?s avoir fait deux pas, il revint vers les enfants, qui cueillaient des fraises, il les prit avec brusquerie, les embrassa, et se sauva.

Le soir, il vint ? l’h?tel. Elle ?tait sur la v?randa vitr?e. Ils s’assirent ? l’?cart. Peu de monde: deux ou trois vieilles personnes. Christophe ?tait sourdement irrit? de leur pr?sence. Grazia le regardait. Il regardait Grazia, en r?p?tant son nom, tout bas.

– J’ai bien chang?, n’est-ce pas, dit-elle.

Il avait le c?ur gonfl? d’?motion.

– Vous avez souffert, dit-il.

– Vous aussi, fit-elle avec piti?, en regardant son visage ravag? par la peine et par la passion.

Ils ne trouv?rent plus de mots.

– Je vous en prie, dit-il apr?s un instant, allons ailleurs! Est-ce que nous ne pouvons pas nous parler dans un lieu o? nous soyons seuls?

– Non, mon ami, restons, restons ici, nous sommes bien. Qui fait attention ? nous?

– Je ne suis pas libre de parler.

– Cela est mieux, ainsi.

Il ne comprit pas pourquoi. Plus tard, quand il repassa l’entretien dans sa m?moire, il pensa qu’elle n’avait pas confiance en lui. Mais c’?tait qu’elle avait une peur instinctive des sc?nes d’?motion; elle cherchait un abri contre les surprises de leurs c?urs; m?me, elle aimait la g?ne de cette intimit? dans un salon d’h?tel, qui prot?geait la pudeur de son trouble secret.

Ils se dirent ? mi-voix, avec de fr?quents silences, les grandes lignes de leur vie. Le comte Ber?ny avait ?t? tu? en duel, quelques mois auparavant; et Christophe comprit qu’elle n’avait pas ?t? tr?s heureuse avec lui. Elle avait aussi perdu un enfant, son premier-n?. Elle ?vitait toute plainte. Elle d?tourna l’entretien d’elle-m?me, pour interroger Christophe, et elle t?moigna, au r?cit de ses ?preuves, une affectueuse compassion.

Les cloches sonnaient. C’?tait un dimanche soir. La vie ?tait suspendue…

Elle lui demanda de revenir, le surlendemain. Il fut afflig? de ce qu’elle f?t si peu press?e de le revoir. En son c?ur se m?laient le bonheur et la peine.

Le lendemain, sous un pr?texte, elle lui ?crivit de venir. Ce mot banal le ravit. Elle le re?ut, cette fois, dans son salon particulier. Elle ?tait avec ses deux enfants. Il les regarda, avec un peu de trouble encore et beaucoup de tendresse. Il trouva que la petite, – l’a?n?e, – ressemblait ? sa m?re; il ne demanda pas ? qui ressemblait le gar?on. Ils caus?rent du pays, du temps, des livres ouverts sur la table; – leurs yeux tenaient un autre langage. Il comptait parvenir ? lui parler plus intimement. Mais entra une amie d’h?tel. Il vit l’aimable politesse, avec laquelle Grazia recevait cette ?trang?re; elle ne semblait pas faire de diff?rence entre ses deux visiteurs. Il en fut afflig?; il ne lui en voulut pas. Elle proposa une promenade ensemble, il accepta; la compagnie de cette autre femme, pourtant jeune et agr?able, le gla?a; et sa journ?e fut g?t?e.

Il ne revit plus Grazia que deux jours apr?s. Pendant ces deux jours, il ne v?cut que pour l’heure qu’il allait passer avec elle. – Cette fois encore, il ne r?ussit pas mieux ? lui parler. Tout en se montrant bonne, elle ne se d?partait pas de sa r?serve. Christophe y ajouta par quelques effusions de sentimentalit? germanique, qui la g?n?rent, et contre lesquelles, d’instinct, elle r?agit.

Il lui ?crivit une lettre, qui la toucha. Il disait que la vie ?tait si courte! Et la leur, si avanc?e, d?j?! Ils n’avaient plus que peu de temps ? se voir: il ?tait douloureux et presque criminel de ne pas en profiter pour se parler librement.

Elle r?pondit, par un mot affectueux: elle s’excusait de garder, malgr? elle, une certaine m?fiance, depuis que la vie l’avait bless?e; cette habitude de r?serve, elle ne pouvait la perdre; toute manifestation trop vive, m?me d’un sentiment vrai, la choquait, l’effrayait. Mais elle sentait le prix de l’amiti? retrouv?e; et elle en ?tait aussi heureuse que lui. Elle le priait de venir d?ner, le soir.

