Jean-Christophe Tome IX - Rolland Romain 2 стр.


Ces ph?nom?nes de contagion intellectuelle sont de tous temps et de tous pays; ils se font sentir m?me dans les ?tats aristocratiques, o? t?chaient de se maintenir des castes ferm?es. Mais nulle part, ils ne sont plus foudroyants que dans les d?mocraties, qui ne conservent aucune barri?re sanitaire entre l’?lite et la foule. Celle-l? est aussit?t contamin?e. En d?pit de son orgueil et de son intelligence, elle ne peut r?sister ? la contagion: car elle est bien plus faible qu’elle ne pense. L’intelligence est un ?lot, que les mar?es humaines rongent, effritent et recouvrent. Elle n’?merge de nouveau que quand le flux se retire. – On admire l’abn?gation des privil?gi?s fran?ais qui abdiqu?rent leurs droits, dans la nuit du 4 Ao?t. Ce qui est le plus admirable sans doute, c’est qu’ils n’ont pu faire autrement. J’imagine que bon nombre d’entre eux, rentr?s dans leur h?tel, se sont dit: «Qu’ai-je fait? J’?tais ivre…» La magnifique ivresse! Lou? soit le bon vin de la vigne qui le donne! La vigne dont le sang enivra les privil?gi?s de la vieille France, ce n’?taient pas eux qui l’avaient plant?e. Le vin ?tait tir?, il n’y avait plus qu’? le boire. Qui le buvait, d?lirait. M?me ceux qui ne buvaient point avaient le vertige, rien qu’? humer en passant l’odeur de la cuv?e. Vendanges de la R?volution!… Du vin de 89, il ne reste plus ? pr?sent, dans les celliers de famille, que quelques bouteilles ?vent?es; mais les enfants de nos petits-enfants se souviendront que leurs arri?re-grands-p?res en eurent la t?te tourn?e.

C’?tait un vin plus ?pre, mais non moins fort, qui montait au cerveau des jeunes bourgeois de la g?n?ration d’Olivier. Ils offraient leur classe en sacrifice au dieu nouveau, Deo ignoto ; – le Peuple.

*

Certes, ils n’?taient pas tous ?galement sinc?res. Beaucoup ne voyaient qu’une occasion de se distinguer de leur classe, en affectant de la m?priser. Pour la plupart, c’?tait un passe-temps intellectuel, un entra?nement oratoire, qu’ils ne prenaient pas tout ? fait au s?rieux. Il y a plaisir ? croire que l’on croit ? une cause, que l’on se bat pour elle, ou bien que l’on se battra, – du moins, qu’on pourrait se battre. Il n’est m?me pas mauvais de penser que l’on risque quelque chose. ?motions de th??tre.

Elles sont bien innocentes, quand on s’y livre na?vement, sans qu’il s’y m?le de calcul int?ress?. – Mais d’autres, plus avis?s, ne jouaient qu’? bon escient; le mouvement populaire leur ?tait un moyen d’arriver. Tels les pirates Northmans, ils profitaient de la mer montante pour lancer leur barque ? l’int?rieur des terres; ils comptaient p?n?trer au fond des grands estuaires, et rester agripp?s aux villes conquises, tandis que la mer se retire. La passe ?tait ?troite, et le flot capricieux: il fallait ?tre habile. Mais deux ou trois g?n?rations de d?magogie ont form? une race de corsaires, pour qui le m?tier n’a plus de secrets. Ils passaient hardiment, et n’avaient m?me pas un regard pour ceux qui sombraient.

