Jean-Christophe Tome X - Rolland Romain 3 стр.


Christophe, sans pouvoir analyser son impression, admirait le parfum de culture s?culaire, de vieille civilisation, que respiraient ces ?mes, souvent assez m?diocres, et quelques-unes, m?me, au-dessous du m?diocre. Impalpable parfum, qui tenait ? des riens, une gr?ce courtoise, une douceur de mani?res qui savait ?tre affectueuse, tout en gardant sa malice et son rang, une finesse ?l?gante, de regard, de sourire, d’intelligence alerte et nonchalante, sceptique, diverse et ais?e. Rien de raide et de rogue. Rien de livresque. On n’avait pas ? craindre de rencontrer ici un de ces psychologues de salons parisiens, embusqu? derri?re son lorgnon, ou le caporalisme de quelque docteur allemand. Des hommes, tout simplement, et des hommes tr?s humains, tels que l’?taient d?j? les amis de T?rence et de Scipion l’?milien…

Homo sum…

Belle fa?ade! La vie ?tait plus apparente que r?elle. Par-dessous, l’incurable frivolit?, commune ? la soci?t? mondaine de tous les pays. Mais ce qui donnait ? celle-ci ses caract?res de race, c’?tait son indolence. La frivolit? fran?aise s’accompagne d’une fi?vre nerveuse, – un mouvement perp?tuel du cerveau, m?me quand il se meut ? vide. Le cerveau italien sait se reposer. Il ne le sait que trop. Il est doux de sommeiller ? l’ombre chaude, sur le ti?de oreiller d’un mol ?picurisme et d’une intelligence ironique, tr?s souple, assez curieuse, et prodigieusement indiff?rente, au fond.

Tous ces hommes manquaient d’opinions d?cid?es. Ils se m?laient ? la politique et ? l’art, avec le m?me dilettantisme. On voyait l? des natures charmantes, de ces belles figures italiennes de patriciens aux traits fins, aux yeux intelligents et doux, aux mani?res tranquilles, qui aimaient d’un c?ur affectueux la nature, les vieux peintres, les fleurs, les femmes, les livres, la bonne ch?re, la patrie, la musique… Ils aimaient tout. Ils ne pr?f?raient rien. On avait le sentiment, parfois, qu’ils n’aimaient rien. L’amour tenait pourtant une large place dans leur vie; mais c’?tait ? condition qu’il ne la troubl?t point. Il ?tait indolent et paresseux, comme eux; m?me dans la passion, il prenait volontiers un caract?re familial. Leur intelligence, bien faite et harmonieuse, s’accommodait d’une inertie o? les contraires de la pens?e se rencontraient, sans heurts, tranquillement associ?s, souriants, ?mouss?s, rendus inoffensifs. Ils avaient peur des croyances enti?res, des partis excessifs, et se trouvaient ? l’aise dans les demi-solutions et les demi-pens?es. Ils ?taient d’esprit conservateur-lib?ral. Il leur fallait une politique et un art ? mi-hauteur: des stations climatiques, o? l’on ne risque pas d’avoir le souffle coup? et des palpitations. Ils se reconnaissaient dans le th??tre paresseux de Goldoni, ou dans la lumi?re ?gale et diffuse de Manzoni. Leur aimable nonchaloir n’en ?tait pas inqui?t?. Ils n’eussent pas dit, comme leurs grands anc?tres: «Primum vivere …», mais plut?t: «Dapprima, quieto vivere

