Jean-Christophe Tome X - Rolland Romain 4 стр.


– Qu’est-ce que j’ai dit?

– Vous ne m’aimez donc pas du tout, pas du tout, pour penser ? me marier avec une autre?

– Mais c’est au contraire parce que je vous aime, que je serais heureuse de faire ce qui pourrait vous rendre heureux.

– Alors, si c’est vrai…

– Non, non, n’y revenez pas! Je vous dis que ce serait votre malheur…

– Ne vous inqui?tez pas de moi. Je jure d’?tre heureux! Mais dites la v?rit?: vous croyez que vous, vous seriez malheureuse avec moi?

– Oh! malheureuse? mon ami, non. Je vous estime et je vous admire trop, pour ?tre jamais malheureuse avec vous… Et puis, je vous dirai: je crois bien que rien ne pourrait me rendre tout ? fait malheureuse, ? pr?sent. J’ai vu trop de choses, je suis devenue philosophe… Mais ? parler franchement – (n’est-ce pas? vous me le demandez, vous ne vous f?cherez pas?) – eh bien, je connais ma faiblesse, je serais peut-?tre assez sotte, au bout de quelques mois, pour n’?tre pas tout ? fait heureuse avec vous; et cela, je ne le veux pas, justement parce que j’ai pour vous la plus sainte affection; et je ne veux pas que rien au monde puisse la ternir.

Lui, tristement:

– Oui, vous dites ainsi, pour m’adoucir la pilule. Je vous d?plais. Il y a des choses, en moi, qui vous sont odieuses.

– Mais non, je vous assure! N’ayez pas l’air si penaud. Vous ?tes un bon et cher homme.

– Alors, je ne comprends plus. Pourquoi ne pourrions-nous pas nous convenir?

– Parce que nous sommes trop diff?rents, d’un caract?re trop accus?, tous deux, trop personnels.

– C’est pour cela que je vous aime.

– Moi aussi. Mais c’est aussi pour cela que nous nous trouverions en conflit.

– Mais non!

– Mais si! Ou bien, comme je sais que vous valez plus que moi, je me reprocherais de vous g?ner, avec ma petite personnalit?; et alors, je l’?toufferais, je me tairais, et je souffrirais.

Les larmes viennent aux yeux de Christophe.

– Oh! cela, je ne veux point. Jamais! J’aime mieux tous les malheurs, plut?t que vous souffriez par ma faute, pour moi.

– Mon ami, ne vous affectez pas… Vous savez, je dis ainsi, je me flatte peut-?tre… Peut-?tre que je ne serais pas assez bonne pour me sacrifier ? vous.

– Tant mieux!

– Mais alors, c’est vous que je sacrifierais, et c’est moi qui me tourmenterais, ? mon tour… Vous voyez bien, c’est insoluble, d’un c?t? comme de l’autre. Restons comme nous sommes. Est-ce qu’il y a quelque chose de meilleur que notre amiti??

Il hoche la t?te, en souriant avec un peu d’amertume.

– Oui, tout cela, c’est qu’au fond vous n’aimez pas assez.

Elle sourit aussi, gentiment, un peu m?lancolique. Elle dit avec un soupir:

– Peut-?tre. Vous avez raison. Je ne suis plus toute jeune, mon ami. Je suis lasse. La vie use, quand on n’est pas tr?s fort, comme vous… Oh! vous, il y a des moments, quand je vous regarde, vous avez l’air d’un gamin de dix-huit ans.

– H?las! avec cette vieille t?te, ces rides, ce teint fl?tri!

– Je sais bien que vous avez souffert, autant que moi, peut-?tre plus. Je le vois. Mais vous me regardez quelquefois, avec des yeux d’adolescent; et je sens sourdre de vous un flot de vie toute fra?che. Moi, je me suis ?teinte. Quand je pense, h?las! ? mon ardeur d’autrefois! Comme dit l’autre, c’?tait le bon temps, j’?tais bien malheureuse! ? pr?sent, je n’ai plus assez de force pour l’?tre. Je n’ai qu’un filet de vie. Je ne serais plus assez t?m?raire pour oser l’?preuve du mariage. Ah! autrefois, autrefois!… Si quelqu’un que je connais m’avait fait signe!…

– Eh bien, eh bien, dites…

– Non, ce n’est pas la peine…

– Ainsi, autrefois, si j’avais… Oh! mon Dieu!

– Quoi! si vous aviez? Je n’ai rien dit.