Cette canaille-l? est de tous les partis; gr?ce ? Dieu, aucun parti n’en est responsable. Mais le d?go?t que ces aventuriers inspiraient aux sinc?res et aux convaincus avait conduit certains ? d?sesp?rer de leur classe. Olivier voyait de jeunes bourgeois riches et instruits, qui avaient le sentiment de la d?ch?ance de la bourgeoisie et de leur inutilit?. Il n’avait que trop de penchant ? sympathiser avec eux. Apr?s avoir cru d’abord ? la r?novation du peuple par l’?lite, apr?s avoir fond? des Universit?s populaires et y avoir d?pens? beaucoup de temps et d’argent, ils avaient constat? l’?chec de leurs efforts; l’espoir avait ?t? excessif, le d?couragement l’?tait aussi. Le peuple n’?tait pas venu ? leur appel, ou il s’?tait sauv?. Quand il venait, il entendait tout de travers, il ne prenait de la culture bourgeoise que les vices. Enfin, plus d’une brebis galeuse s’?taient gliss?es dans les rangs des ap?tres bourgeois, et les avaient discr?dit?s, en exploitant du m?me coup le peuple et les bourgeois. Alors, il semblait aux gens de bonne foi que la bourgeoisie ?tait condamn?e, qu’elle ne pouvait qu’infecter le peuple, et que le peuple devait ? tout prix se lib?rer d’elle, faire son chemin tout seul. Ils restaient donc sans autre action possible que d’annoncer un mouvement qui se ferait sans eux et contre eux. Les uns y trouvaient une joie de renoncement, de sympathie humaine, profonde et d?sint?ress?e, qui se nourrit de son sacrifice. Aimer, se donner! La jeunesse est si riche de son propre fonds qu’elle peut se passer d’?tre pay?e de retour; elle ne craint pas de rester d?pourvue. – D’autres satisfaisaient l? un plaisir de raison, une logique imp?rieuse; ils se sacrifiaient non aux hommes, mais aux id?es. C’?taient les plus intr?pides. Ils ?prouvaient une jouissance orgueilleuse ? d?duire de leurs raisonnements la fin fatale de leur classe. Il leur e?t ?t? plus p?nible de voir leurs pr?dictions d?menties que d’?tre ?cras?s sous le poids. Dans leur ivresse intellectuelle, ils criaient ? ceux du dehors: «Plus fort! Frappez plus fort. Qu’il ne reste plus rien de nous!» – Ils s’?taient faits les th?oriciens de la violence.

De la violence des autres. Car, suivant l’habitude, ces ap?tres de l’?nergie brutale ?taient presque toujours des gens d?biles et distingu?s. Quelques-uns, fonctionnaires de cet ?tat qu’ils parlaient de d?truire, fonctionnaires appliqu?s, consciencieux et soumis. Leur violence th?orique ?tait la revanche de leur d?bilit?, de leurs ranc?urs et de la compression de leur vie. Mais elle ?tait surtout l’indice des orages qui grondaient autour d’eux. Les th?oriciens, sont comme les m?t?orologistes: ils disent, en termes scientifiques, le temps non pas qu’il fera, mais qu’il fait. Ils sont la girouette, qui marque d’o? souffle le vent. Quand ils tournent ils ne sont pas loin de croire qu’ils font tourner le vent.

Le vent avait tourn?.

Les id?es s’usent vite dans une d?mocratie: d’autant plus qu’elles se sont plus vite propag?es. Combien de r?publicains en France s’?taient, en moins de cinquante ans, d?go?t?s de la r?publique, du suffrage universel, et de tant de libert?s conquises avec ivresse! Apr?s le culte f?tichiste du nombre, apr?s l’optimisme b?at qui avait cru aux saintes majorit?s et qui en attendait le progr?s humain, l’esprit de violence soufflait; l’incapacit? des majorit?s ? se gouverner elles-m?mes, leur v?nalit?, leur veulerie, leur basse et peureuse aversion de toute sup?riorit?, leur l?chet? oppressive, soulevaient la r?volte; les minorit?s ?nergiques – toutes les minorit?s – en appelaient ? la force. Un rapprochement baroque, et cependant fatal, se faisait entre les royalistes de l’Action Fran?aise et les syndicalistes de C. G. T. Balzac parle, quelque part, de ces hommes de son temps, «aristocrates par inclination, qui se faisaient r?publicains par d?pit, uniquement pour trouver beaucoup d’inf?rieurs parmi leurs ?gaux» … Maigre plaisir! Il faut contraindre ces inf?rieurs ? se reconna?tre tels; et pour cela, nul moyen qu’une autorit? qui impose la supr?matie de l’?lite – ouvri?re ou bourgeoise – au nombre qui l’opprime. Les jeunes intellectuels, petits bourgeois orgueilleux, se faisaient royalistes, ou r?volutionnaires, par amour-propre froiss? et par haine de l’?galit? d?mocratique. Et les th?oriciens d?sint?ress?s, les philosophes de la violence, en bonnes girouettes, se dressaient au-dessus d’eux, oriflammes de la temp?te.