Vivre tranquille. C’?tait le v?u secret, la volont? de tous, m?me des plus ?nergiques, de ceux qui dirigeaient l’action politique. Tel petit Machiavel, ma?tre de soi et des autres, le c?ur aussi froid que la t?te, l’intelligence lucide et ennuy?e, sachant, osant se servir de tous moyens pour ses fins, pr?t ? sacrifier toutes ses amiti?s ? son ambition, ?tait capable de sacrifier son ambition ? une seule chose: le sacro-saint quieto vivere . Ils avaient besoin de longues p?riodes d’an?antissement. Quand ils sortaient de l?, ainsi que d’un bon sommeil, ils ?taient frais et dispos; ces hommes graves, ces tranquilles madones, ?taient pris brusquement d’une fringale de parole, de gaiet?, de vie sociale: il leur fallait se d?penser en une volubilit? de gestes et de mots, de saillies paradoxales, d’humour burlesque: ils jouaient l’op?ra buffa . Dans cette galerie de portraits italiens, on e?t trouv? rarement l’usure de la pens?e, cet ?clat m?tallique des prunelles, ces visages fl?tris par le travail perp?tuel de l’esprit, comme on en voit, au Nord. Pourtant il ne manquait pas, ici comme partout, d’?mes qui se rongeaient et qui cachaient leurs plaies, de d?sirs, de soucis qui couvaient sous l’indiff?rence et, voluptueusement, s’enveloppaient de torpeur. Sans parler, chez certains, d’?tranges ?chapp?es, baroques, d?concertantes, indices d’un d?s?quilibre obscur, propre aux tr?s vieilles races, – comme les failles qui s’ouvrent dans la Campagne romaine.

Il y avait bien du charme dans l’?nigme nonchalante de ces ?mes, de ces yeux calmes et railleurs, o? dormait un tragique cach?. Mais Christophe n’?tait pas d’humeur ? le reconna?tre. Il enrageait de voir Grazia entour?e de gens du monde. Il leur en voulait, et il lui en voulait. Il la bouda, de m?me qu’il bouda Rome. Il espa?a ses visites, il se promit de repartir.

*

Il ne repartit pas. Il commen?ait de sentir, malgr? lui, l’attrait de ce monde italien, qui l’irritait.

Pour le moment, il s’isola. Il fl?na dans Rome, et autour. La lumi?re romaine, les jardins suspendus, la Campagne, que ceint, comme une ?charpe d’or, la mer ensoleill?e, lui r?v?l?rent peu ? peu le secret de la terre enchant?e. Il s’?tait jur? de ne pas faire un pas pour aller voir ces monuments morts, qu’il affectait de d?daigner; il disait en bougonnant qu’il attendrait qu’ils vinssent le trouver. Ils vinrent: il les rencontra, au hasard de ses promenades, dans la Ville au sol onduleux. Il vit, sans l’avoir cherch?, le Forum rouge, au soleil couchant, et les arches ? demi ?croul?es du Palatin, au fond desquelles l’azur profond se creuse, gouffre de lumi?re bleue. Il erra dans la Campagne immense, pr?s du Tibre rouge?tre, gras de boue, comme de la terre qui marche, – et le long des aqueducs ruin?s, gigantesques vert?bres de monstres ant?diluviens. D’?paisses masses de nu?es noires roulaient dans le ciel bleu. Des paysans ? cheval poussaient, ? coups de gaule, ? travers le d?sert, des troupeaux de grands b?ufs gris perle ? longues cornes; et, sur la voie antique, droite, poussi?reuse et nue, des p?tres ch?vre-pieds, les cuisses recouvertes de peaux velues, cheminaient en silence, avec des th?ories de petits ?nes et d’?nons. Au fond de l’horizon, la cha?ne de la Sabine, aux lignes olympiennes, d?roulait ses collines; et sur l’autre rebord de la coupe du ciel, les vieux murs de la ville, la fa?ade de Saint-Jean, surmont?e de statues qui dansaient, profilaient leurs noires silhouettes… Silence… Soleil de feu… Le vent passait sur la plaine… Sur une statue sans t?te, au bras emmaillot?, battue par les flots d’herbe, un l?zard, dont le c?ur paisible palpitait, s’absorbait, immobile, dans son repas de lumi?re. Et Christophe, la t?te bourdonnante de soleil (et quelquefois aussi de vin des Castelli ), pr?s du marbre bris?, assis sur le sol noir, souriant, somnolent et baign? par l’oubli, buvait la force calme et violente de Rome. – Jusqu’? la nuit tombante. – Alors, le c?ur ?treint d’angoisse, il fuyait la solitude fun?bre o? la lumi?re tragique s’engloutissait… ? terre, terre ardente, terre passionn?e et muette! Sous ta paix fi?vreuse, j’entends sonner encore les trompettes des l?gions. Quelles fureurs de vie grondent dans ta poitrine! Quel d?sir du r?veil!