– J’ai compris. Vous ?tes cruelle.

– Eh bien, autrefois, j’?tais folle, voil? tout.

– Ce que vous dites l? est encore pis.

– Pauvre Christophe! Je ne puis dire un mot qui ne lui fasse du mal. Je ne dirai donc plus rien.

– Mais si! Dites-moi… Dites quelque chose!…

– Quoi?

– Quelque chose de bon.

Elle rit.

– Ne riez pas.

– Et vous, ne soyez pas triste.

– Comment voulez-vous que je ne le sois pas?

– Vous n’en avez pas de raison, je vous assure.

– Pourquoi?

– Parce que vous avez une amie qui vous aime bien.

– C’est vrai?

– Si je vous le dis, ne le croyez-vous pas?

– Dites-le encore!

– Vous ne serez plus triste, alors? Vous ne serez plus insatiable? Vous saurez vous contenter de notre ch?re amiti??

– Il le faut bien!

– Ingrat! ingrat! Et vous dites que vous m’aimez! Au fond, je crois que je vous aime plus que vous m’aimez.

– Ah! si cela se pouvait!

Il dit cela, d’un tel ?lan d’?go?sme amoureux qu’elle rit. Lui aussi. Il insistait:

– Dites!…

Un instant, elle se tut, le regarda, puis soudain approcha son visage de celui de Christophe, et l’embrassa. Cela fut si inattendu! Il en fut boulevers? d’?motion. Il voulut la serrer dans ses bras. D?j?, elle s’?tait d?gag?e. ? la porte du salon, elle le regarda, un doigt sur ses l?vres, faisant: «Chut!» – et disparut.

*

? partir de ce jour, il ne lui reparla plus de son amour, et il fut moins g?n? dans ses relations avec elle. ? des alternatives de silence guind? et de violences mal comprim?es succ?da une intimit? simple et recueillie. C’est le bienfait de la franchise en amiti?. Plus de sous-entendus, plus d’illusions ni de craintes. Ils connaissaient, chacun, le fond de la pens?e de l’autre. Lorsque Christophe se retrouvait avec Grazia dans la soci?t? des indiff?rents qui l’irritaient, quand l’impatience le reprenait d’entendre son amie ?changer avec eux de ces choses un peu niaises, qui sont l’ordinaire des salons, elle s’en apercevait, le regardait, souriait. C’?tait assez, il savait qu’ils ?taient ensemble; et la paix redescendait en lui.

La pr?sence de ce qu’on aime arrache ? l’imagination son dard envenim?; la fi?vre du d?sir tombe; l’?me s’absorbe dans la chaste possession de la pr?sence aim?e. – Grazia rayonnait d’ailleurs sur ceux qui l’entouraient le charme silencieux de son harmonieuse nature. Toute exag?ration, m?me involontaire, d’un geste ou d’un accent, la blessait, comme quelque chose qui n’?tait pas simple et qui n’?tait pas beau. Par l?, elle agit ? la longue sur Christophe. Apr?s avoir rong? le frein mis ? ses emportements, il y gagna peu ? peu une ma?trise de soi, une force d’autant plus grande qu’elle ne se d?pensait plus en vaines violences.

Leurs ?mes se m?laient. Le demi-sommeil de Grazia, souriante en son abandon ? la douceur de vivre, se r?veillait au contact de l’?nergie morale de Christophe. Elle se prit, pour les choses de l’esprit, d’un int?r?t plus direct et moins passif. Elle, qui ne lisait gu?re, qui relisait plut?t ind?finiment les m?mes vieux livres avec une affection paresseuse, elle commen?a d’?prouver la curiosit? d’autres pens?es et bient?t leur attrait. La richesse du monde d’id?es modernes, qu’elle n’ignorait pas, mais o? elle n’avait aucun go?t ? s’aventurer seule, ne l’intimidait plus, maintenant qu’elle avait, pour l’y guider, un compagnon. Insensiblement, elle se laissait amener, tout en s’en d?fendant, ? comprendre cette jeune Italie, dont les ardeurs iconoclastes lui avaient longtemps d?plu.