Son c?ur fut inond? de reconnaissance. Dans sa chambre d’h?tel, couch? sur son lit, la t?te dans ses oreillers, il sanglota. C’?tait la d?tente de dix ans de solitude. Car depuis la mort d’Olivier, il ?tait rest? seul. Cette lettre apportait le mot de r?surrection pour son c?ur affam? de tendresse. La tendresse!… Il croyait y avoir renonc?: il lui avait bien fallu apprendre ? s’en passer! Il sentait aujourd’hui combien elle lui manquait, et tout ce qu’il avait accumul? d’amour.

Douce et sainte soir?e… Il ne put lui parler que de sujets indiff?rents, malgr? leur intention de ne se cacher rien. Mais que de choses bienfaisantes il dit sur le piano, o? elle l’invita du regard ? lui parler! Elle ?tait frapp?e de l’humilit? de c?ur de cet homme, qu’elle avait connu orgueilleux et violent. Quand il partit, l’?treinte silencieuse de leurs mains dit qu’ils s’?taient retrouv?s, qu’ils ne se perdraient plus. – Il pleuvait, sans un souffle de vent. Le c?ur de Christophe chantait…

Elle ne devait plus rester que quelques jours dans le pays; et elle ne retarda pas d’une heure son d?part, sans qu’il os?t le lui demander, ni s’en plaindre. Le dernier jour, ils se promen?rent seuls, avec les enfants; ? un moment, il ?tait si plein d’amour et de bonheur qu’il voulut le lui dire; mais, d’un geste tr?s doux, elle l’arr?ta, en souriant:

– Chut! Je sens tout ce que vous pouvez dire.

Ils s’assirent, au d?tour du chemin o? ils s’?taient rencontr?s.

Elle regardait, souriante toujours, la vall?e ? ses pieds; mais ce n’?tait pas la vall?e qu’elle voyait. Il contemplait le suave visage o? les tourments avaient laiss? leur marque; dans l’?paisse chevelure noire, partout des fils blancs se montraient. Il ressentait une adoration pitoyable et passionn?e pour cette chair qui s’?tait impr?gn?e des souffrances de l’?me. L’?me ?tait partout visible en ces blessures du temps. – Et il demanda ? voix basse et tremblante, comme une faveur pr?cieuse, qu’elle lui donn?t… un de ses cheveux blancs.

*

Elle partit. Il ne pouvait comprendre pourquoi elle ne voulait pas qu’il l’accompagn?t. Il ne doutait point de son amiti?; mais sa r?serve le d?concertait. Il ne put rester deux jours dans le pays; il partit dans une autre direction. Il t?cha d’occuper son esprit en voyages, en travaux. Il ?crivit ? Grazia. Elle lui r?pondit, deux ou trois semaines apr?s, de courtes lettres, o? se montrait une amiti? tranquille, sans impatience, sans inqui?tude. Il en souffrait et il les aimait. Il ne se reconnaissait pas le droit de lui en faire un reproche; leur affection ?tait trop r?cente, trop r?cemment renouvel?e! Il tremblait de la perdre. Et pourtant chaque lettre qui lui venait d’elle respirait un calme loyal qui aurait d? le rassurer. Mais qu’elle ?tait diff?rente de lui!…

Ils avaient convenu de se retrouver ? Rome, vers la fin de l’automne. Sans la pens?e de la revoir, ce voyage aurait eu pour Christophe peu de charme. Son long isolement l’avait rendu casanier; il n’avait plus de go?t ? ces d?placements inutiles, o? se compla?t l’oisivet? fi?vreuse d’aujourd’hui. Il avait peur d’un changement d’habitudes, dangereux pour le travail r?gulier de l’esprit. D’ailleurs, l’Italie ne l’attirait point. Il ne la connaissait que par l’inf?me musique des «v?ristes» et par les airs de t?nor que la terre de Virgile inspire p?riodiquement aux litt?rateurs en voyage. Il ?prouvait pour elle l’hostilit? m?fiante d’un artiste d’avant-garde, qui a trop souvent entendu invoquer le nom de Rome par les pires champions de la routine acad?mique. Enfin, ce vieux levain d’antipathie instinctive, qui couve au fond des c?urs du Nord pour les hommes du Midi, ou du moins pour le type l?gendaire de jactance oratoire qui repr?sente, aux yeux des hommes du Nord, les hommes du Midi. Rien que d’y penser, Christophe faisait sa lippe d?daigneuse… Non, il n’avait nulle envie de faire plus ample connaissance avec le peuple sans musique. – (Ainsi le nommait-il, avec son outrance coutumi?re: «Car que comptent, disait-il, dans la musique de l’Europe actuelle, ses grattements de mandoline et ses vocif?rations de m?lodrames h?bleurs?») – Mais ? ce peuple pourtant, Grazia appartenait. Pour la retrouver, jusqu’o? et par quels chemins Christophe ne f?t-il pas all?? Il en serait quitte pour fermer les yeux, jusqu’? ce qu’il l’e?t rejointe.