Il y avait enfin la bande des litt?rateurs en qu?te d’inspiration, – de ceux qui savent ?crire, mais ne savent quoi ?crire: comme les Grecs ? Aulis, bloqu?s par le calme plat, ils ne peuvent plus avancer, et guettent impatiemment le bon vent, quel qui soit, qui viendra gonfler leurs voiles. – On voyait l? des illustres, de ceux que l’Affaire Dreyfus avait inopin?ment arrach?s ? leurs travaux de style et lanc?s dans les r?unions publiques. Exemple trop suivi au gr? des initiateurs. Une foule de litt?rateurs s’occupaient maintenant de politique, et pr?tendaient r?genter les affaires de l’?tat. Tout leur ?tait pr?texte ? former des ligues, lancer des manifestes, sauver le Capitole. Apr?s les intellectuels de l’avant-garde, les intellectuels de l’arri?re: les uns valaient les autres. Chacun des deux partis traitait l’autre d’intellectuel, et se traitait lui-m?me d’intelligent. Ceux qui avaient la chance de poss?der dans leurs veines quelques gouttes de sang du peuple, en ?taient glorieux; ils y trempaient leur plume. – Tous bourgeois m?contents, et cherchant ? reprendre l’autorit? que la bourgeoisie avait, par son ?go?sme, irr?m?diablement perdue. Il ?tait rare que ces ap?tres soutinssent longtemps leur z?le apostolique. Au d?but, la cause leur valait des succ?s qui n’?taient probablement pas dus ? leurs dons oratoires. Leur amour-propre en ?tait d?licieusement flatt?. Depuis, ils continuaient, avec moins de succ?s, et quelque peur secr?te d’?tre un peu ridicules. ? la longue, ce dernier sentiment tendait ? l’emporter, doubl? de la lassitude d’un r?le difficile ? jouer, pour des hommes de leurs go?ts distingu?s et de leur scepticisme. Ils attendaient, pour battre en retraite, que le vent le leur perm?t, et aussi leur escorte. Car ils ?taient prisonniers et de l’une et de l’autre. Ces Voltaire et ces Joseph de Maistre des temps nouveaux cachaient sous leur hardiesse d’?crits une incertitude ?peur?e, qui t?tait le terrain, craignait de se compromettre aupr?s des jeunes gens, s’?vertuait ? leur plaire, ? jouer les jouvenceaux. R?volutionnaires, ou contre-r?volutionnaires, par litt?rature, ils se r?signaient ? suivre la mode litt?raire qu’ils avaient contribu? ? fonder.

Le type le plus curieux qu’Olivier rencontra, dans cette petite avant-garde bourgeoise de la R?volution, fut le r?volutionnaire par timidit?.

L’?chantillon qu’il en avait sous les yeux se nommait Pierre Canet. De riche bourgeoisie, et de famille conservatrice, herm?tiquement ferm?e aux id?es nouvelles: magistrats et fonctionnaires, qui s’?taient illustr?s en boudant le pouvoir ou en se faisant r?voquer; gros bourgeois du Marais qui flirtaient avec l’?glise: pensaient peu, mais bien. Il s’?tait mari?, par d?s?uvrement, avec une femme au nom aristocratique, qui ne pensait pas moins bien, ni davantage. Ce monde bigot, ?troit et arri?r?, qui rem?chait perp?tuellement sa morgue et son amertume, avait fini par l’exasp?rer, – d’autant plus que sa femme ?tait laide et l’assommait. D’intelligence moyenne, d’esprit assez ouvert, il avait des aspirations lib?rales, sans trop savoir en quoi elles consistaient: ce n’?tait pas dans son milieu qu’il aurait pu apprendre ce qu’?tait la libert?. Tout ce qu’il savait c’est qu’elle n’?tait point l?; et il se figurait qu’il suffisait d’en sortir pour la trouver. Il ?tait incapable de marcher seul. D?s ses premiers pas au dehors, il fut heureux de se joindre ? des amis de coll?ge, dont certains ?taient f?rus des id?es syndicalistes. Il se trouvait encore plus d?pays? dans ce monde que dans celui d’o? il venait; mais il ne voulut pas en convenir: il lui fallait bien vivre quelque part; et des gens de sa nuance (c’est-?-dire sans nuance) il n’en pouvait trouver. Dieu sait pourtant que la graine n’en est pas rare en France! Mais ils ont honte d’eux-m?mes: ils se cachent, ou se teignent en l’une des couleurs politiques ? la mode, voire en plusieurs.