Mais le bienfait de cette mutuelle p?n?tration des ?mes ?tait surtout pour Christophe. On a souvent observ? qu’en amour, le plus faible des deux est celui qui donne le plus: non que l’autre aime moins; mais plus fort, il faut qu’il prenne davantage. Ainsi, Christophe s’?tait enrichi d?j? de l’esprit d’Olivier. Mais son nouveau mariage mystique ?tait bien plus f?cond: car Grazia lui apportait en dot le tr?sor le plus rare, que jamais Olivier n’avait poss?d?: la joie. La joie de l’?me et des yeux. La lumi?re. Le sourire de ce ciel latin, qui baigne la laideur des plus humbles choses, qui fleurit les pierres des vieux murs, et communique ? la tristesse m?me son calme rayonnement.

Elle avait pour alli? le printemps renaissant. Le r?ve de la vie nouvelle couvait dans la ti?deur de l’air engourdi. La jeune verdure se mariait aux oliviers gris d’argent. Sous les arcades rouge sombre des aqueducs ruin?s, fleurissaient des amandiers blancs. Dans la campagne r?veill?e ondulaient les flots d’herbe et les flammes des pavots triomphants. Sur les pelouses des villas coulaient des ruisseaux d’an?mones et des nappes de violettes. Les glycines grimpaient autour des pins parasols; et le vent qui passait sur la ville apportait le parfum des roses du Palatin.

Ils se promenaient ensemble. Quand elle consentait ? sortir de sa torpeur d’Orientale, o? elle s’absorbait pendant des heures, elle devenait tout autre; elle aimait ? marcher: grande, les jambes longues, la taille robuste et flexible, elle avait la silhouette d’une Diane de Primatice. – Le plus souvent, ils allaient ? une de ces villas, ?paves du naufrage o? la splendide Rome du settecento a sombr? sous les flots de la barbarie pi?montaise. Ils avaient une pr?dilection pour la villa Mattei, ce promontoire de la Rome antique, au pied duquel viennent mourir les derni?res vagues de la Campagne d?serte. Ils suivaient l’all?e de ch?nes, dont la vo?te profonde encadre la cha?ne bleue, la suave cha?ne Albaine, qui s’enfle doucement comme un c?ur qui palpite. Rang?es le long du chemin, des tombes d’?poux romains montraient, ? travers le feuillage, leurs faces m?lancoliques, et la fid?le ?treinte de leurs mains. Ils s’asseyaient au bout de l’all?e, sous un berceau de roses, adoss?s ? un sarcophage blanc. Devant eux, le d?sert. Paix profonde. Le chuchotement d’une fontaine aux gouttes lentes, qui semblait expirer de langueur… Ils causaient ? mi-voix. Le regard de Grazia s’appuyait avec confiance sur celui de l’ami. Christophe disait sa vie, ses luttes, ses peines pass?es; elles n’avaient plus rien de triste. Pr?s d’elle, sous son regard, tout ?tait simple, tout ?tait comme cela devait ?tre… ? son tour, elle racontait. Il entendait ? peine ce qu’elle disait; mais nulle de ses pens?es n’?tait perdue pour lui. Il ?pousait son ?me. Il voyait avec ses yeux. Il voyait partout ses yeux, ses yeux tranquilles o? br?lait un feu profond; il les voyait dans les beaux visages mutil?s des statues antiques et dans l’?nigme de leurs regards muets; il les voyait dans le ciel de Rome, qui riait amoureusement autour des cypr?s laineux et entre les doigts des lecci , noirs, luisants, cribl?s des fl?ches du soleil.

Par les yeux de Grazia, le sens de l’art latin s’infiltra dans son c?ur. Jusque-l?, Christophe ?tait demeur? indiff?rent aux ?uvres italiennes. L’id?aliste barbare, le grand ours qui venait de la for?t germanique, n’avait pas encore appris ? go?ter la saveur voluptueuse des beaux marbres dor?s comme un rayon de miel. Les antiques du Vatican lui ?taient franchement hostiles. Il avait du d?go?t pour ces t?tes stupides, ces proportions eff?min?es ou massives, ce model? banal et arrondi, ces Gitons et ces gladiateurs. ? peine quelques statues-portraits trouvaient-elles gr?ce ? ses yeux; et leurs mod?les ?taient sans int?r?t pour lui. Il n’?tait pas beaucoup plus tendre pour les Florentins bl?mes et leurs grimaces, pour les madones malades, les V?nus pr?rapha?lites, pauvres de sang, phtisiques, mani?r?es et rong?es. Et la stupidit? bestiale des matamores et des athl?tes rouges et suants, qu’a l?ch?s sur le monde l’exemple de la Sixtine, lui semblait de la chair ? canon. Pour le seul Michel-Ange, il avait une pi?t? secr?te, pour ses souffrances tragiques, pour son m?pris divin, et pour le s?rieux de ses chastes passions. Il aimait d’amour pur et barbare, comme fut celui du ma?tre, la religieuse nudit? de ses adolescents, ses vierges fauves et farouches, telles des b?tes traqu?es, l’Aurore douloureuse, la Madone, aux yeux sauvages, dont l’enfant mord le sein, et la belle Lia, qu’il e?t voulue pour femme. Mais dans l’?me du h?ros tourment?, il ne trouvait rien de plus que l’?cho magnifi? de la sienne.