Christophe trouva des ?mes, o? br?laient des tisons du feu s?culaire. Sous la poussi?re des morts, ils s’?taient conserv?s. On e?t pens? que ce feu se f?t ?teint, avec les yeux de Mazzini. Il revivait. Le m?me. Bien peu voulaient le voir. Il troublait la qui?tude de ceux qui dormaient. C’?tait une lumi?re claire et brutale. Ceux qui la portaient, – de jeunes hommes (le plus ?g? n’avait pas trente-cinq ans), de libres intellectuels, qui diff?raient entre eux, de temp?rament, d’?ducation, d’opinions et de foi – ?taient unis dans le m?me culte pour cette flamme de la nouvelle vie. Les ?tiquettes de partis, les syst?mes de pens?e ne comptaient point pour eux: la grande affaire ?tait de «penser avec courage». ?tre francs, et oser! Ils secouaient rudement le sommeil de leur race. Apr?s la r?surrection politique de l’Italie, r?veill?e de la mort ? l’appel des h?ros, apr?s sa toute r?cente r?surrection ?conomique, ils avaient entrepris d’arracher du tombeau la pens?e italienne. Ils souffraient, comme d’une injure, de l’atonie paresseuse et peureuse de l’?lite, de sa l?chet? d’esprit, de sa verbol?trie. Leur voix retentissait dans le brouillard de rh?torique et de servitude morale, accumul? depuis des si?cles sur l’?me de la patrie. Ils y soufflaient leur r?alisme impitoyable et leur intransigeante loyaut?. Ils avaient la passion de l’intelligence claire, que suit l’action ?nergique. Capables, ? l’occasion, de sacrifier les pr?f?rences de leur raison personnelle au devoir de discipline que la vie nationale impose ? l’individu, ils r?servaient pourtant leur autel le plus haut et leurs plus pures ardeurs ? la v?rit?. Ils l’aimaient, d’un c?ur fougueux et pieux. Insult? par ses adversaires, diffam?, menac?, un chef de ces jeunes hommes [1] r?pondait, avec une calme grandeur:

«Respectez la v?rit?! Je vous parle ? c?ur ouvert, libre de toute rancune. J’oublie le mal que j’ai re?u de vous et celui que je puis vous avoir fait. Soyez vrais! Il n’est pas de conscience, il n’est pas de hauteur de vie, il n’est pas de capacit? de sacrifice, il n’est pas de noblesse, l? o? n’existe pas un religieux, rigide et rigoureux respect de la v?rit?. Exercez-vous dans ce devoir difficile. La fausset? corrompt celui qui en use, avant de vaincre celui contre qui on en use. Que vous y gagniez le succ?s imm?diat, qu’importe? Les racines de votre ?me seront suspendues dans le vide, sur le sol rong? par le mensonge. Je ne vous parle plus en adversaire. Nous sommes sur un terrain sup?rieur ? nos dissentiments, m?me si dans votre bouche votre passion se pare du nom de patrie. Il est quelque chose de plus grand que la patrie: c’est la conscience humaine. Il est des lois que vous ne devez pas violer, sous peine d’?tre de mauvais Italiens. Vous n’avez plus devant vous qu’un homme qui cherche la v?rit?; vous devez entendre son cri. Vous n’avez plus devant vous qu’un homme qui d?sire ardemment vous voir grands et purs, et travailler avec vous. Car, que vous le veuillez ou non, nous travaillons tous en commun avec tous ceux dans le monde qui travaillent avec v?rit?. Ce qui sortira de nous (et nous ne pouvons le pr?voir) portera notre marque commune, si nous avons agi avec v?rit?. L’essence de l’homme est l?: de sa merveilleuse facult? de chercher la v?rit?, de la voir, de l’aimer, et de s’y sacrifier. – V?rit?, qui r?pands sur ceux qui te poss?dent le souffle magique de ta puissante sant?!…