Suivant l’habitude, il s’?tait attach? surtout ? celui de ses nouveaux amis qui ?tait le plus diff?rent de lui. Ce Fran?ais, bourgeois fran?ais et provincial dans l’?me, s’?tait fait le fid?le Achate d’un jeune docteur juif, Manousse Heimann, un Russe r?fugi?, qui, ? la fa?on de beaucoup de ses compatriotes, avait le double don de s’installer chez les autres comme chez lui, et de se trouver si parfaitement ? l’aise dans toute r?volution qu’on pouvait se demander si c’?tait le jeu, ou la cause qui l’int?ressait en elle. Ses ?preuves et celles des autres lui ?taient un divertissement. Sinc?rement r?volutionnaire, ses habitudes d’esprit scientifique lui faisaient regarder les r?volutionnaires (lui, compris), comme des sortes d’ali?n?s. Il observait cette ali?nation, tout en la cultivant. Son dilettantisme exalt? et son extr?me inconstance d’esprit lui faisaient rechercher les milieux les plus oppos?s. Il avait des accointances parmi les hommes au pouvoir, et jusque dans le monde de la police; il furetait partout, avec cette curiosit? inqui?tante qui donne ? tant de r?volutionnaires russes l’apparence de jouer un double jeu, et qui parfois de cette apparence fait une r?alit?. Ce n’est pas trahison, c’est versatilit?, souvent d?sint?ress?e. Que d’hommes d’action, pour qui l’action est un th??tre, o? ils apportent les aptitudes de bons com?diens, honn?tes, mais toujours pr?ts de changer de r?les! ? celui de r?volutionnaire Manousse ?tait fid?le, autant qu’il pouvait l’?tre: c’?tait le personnage qui s’accordait le mieux avec son anarchisme naturel et avec le plaisir qu’il avait ? d?molir les lois des pays o? il passait. Malgr? tout, ce n’?tait qu’un r?le. On ne savait jamais la part d’invention et celle de r?alit? qu’il y avait dans ses propos; lui-m?me finissait par ne plus le savoir tr?s bien.