Grazia lui ouvrit les portes d’un monde d’art nouveau. Il entra dans la s?r?nit? souveraine de Rapha?l et de Titien. Il vit la splendeur imp?riale du g?nie classique, qui r?gne, comme un lion, sur l’univers des formes conquis et ma?tris?. La foudroyante vision du grand V?nitien, qui va droit jusqu’au c?ur et fend de son ?clair les brouillards incertains dont se voile la vie, la toute-puissance dominatrice de ces esprits latins, qui savent non seulement vaincre, mais se vaincre soi-m?me, qui s’imposent, vainqueurs, la plus stricte discipline, et, sur le champ de bataille, savent parmi les d?pouilles de l’ennemi terrass? choisir exactement et emporter leur proie, – les portraits olympiens et les Stanze de Rapha?l, remplirent le c?ur de Christophe d’une musique plus riche que celle de Wagner. Musique des lignes sereines, des nobles architectures, des groupes harmonieux. Musique qui rayonne de la beaut? parfaite du visage, des mains, des pieds charmants, des draperies et des gestes. Intelligence. Amour. Ruisseau d’amour qui sourd des ?mes et des corps de ces adolescents. Puissance de l’esprit et de la volupt?. Jeune tendresse, ironique sagesse, odeur obs?dante et chaude de la chair amoureuse, sourire lumineux o? les ombres s’effacent, o? la passion s’endort. Forces fr?missantes de la vie qui se cabrent et que dompte, comme les chevaux du Soleil, la main calme du ma?tre…

Et Christophe se demandait:

– «Est-il donc impossible d’unir, comme ils on fait, la force et la paix romaines? Aujourd’hui, les meilleurs n’aspirent ? l’une des deux qu’au d?triment de l’autre. De tous, les Italiens semblent avoir le plus perdu le sens de cette harmonie, que Poussin, que Lorrain, que G?the ont entendue. Faut-il, une fois de plus, qu’un ?tranger leur en r?v?le le prix?… Et qui l’enseignera ? nos musiciens? La musique n’a pas eu encore son Rapha?l. Mozart n’est qu’un enfant, un petit bourgeois allemand, qui a les mains fi?vreuses et l’?me sentimentale, et qui dit trop de mots et qui fait trop de gestes, et qui parle et qui pleure et qui rit, pour un rien. Et ni Bach le gothique, ni le Prom?th?e de Bonn, qui lutte avec le vautour, ni sa post?rit? de Titans qui entassent P?lion sur Ossa et invectivent contre le ciel, n’ont jamais entrevu le sourire du Dieu…»

Depuis qu’il l’avait vu, Christophe rougissait de sa propre musique; ses agitations vaines, ses passions boursoufl?es, ses plaintes indiscr?tes, cet ?talage de soi, ce manque de mesure, lui paraissaient ? la fois pitoyables et honteux. Un troupeau sans berger, un royaume sans roi. – Il faut ?tre le roi de l’?me tumultueuse…

Durant ces mois, Christophe semblait avoir oubli? la musique. Il n’en sentait pas le besoin. Son esprit, f?cond? par Rome, ?tait en gestation. Il passait les journ?es dans un ?tat de songe et de demi-ivresse. La nature, comme lui, ?tait en ce premier printemps, o? se m?le ? la langueur du r?veil un vertige voluptueux. Elle et lui, ils r?vaient, enlac?s, ainsi que des amants qui, dans le sommeil, s’?treignent. L’?nigme fi?vreuse de la Campagne ne lui ?tait plus hostile; il s’?tait rendu ma?tre de sa beaut? tragique; il tenait dans ses bras D?m?ter endormie.

*

Au cours du mois d’Avril, il re?ut de Paris la proposition de venir diriger une s?rie de concerts. Sans l’examiner davantage, il allait refuser; mais il crut devoir en parler d’abord ? Grazia. Il ?prouvait une douceur ? la consulter sur sa vie; il se donnait ainsi l’illusion qu’elle la partageait.