La premi?re fois que Christophe entendit ces paroles, elles lui sembl?rent l’?cho de sa propre voix; et il sentit que ces hommes et lui ?taient fr?res. Les hasards de la lutte des peuples et des id?es pouvaient les jeter, un jour, les uns contre les autres, dans la m?l?e; mais amis ou ennemis, ils ?taient, ils seraient toujours de la m?me famille humaine. Ils le savaient, comme lui. Ils le savaient avant lui. Il ?tait connu d’eux, avant qu’il les conn?t. Car ils ?taient d?j? les amis d’Olivier. Christophe d?couvrit que les ?uvres de son ami – (quelques volumes de vers, des essais de critique), – qui n’?taient ? Paris lues que d’un petit nombre, avaient ?t? traduites par ces Italiens et leur ?taient famili?res.

Plus tard, il devait d?couvrir les distances infranchissables qui s?paraient ces ?mes de celle d’Olivier. Dans leur fa?on de juger les autres, ils restaient uniquement italiens, enracin?s dans la pens?e de leur race. De bonne foi, ils ne cherchaient dans les ?uvres ?trang?res que ce que voulait y trouver leur instinct national; souvent, ils n’en prenaient que ce qu’ils y avaient mis d’eux-m?mes, ? leur insu. Critiques m?diocres et pi?tres psychologues, ils ?taient trop entiers, pleins d’eux-m?mes et de leurs passions, m?me quand ils ?taient ?pris de la v?rit?. L ’id?alisme italien ne sait pas s’oublier; il ne s’int?resse point aux r?ves impersonnels du Nord; il ram?ne tout ? soi, ? ses d?sirs, ? son orgueil de race, qu’il transfigure. Consciemment ou non, il travaille toujours pour la terza Roma . Il faut convenir que, pendant des si?cles, il ne s’est pas donn? grand mal pour la r?aliser! Ces beaux Italiens, bien taill?s pour l’action, n’agissent que par passion, et se lassent vite d’agir; mais, quand la passion souffle, elle les soul?ve plus haut que tous les autres peuples: on l’a vu par l’exemple de leur Risorgimento . – C’?tait un de ces grands vents qui commen?ait ? passer sur la jeunesse italienne de tous les partis: nationalistes, socialistes, n?ocatholiques, libres id?alistes, tous Italiens irr?ductibles, tous, d’espoir et de vouloir, citoyens de la Rome imp?riale, reine de l’univers.

Tout d’abord, Christophe ne remarqua que leur g?n?reuse ardeur et les communes antipathies qui l’unissaient ? eux. Ils ne pouvaient manquer de s’entendre avec lui, dans le m?pris de la soci?t? mondaine, ? laquelle Christophe gardait rancune des pr?f?rences de Grazia. Ils ha?ssaient plus que lui cet esprit de prudence, cette apathie, ces compromis et ces arlequinades, ces choses dites ? moiti?, ces pens?es amphibies, ce subtil balancement entre toutes les possibilit?s, sans se d?cider pour aucune. Robustes autodidactes, qui s’?taient faits de toutes pi?ces, et qui n’avaient pas eu les moyens ni le loisir de se donner le dernier coup de rabot, ils outraient volontiers leur rudesse naturelle et leur ton un peu ?pre de contadini mal d?grossis. Ils voulaient ?tre entendus. Ils voulaient ?tre combattus. Tout, plut?t que l’indiff?rence! Ils eussent, pour r?veiller les ?nergies de leur race, consenti joyeusement ? en ?tre les premi?res victimes.