Intelligent et moqueur, dou? de la finesse psychologique de sa double race, sachant lire ? merveille dans les faiblesses des autres, comme dans les siennes, et habile ? en jouer, il n’avait pas eu de peine ? dominer Canet. Il trouvait plaisant d’entra?ner ce Sancho Pan?a dans des ?quip?es ? la Don Quichotte. Il disposait sans fa?on de lui, de sa volont?, de son temps de son argent, – non pour son propre compte (il n’avait pas de besoins, on ne savait de quoi il vivait), – mais pour les manifestations les plus compromettantes de la cause. Canet se laissait faire; il t?chait de se persuader qu’il pensait comme Manousse. Il savait tr?s bien le contraire: ces id?es l’effaraient; elles choquaient son bon sens. Et il n’aimait pas le peuple. De plus, il n’?tait pas brave. Ce gros gar?on, grand, large et corpulent, ? la figure poupine, compl?tement ras?e, le souffle court, la parole affable, pompeuse et enfantine, qui avait des pectoraux d’Hercule Farn?se, et qui ?tait d’une jolie force ? la boxe et au b?ton, ?tait le plus timide des hommes. S’il s’enorgueillissait de passer parmi les siens pour un esprit subversif, il tremblait en secret devant la hardiesse de ses amis. Sans doute, ce petit frisson n’?tait pas trop d?sagr?able, aussi longtemps qu’il ne s’agissait que d’un jeu. Mais le jeu devenait dangereux. Ces animaux-l? se faisaient agressifs, leurs pr?tentions croissaient; elles inqui?taient Canet dans son ?go?sme foncier, son sentiment enracin? de la propri?t?, sa pusillanimit? bourgeoise. Il n’osait pas demander: «O? me menez-vous?» Mais il pestait tout bas contre le sans-g?ne des gens qui n’aiment rien tant qu’? se casser le cou, sans s’inqui?ter de savoir s’ils ne casseront pas en m?me temps le cou des autres. – Qui l’obligeait ? les suivre? N’?tait-il pas libre de leur fausser compagnie? Le courage lui manquait. Il avait peur de rester seul, tel un enfant qu’on laisse en arri?re sur la route et qui pleure. Il ?tait comme tant d’hommes: ils n’ont aucune opinion, sinon qu’ils d?sapprouvent toutes les opinions exalt?es; mais pour ?tre ind?pendant, il faudrait rester seul; et combien en sont capables? Combien, m?me des plus clairvoyants, auront la t?m?rit? de s’arracher ? l’esclavage de certains pr?jug?s, de certains postulats qui p?sent sur tous les hommes d’une m?me g?n?ration? Ce serait mettre une muraille entre soi et les autres. D’un c?t?, la libert? dans le d?sert; de l’autre c?t?, les hommes. Ils n’h?sitent point: ils pr?f?rent les hommes, le troupeau. Il sent mauvais, mais il tient chaud. Alors, ils font semblant de penser ce qu’ils ne pensent pas. Ce ne leur est pas tr?s difficile: ils savent si peu ce qu’ils pensent!… «Connais-toi toi-m?me !»… Comment le pourraient-ils, ceux qui ont ? peine un moi! Dans toute croyance collective, religieuse ou sociale, ils sont rares ceux qui croient, parce qu’ils sont rares ceux qui sont des hommes. La foi est une force h?ro?que; son feu n’a jamais br?l? que quelques torches humaines; elles-m?mes vacillent souvent. Les ap?tres, les proph?tes et J?sus ont dout?. Les autres ne sont que des reflets, – sauf ? certaines heures de s?cheresse des ?mes, o? quelques ?tincelles tomb?es d’une grande torche embrasent toute la plaine; puis, l’incendie s’?teint, et l’on ne voit plus luire que des charbons sous la cendre. ? peine quelques centaines de chr?tiens croient r?ellement au Christ. Les autres croient qu’ils croient, ou bien ils veulent croire.

Il en est ainsi de beaucoup de ces r?volutionnaires. Le bon Canet voulait croire qu’il l’?tait: il le croyait donc. Et il ?tait ?pouvant? de sa hardiesse.

Tous ces bourgeois se r?clamaient de principes diff?rents: les uns de leur c?ur, les autres de leur raison, les autres de leur int?r?t; ceux-ci rattachaient leur fa?on de penser ? l’?vangile, ceux-l? ? M. Bergson, ceux-l? ? Karl Marx, ? Proudhon, ? Joseph de Maistre, ? Nietzsche, ou ? M. Georges Sorel. Il y avait les r?volutionnaires par mode, par snobisme, il y avait ceux par sauvagerie; il y avait ceux par besoin d’action, par chaleur d’h?ro?sme; il y avait ceux par servilit?, par esprit moutonnier. Mais tous, sans le savoir, ?taient emport?s par le vent. C’?taient les tourbillons de poussi?re qu’on voit fumer au loin, sur les grandes routes blanches, et qui annoncent que la bourrasque vient.