Elle lui causa, cette fois, une grande d?ception. Elle se fit expliquer bien pos?ment l’affaire; puis, elle lui conseilla d’accepter. Il en fut attrist?; il y vit la preuve de son indiff?rence.

Grazia n’?tait peut-?tre pas sans regrets de donner ce conseil. Mais pourquoi Christophe le lui demandait-il? Puisqu’il s’en remettait ? elle de d?cider pour lui, elle se jugeait responsable des actes de son ami. Par suite de l’?change qui s’?tait fait entre leurs pens?es, elle avait pris ? Christophe un peu de sa volont?; il lui avait r?v?l? le devoir et la beaut? d’agir. Du moins, elle avait reconnu ce devoir pour son ami; et elle ne voulait pas qu’il y manqu?t. Mieux que lui, elle connaissait le pouvoir de langueur que rec?le le souffle de cette terre italienne, et qui, tel l’insidieux poison de son ti?de scirocco, se glisse dans les veines, endort la volont?. Que de fois elle en avait senti le charme mal?fique, sans avoir l’?nergie de r?sister! Toute sa soci?t? ?tait plus ou moins atteinte de cette malaria de l’?me. De plus forts qu’eux, jadis, en avaient ?t? victimes; elle avait rong? l’airain de la louve romaine. Rome respire la mort: elle a trop de tombeaux. Il est plus sain d’y passer que d’y vivre. On y sort trop facilement du si?cle: c’est un go?t dangereux pour les forces encore jeunes qui ont une vaste carri?re ? remplir. Grazia se rendait compte que le monde qui l’entourait n’?tait pas un milieu vivifiant pour un artiste. Et quoiqu’elle e?t pour Christophe plus d’amiti? que pour tout autre… (osait-elle se l’avouer?) elle n’?tait pas f?ch?e, au fond, qu’il s’?loign?t. H?las! il la fatiguait, par tout ce qu’elle aimait en lui, par ce trop-plein d’intelligence, par cette abondance de vie accumul?e pendant des ann?es et qui d?bordait: sa qui?tude en ?tait troubl?e. Et il la fatiguait aussi, peut-?tre, parce qu’elle sentait toujours la menace de cet amour, beau et touchant, mais obs?dant, contre lequel il fallait rester en ?veil; il ?tait plus prudent de le tenir ? distance. Elle se gardait bien d’en convenir avec elle-m?me; elle ne croyait avoir en vue que l’int?r?t de Christophe.

Les bonnes raisons ne lui manquaient pas. Dans l’Italie d’alors, un musicien avait peine ? vivre; l’air lui ?tait mesur?. La vie musicale ?tait comprim?e. L’usine du th??tre ?tendait ses cendres grasses et ses fum?es br?lantes sur ce sol, dont nagu?re les fleurs de musique embaumaient toute l’Europe. Qui refusait de s’enr?ler dans l’?quipe des vocif?rateurs, qui ne pouvait ou ne voulait entrer dans la fabrique, ?tait condamn? ? l’exil ou ? vivre ?touff?. Le g?nie n’?tait nullement tari. Mais on le laissait stagner et se perdre. Christophe avait rencontr? plus d’un jeune musicien, chez qui revivait l’?me des ma?tres m?lodieux de leur race et cet instinct de beaut?, qui p?n?trait l’art savant et simple du pass?. Mais qui se souciait d’eux? Ils ne pouvaient ni se faire jouer, ni se faire ?diter. Nul int?r?t pour la pure symphonie. Point d’oreilles pour la musique qui n’a pas le museau graiss? de fard!… Alors, ils chantaient pour eux-m?mes, d’une voix d?courag?e, qui finissait par s’?teindre. ? quoi bon? Dormir… – Christophe n’e?t pas demand? mieux que de les aider. En admettant qu’il l’e?t pu, leur amour-propre ombrageux ne s’y pr?tait pas. Quoi qu’il f?t, il ?tait pour eux un ?tranger; et pour les Italiens de vieille race, malgr? leur accueil affectueux, tout ?tranger reste, au fond, un barbare. Ils estimaient que la mis?re de leur art ?tait une question qui devait se r?gler en famille. Tout en prodiguant ? Christophe les marques d’amiti?, ils ne l’admettaient pas dans leur famille. – Que lui restait-il? Il ne pouvait pourtant pas rivaliser avec eux et leur disputer leur maigre place au soleil!…

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