Fermer les yeux, il y ?tait habitu?. Depuis tant d’ann?es, ses volets ?taient clos sur sa vie int?rieure! Dans cette fin d’automne, c’?tait plus n?cessaire que jamais. Trois semaines de suite, il avait plu sans r?pit. Et depuis, une calotte grise d’imp?n?trables nu?es pesait sur les vall?es de Suisse, grelottantes et mouill?es. Les yeux avaient perdu le souvenir de la saveur du soleil. Pour en retrouver en soi l’?nergie concentr?e, il fallait commencer par faire nuit compl?te, et, sous les paupi?res closes, descendre au fond de la mine, dans les galeries souterraines du r?ve. L? dormait dans la houille le soleil des jours morts. Mais ? passer sa vie, accroupi, ? creuser, on sortait de l? br?l?, l’?chine et les genoux raides, les membres d?form?s, le regard trouble, avec des yeux d’oiseau de nuit. Bien des fois, Christophe avait rapport? de la mine le feu p?niblement extrait, qui r?chauffe les c?urs transis. Mais les r?ves du Nord sentent la chaleur du po?le. On ne s’en doute pas, lorsqu’on vit dedans; on aime cette ti?deur lourde, on aime ce demi-jour et les songes entass?s dans la t?te pesante. On aime ce qu’on a. Il faut bien s’en contenter!…

Lorsque au sortir de la barri?re alpestre, Christophe, assoupi dans un coin de son wagon, aper?ut le ciel immacul? et la lumi?re qui coulait sur les pentes des monts, il lui sembla r?ver. De l’autre c?t? du mur, il venait de laisser le ciel ?teint, le jour cr?pusculaire. Si brusque ?tait le changement qu’il en sentit d’abord plus de surprise que de joie. Il lui fallut quelque temps avant que l’?me, engourdie, peu ? peu se d?tend?t, fend?t l’?corce qui l’emprisonnait, et que le c?ur se d?gage?t des ombres du pass?. Mais ? mesure que la journ?e s’avan?ait, la lumi?re moelleuse l’entourait de ses bras; et, perdant le souvenir de tout ce qui avait ?t?, il buvait avidement la volupt? de voir.

Plaines du Milanais. ?il du jour qui se refl?te dans les canaux bleut?s, dont le r?seau de veines sillonne les rizi?res duvet?es. Arbres d’automne, ? la souple maigreur, au squelette ?l?gant d’un dessin contourn?, avec des touffes de duvet roux. Montagnes de Vinci, Alpes neigeuses ? l’?clat adouci, dont la ligne orageuse encercle l’horizon, frang?e d’orange, d’or vert et d’azur p?le. Soir qui tombe sur l’Apennin. Descente sinueuse le long des monts abrupts, aux courbes serpentines, dont le rythme se r?p?te et s’encha?ne, en une farandole. – Et soudain, au bas de la pente, comme un baiser, l’haleine de la mer, aux orangers m?l?e. La mer, la mer latine et sa lumi?re d’opale, o? dorment, suspendues, des barques par vol?es, aux ailes repli?es…

Sur le bord de la mer, ? un village de p?cheurs, le train restait arr?t?. On expliquait aux voyageurs qu’? la suite des grandes pluies, un ?boulement s’?tait produit dans un tunnel, sur la voie de G?nes ? Pise; tous les trains avaient des retards de plusieurs heures. Christophe, qui avait pris un billet direct pour Rome, fut ravi de cette malchance qui soulevait les protestations de ses compagnons. Il sauta sur le quai et profita de l’arr?t pour courir vers la mer, dont le regard l’attirait. Il fut si bien attir? qu’une ou deux heures apr?s, quand siffla le train qui repartait, Christophe ?tait dans une barque, et, le voyant passer, lui cria: «Bon voyage!» Sur la mer lumineuse, dans la nuit lumineuse, il se laissait bercer, longeant les promontoires bord?s de cypr?s enfantins. Il s’installa dans le village, il y passa cinq jours dans une joie perp?tuelle. Il ?tait comme un homme qui sort d’un long je?ne, et qui d?vore. De tous ses sens affam?s, il mangeait la splendide lumi?re… Lumi?re, sang du monde, fleuve de vie, qui, par nos yeux, nos narines, nos l?vres, tous les pores de la peau, t’infiltres dans la chair, lumi?re plus n?cessaire ? la vie que le pain, – qui te voit d?v?tue de tes voiles du Nord, pure, br?lante, et nue, se demande comment il a jamais pu vivre sans te poss?der, et sait qu’il ne pourra plus jamais vivre sans te d?sirer.