*

Olivier et Christophe regardaient venir le vent. Tous deux avaient de bons yeux. Mais ils ne voyaient pas de la m?me fa?on. Olivier, dont le regard lucide p?n?trait l’arri?re-pens?e des gens, ?tait attrist? par leur m?diocrit?; mais il apercevait la force cach?e, qui les soulevait; l’aspect tragique des choses le frappait davantage. Christophe ?tait plus sensible ? leur aspect comique. Les hommes l’int?ressaient, nullement les id?es. Il affectait envers elles une indiff?rence m?prisante. Il se moquait des utopies sociales. Par esprit de contradiction et par r?action instinctive contre l’humanitarisme morbide qui ?tait ? l’ordre du jour, il se montrait plus ?go?ste qu’il n’?tait; l’homme qui s’?tait fait lui-m?me, le robuste parvenu, fier de ses muscles et de sa volont?, avait un peu trop tendance de traiter de fain?ants ceux qui ne poss?daient point sa force. Pauvre et seul, il avait pu vaincre: que les autres fissent de m?me!… La question sociale! Quelle question? La mis?re?

– Je la connais, disait-il. Mon p?re, ma m?re, et moi, nous avons pass? par l?. Il n’y a qu’? en sortir.

– Tous ne le peuvent point, disait Olivier. Les malades, les malchanceux.

– Qu’on les aide, c’est tout simple. Mais de l? ? les exalter, comme on fait ? pr?sent, il y a loin. Nagu?re, on all?guait le droit du plus fort. Ma parole, je ne sais pas si le droit du plus faible n’est pas plus odieux encore: il ?nerve la pens?e d’aujourd’hui, il tyrannise et exploite les forts. On dirait que ce soit maintenant un m?rite d’?tre maladif, pauvre, intelligent, vaincu, – un vice d’?tre fort, bien portant, triomphant. Et le plus ridicule, c’est que les forts sont les premiers ? le croire… Un beau sujet de com?die, mon ami Olivier!

– J’aime mieux faire rire de moi que faire pleurer les autres.

– Bon gar?on! disait Christophe. Parbleu! Qui dit le contraire? Quand je vois un bossu, j’en ai mal dans mon dos. La com?die c’est nous qui la jouons, ce n’est pas nous qui l’?crirons.

Il ne se laissait pas prendre aux r?ves de justice sociale. Son gros bons sens populaire lui faisait opiner que ce qui avait ?t?, serait.

– Si on te disait cela, en art, tu pousserais de beaux cris! observait Olivier.

– Peut-?tre bien. En tout cas, je ne m’y connais qu’en art. Et toi aussi. Je n’ai pas confiance dans les gens qui parlent de ce qu’ils ne connaissent pas.

Olivier n’avait pas non plus confiance. Les deux amis poussaient m?me un peu loin leur m?fiance: ils s’?taient toujours tenus en dehors de la politique. Olivier avouait, non sans un peu de honte, qu’il ne se souvenait pas d’avoir us? de ses droits d’?lecteur; depuis dix ans, il n’avait pas retir? sa carte d’inscription ? la mairie.

Pourquoi m’associer, disait-il ? une com?die que je sais inutile? Voter? Pour qui voter? Je n’ai nulle pr?f?rence entre des candidats qui me sont ?galement inconnus, et qui, j’ai trop de raisons de l’attendre, d?s le lendemain de l’?lection, trahiront ?galement leur profession de foi. Les surveiller? Les rappeler au devoir? Ma vie s’y passerait sans fruit. Je n’ai ni le temps, ni la force, ni les moyens oratoires, ni le manque de scrupules et le c?ur cuirass? contre les d?go?ts de l’action. Il vaut mieux m’abstenir. Je consens ? subir le mal. Du moins, n’y pas souscrire!

Mais malgr? sa clairvoyance excessive, cet homme qui r?pugnait au jeu r?gulier de l’action politique conservait un espoir chim?rique dans une r?volution. Il le savait chim?rique; mais il ne l’?cartait point. C’?tait un mysticisme de race. On n’appartient pas impun?ment au grand peuple destructeur d’Occident, au peuple qui d?truit pour construire et construit pour d?truire, – qui joue avec les id?es et avec la vie, qui fait constamment table rase pour mieux recommencer le jeu, et pour enjeu verse son sang.

Christophe ne portait pas en lui ce Messianisme h?r?ditaire. Il ?tait trop germanique pour bien go?ter l’id?e d’une r?volution. Il pensait qu’on ne change pas le monde. Que de th?ories, que de mots, quel bavardage inutile!

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