En attendant, ils n’?taient pas aim?s et ils ne faisaient rien pour l’?tre. Christophe eut peu de succ?s, quand il voulut parler ? Grazia de ses nouveaux amis. Ils ?taient d?plaisants ? cette nature ?prise de mesure et de paix. Il fallait bien reconna?tre avec elle qu’ils avaient une fa?on de soutenir les meilleures causes, qui donnait envie parfois de s’en d?clarer l’ennemi. Ils ?taient ironiques et agressifs, d’une duret? de critique qui touchait ? l’insulte, m?me avec des gens qu’ils ne voulaient point blesser. Ils ?taient trop s?rs d’eux-m?mes, trop press?s de g?n?raliser, d’affirmer brutalement. Arriv?s ? l’action publique, avant d’?tre arriv?s ? la maturit? de leur d?veloppement, ils passaient d’un engouement ? l’autre, avec la m?me intol?rance. Passionn?ment sinc?res, se donnant tout entiers, sans rien ?conomiser, ils ?taient consum?s par leur exc?s d’intellectualisme, par leur labeur pr?coce et forcen?. Il n’est pas sain pour de jeunes pens?es au sortir de la gousse, de s’exposer au soleil cru. L’?me en reste br?l?e. Rien ne se fait de f?cond qu’avec le temps et le silence. Le temps et le silence leur avaient manqu?. C’est le malheur de trop de talents italiens. L’action violente et h?tive est un alcool. L’intelligence qui y a go?t? a peine ensuite ? s’en d?shabituer; et sa croissance normale risque d’en rester fauss?e pour toujours.

Christophe appr?ciait la fra?cheur acide de cette verte franchise, par contraste avec la fadeur des gens du juste milieu, des vie di mezzo , qui ont une peur ?ternelle de se compromettre et un subtil talent de ne dire ni oui ni non. Mais bient?t, il dut convenir que ces derniers, avec leur intelligence calme et courtoise, avaient aussi leur prix. L’?tat de perp?tuel combat o? vivaient ses amis ?tait lassant. Christophe croyait de son devoir d’aller chez Grazia, afin de les d?fendre. Il y allait parfois, afin de les oublier. Sans doute, ils lui ressemblaient. Ils lui ressemblaient trop. Ils ?taient aujourd’hui ce qu’il avait ?t?, ? vingt ans. Et le cours de la vie ne se remonte pas. Au fond, Christophe savait bien qu’il avait dit adieu, pour son compte, ? ces violences, et qu’il s’acheminait vers la paix, dont les yeux de Grazia semblaient tenir le secret. Pourquoi donc se r?voltait-il contre elle?… Ah! c’est qu’il e?t voulu, par un ?go?sme d’amour, ?tre seul ? en jouir. Il ne pouvait souffrir que Grazia en dispens?t les bienfaits ? tout venant, qu’elle f?t prodigue envers tous de son charmant accueil.

*

Elle lisait en lui; et, avec son aimable franchise, elle lui dit, un jour:

– Vous m’en voulez d’?tre comme je suis? Il ne faut pas m’id?aliser, mon ami. Je suis une femme, je ne vaux pas mieux qu’une autre. Je ne cherche pas le monde; mais j’avoue qu’il m’est agr?able, de m?me que j’ai plaisir ? aller quelquefois ? des th??tres pas tr?s bons, ? lire des livres insignifiants, que vous d?daignez, mais qui me reposent et qui m’amusent. Je ne puis me refuser ? rien.

– Comment pouvez-vous supporter ces imb?ciles?