Cinq jours, Christophe se plongea dans une so?lerie de soleil. Cinq jours, il oublia – pour la premi?re fois – qu’il ?tait musicien. La musique de son ?tre s’?tait mu?e en lumi?re. L’air, la mer et la terre: symphonie du soleil! Et de cet orchestre, avec quel art inn? l’Italie sait user! Les autres peuples peignent d’apr?s la nature; l’Italien collabore avec elle; il peint avec le soleil. Musique des couleurs. Tout est musique, tout chante. Un mur du chemin, rouge, craquel? d’or; au-dessus, deux cypr?s ? la toison cr?pel?e; le ciel d’un bleu avide, autour. Un escalier de marbre, blanc et raide, qui monte entre des murs roses, vers une fa?ade bleue. Des maisons multicolores, abricot, citron, c?drat, qui luisent parmi les oliviers, fruits merveilleux, dans le feuillage… La vision italienne est une sensualit?; les yeux jouissent des couleurs, comme la langue d’un fruit juteux et parfum?. Sur ce r?gal nouveau, Christophe se jetait, avec gourmandise; il prenait sa revanche de l’asc?tisme des visions grises auxquelles il avait ?t? jusque-l? condamn?. Son abondante nature, ?touff?e par le sort, prenait soudain conscience des puissances de jouir dont il n’avait rien fait; elles s’emparaient de la proie qui leur ?tait offerte: odeurs, couleurs, musique des voix, des cloches et de la mer, voluptueuses caresses de l’air et de la lumi?re… Christophe ne pensait ? rien. Il ?tait dans la b?atitude. Il n’en sortait que pour faire part de sa joie ? ceux qu’il rencontrait: ? son batelier, un vieux p?cheur, aux yeux vifs et pliss?s, coiff? d’une toque rouge de s?nateur v?nitien; – ? son unique commensal, un Milanais, qui mangeait du macaroni, en roulant des yeux d’Othello, atroces, noirs de haine furieuse, homme apathique; – au gar?on de restaurant, qui, pour porter un plateau, ployait le cou, tordait les bras et le torse, comme un ange de Bernin; – au petit saint Jean, dardant des ?illades coquettes, qui mendiait sur le chemin, en offrant une orange avec la branche verte. Il interpellait les voiturins, vautr?s, la t?te en bas au fond de leurs chariots, et poussant, par acc?s intermittents, les mille et un couplets d’un chant nasillard. Il se surprenait ? fredonner Cavalleria rusticana ! Le but de son voyage ?tait oubli?. Oubli?e, sa h?te d’arriver au but, de rejoindre Grazia…

Jusqu’au jour o? l’image aim?e se r?veilla. Fut-ce au choc d’un regard, rencontr? sur la route, ou d’une inflexion de voix, grave et chantante? Il n’en eut pas conscience. Mais une heure vint o?, de tout ce qui l’entourait, du cercle des collines couvertes d’oliviers, et des hautes ar?tes polies de l’Apennin, que sculptent l’ombre ?paisse et le soleil ardent, et des bois d’orangers, et de la respiration profonde de la mer, rayonna la figure souriante de l’amie. Par les yeux innombrables de l’air, les yeux de Grazia le regardaient. Elle fleurissait de cette terre, comme une rose d’un rosier.

Alors, il reprit le train pour Rome, sans s’arr?ter nulle part. Rien ne l’int?ressait des souvenirs italiens, des villes d’art du pass?. De Rome il ne vit rien, il ne chercha ? rien voir; et ce qu’il en aper?ut, au passage, d’abord, des quartiers neufs sans style, des b?tisses carr?es, ne lui inspira pas le d?sir d’en conna?tre davantage.

Aussit?t arriv?, il alla chez Grazia. Elle lui demanda:

– Par quel chemin ?tes-vous venu? Vous ?tes-vous arr?t? ? Milan, ? Florence?

– Non, dit-il. Pourquoi faire?

Elle rit.

– Belle r?ponse! Et que pensez-vous de Rome?

– Rien, dit-il, je n’ai rien vu.

– Mais encore?

– Rien. Pas un monument. Au sortir de l’h?tel, je suis venu chez vous.

– Il suffit de dix pas, pour voir Rome… Regardez ce mur, en face… Il n’y a qu’? voir sa lumi?re.