– La vie m’a enseign? ? n’?tre pas difficile. On ne doit pas trop lui demander. C’est d?j? beaucoup, je vous assure, quand on a affaire ? de braves gens, pas m?chants, assez bons… (naturellement, ? condition de ne rien attendre d’eux! Je sais bien que si j’en avais besoin, je n’en trouverais plus beaucoup…) Pourtant, ils me sont attach?s; et quand je rencontre un peu de r?elle affection, je fais bon march? du reste. Vous m’en voulez, n’est-ce pas? Pardonnez-moi d’?tre m?diocre. Je sais faire du moins la diff?rence de ce qu’il y a de meilleur et de moins bon en moi. Et ce qui est avec vous, c’est le meilleur.

– Je voudrais tout, dit-il, d’un ton boudeur.

Il sentait bien, pourtant, qu’elle disait vrai. Il ?tait si s?r de son affection qu’apr?s avoir h?sit? pendant des semaines, un jour il lui demanda:

– Est-ce que vous ne voudrez jamais…?

– Quoi donc?

– ?tre ? moi.

Il se reprit:

– … que je sois ? vous?

Elle sourit:

– Mais vous ?tes ? moi, mon ami.

– Vous savez bien ce que je veux dire.

Elle ?tait un peu troubl?e; mais elle lui prit les mains et le regarda franchement:

– Non, mon ami, dit-elle avec tendresse.

Il ne put parler. Elle vit qu’il ?tait afflig?.

– Pardon, je vous fais de la peine. Je savais que vous me diriez cela. Il faut nous parler en toute v?rit?, comme de bons amis.

– Des amis, dit-il tristement. Rien de plus?

– Ingrat! Que voulez-vous de plus? M’?pouser!… Vous souvenez-vous d’autrefois, lorsque vous n’aviez d’yeux que pour ma belle cousine? J’?tais triste alors que vous ne compreniez pas ce que je sentais pour vous. Toute notre vie aurait pu ?tre chang?e. Maintenant, je pense que c’est mieux, ainsi; c’est mieux que nous n’ayons pas expos? notre amiti? ? l’?preuve de la vie en commun, de cette vie quotidienne, o? ce qu’il y a de plus pur finit par s’avilir…

– Vous dites cela, parce que vous m’aimez moins.

– Oh! non, je vous aime toujours autant.

– Ah! c’est la premi?re fois que vous me le dites.

– Il ne faut plus qu’il y ait rien de cach? entre nous. Voyez-vous, je ne crois plus beaucoup au mariage. Le mien, je le sais, n’est pas un exemple suffisant. Mais j’ai r?fl?chi et regard? autour de moi. Ils sont rares, les mariages heureux. C’est un peu contre nature. On ne peut encha?ner ensemble les volont?s de deux ?tres qu’en mutilant l’une d’elles, sinon toutes les deux; et ce ne sont m?me point l?, peut-?tre, des souffrances o? l’?me ait profit ? ?tre tremp?e.

– Ah! dit-il, j’y vois une si belle chose, au contraire, l’union de deux sacrifices, deux ?mes m?l?es en une!

– Une belle chose, dans votre r?ve. En r?alit?, vous souffririez plus que qui que ce soit.

– Quoi! vous croyez que je ne pourrai jamais avoir une femme, une famille, des enfants?… Ne me dites pas cela! Je les aimerais tant! Vous ne croyez pas ce bonheur possible pour moi?

– Je ne sais pas. Je ne crois pas… Peut-?tre avec une bonne femme, pas tr?s intelligente, pas tr?s belle, qui vous serait d?vou?e, et ne vous comprendrait pas.

– Que vous ?tes mauvaise!… Mais vous avez tort de vous moquer. C’est bon, une bonne femme, m?me qui n’a pas d’esprit.

– Je crois bien! Voulez-vous que je vous en trouve une?

– Taisez-vous, je vous prie, vous me percez le c?ur. Comment pouvez-vous parler ainsi?

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