– Je ne vois que vous, dit-il.

– Vous ?tes un barbare, vous ne voyez que votre id?e. Et quand ?tes-vous parti de Suisse?

– Il y a huit jours.

– Qu’avez-vous donc fait, depuis?

– Je ne sais pas. Je me suis arr?t?, par hasard, dans un pays pr?s de la mer. J ’ai ? peine fait attention au nom. J’ai dormi pendant huit jours. Dormi, les yeux ouverts. Je ne sais pas ce que j’ai vu, je ne sais pas ce que j’ai r?v?. Je crois que j’ai r?v? de vous. Je sais que c’?tait tr?s beau. Mais le plus beau, c’est que j’ai tout oubli?…

– Merci, dit-elle.

(Il n’?couta pas).

– … Tout, reprit-il, tout ce qui ?tait alors, tout ce qui ?tait avant. Je suis comme un homme nouveau, qui recommence ? vivre.

– C’est vrai, dit-elle, en le regardant avec ses yeux riants. Vous avez chang?, depuis notre derni?re rencontre.

Il la regardait aussi, et ne la trouvait pas moins diff?rente de celle qu’il se rappelait. Non pas qu’elle e?t chang? pourtant, depuis deux mois. Mais il la voyait avec des yeux tout neufs. L?-bas, en Suisse, l’image des jours anciens, l’ombre l?g?re de la jeune Grazia s’interposait entre son regard et l’amie pr?sente. Maintenant, au soleil d’Italie, les r?ves du Nord s’?taient fondus; il voyait dans la clart? du jour l’?me et le corps r?els de l’aim?e. Quelle ?tait loin de la chevrette sauvage prisonni?re ? Paris, loin de la jeune femme au sourire de saint Jean, qu’il avait retrouv?e un soir, peu apr?s son mariage, pour la reperdre aussit?t! De la petite madone Ombrienne avait fleuri une belle Romaine:

Color verus, corpus solidum et succi plenum.

Ses formes avaient pris une harmonieuse pl?nitude; son corps ?tait baign? d’une fi?re langueur. Le g?nie du calme l’entourait. Elle avait cette gourmandise du silence ensoleill?, de la contemplation immobile, cette jouissance voluptueuse de la paix de vivre, que les ?mes du Nord ne conna?tront jamais bien. Ce qu’elle avait conserv? surtout du pass?, c’?tait sa grande bont?, qui se m?lait ? tous ses autres sentiments. Mais on lisait des choses nouvelles dans son lumineux sourire: une indulgence m?lancolique, un peu de lassitude, une pointe d’ironie, un paisible bon sens. L’?ge l’avait voil?e d’une certaine froideur, qui l’abritait contre les illusions du c?ur; elle se livrait rarement; et sa tendresse se tenait en garde, avec un sourire clairvoyant, contre les emportements de passion que Christophe avait peine ? r?primer. Avec cela, des faiblesses, des moments d’abandon au souffle des jours, une coquetterie qu’elle raillait elle-m?me, mais qu’elle ne combattait point. Nulle r?volte contre les choses, ni contre soi: un fatalisme tr?s doux, dans une nature toute bonne et un peu fatigu?e.

*

Elle recevait beaucoup, et sans beaucoup choisir, – du moins en apparence; – mais comme ses intimes appartenaient, en g?n?ral, au m?me monde, respiraient la m?me atmosph?re, avaient ?t? fa?onn?s par les m?mes habitudes, cette soci?t? formait une harmonie assez homog?ne, tr?s diff?rente de celles que Christophe avait entendues, en Allemagne et en France. La plupart ?taient de vieille race italienne, vivifi?e ?a et l? par des mariages ?trangers; il r?gnait parmi eux un cosmopolitisme de surface, o? se m?laient avec aisance les quatre langues principales et le bagage intellectuel des quatre grandes nations d’Occident. Chaque peuple y apportait son appoint personnel, les Juifs leur inqui?tude et les Anglo-Saxons leur flegme; mais le tout, aussit?t fondu dans le creuset italien. Quand des si?cles de grands barons pillards ont grav? dans une race tel profil hautain et rapace d’oiseau de proie, le m?tal peut changer, l’empreinte reste la m?me. Certaines de ces figures qui semblaient le plus italiennes, un sourire de Luini, un regard voluptueux et calme de Titien, fleurs de l’Adriatique ou des plaines lombardes, s’?taient ?panouies sur des arbustes du Nord transplant?s dans le vieux sol latin. Quelles que soient les couleurs broy?es sur la palette de Rome, la couleur qui ressort est toujours le romain.

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