Jean-Christophe Tome IX - Rolland Romain 3 стр.


– Je n’ai pas besoin, disait-il, de faire une r?volution – ou des palabres sur la r?volution – pour me prouver ma force. Surtout je n’ai pas besoin, comme ces braves jeunes gens, de bouleverser l’?tat pour r?tablir un roi ou un Comit? de Salut public, qui me d?fende. Singuli?re preuve de force! Je sais me d?fendre moi-m?me. Je ne suis pas un anarchiste; j’aime l’ordre n?cessaire, et je v?n?re les Lois qui gouvernent l’univers. Mais entre elles et moi, je me passe d’interm?diaire. Ma volont? sait commander, et elle sait aussi se soumettre. Vous qui avez la bouche pleine de vos classiques, souvenez-vous de votre Corneille: «Moi seul, et c’est assez !» Votre d?sir d’un ma?tre d?guise votre faiblesse. La force est pareille ? la lumi?re: aveugle qui la nie! Soyez forts tranquillement, sans th?ories, sans violences: comme les plantes vers le jour, toutes les ?mes des faibles se tourneront vers vous…

Mais tout en protestant qu’il n’avait pas de temps ? perdre aux discussions politiques, il en ?tait moins d?tach? qu’il ne voulait le para?tre. Il souffrait, comme artiste, du malaise social. Dans sa disette momentan?e de passions, il lui arrivait de regarder autour de lui et de se demander pour qui il ?crivait. Alors, il voyait la triste client?le de l’art contemporain, cette ?lite fatigu?e, ces bourgeois dilettantes; et il pensait:

– Quel int?r?t y a-t-il ? travailler pour ces gens-l??

Certes, il ne manquait point d’esprits distingu?s, instruits, sensibles au m?tier et qui n’?taient m?me pas incapables de go?ter la nouveaut? ou – (c’est tout comme) – l’archa?sme de sentiments raffin?s. Mais ils ?taient blas?s, trop intellectuels, trop peu vivants pour croire ? la r?alit? de l’art; ils ne s’int?ressaient qu’au jeu – des sonorit?s ou des id?es; la plupart ?taient distraits par d’autres int?r?ts mondains, habitu?s ? se disperser entre des occupations multiples dont aucune n’?tait «n?cessaire». Il leur ?tait ? peu pr?s impossible de p?n?trer sous l’?corce de l’art, jusqu’au c?ur; l’art n’?tait pas pour eux de la chair et du sang: c’?tait de la litt?rature. Leurs critiques ?rigeaient en th?orie, d’ailleurs intol?raient leur impuissance ? s’?vader du dilettantisme. Quand par hasard quelques-uns ?taient assez vibrants pour raisonner aux puissants accords de l’art, ils n’avaient pas la force de le supporter, ils en restaient d?traqu?s pour la vie. N?vrose ou paralysie. Qu’est-ce que l’art venait faire dans cet h?pital? – Et cependant, il ne pouvait, dans la soci?t? moderne, se passer de ces anormaux: car ils avaient l’argent et la presse; eux seuls pouvaient assurer ? l’artiste les moyens de vivre. Il fallait donc se pr?ter ? cette humiliation: d’offrir comme divertissement – comme d?sennui plut?t ou comme ennui nouveau – dans des soir?es mondaines, ? un public de snobs et d’intellectuels fatigu?s, l’intimit? fr?missante de son art, la musique o? l’on a mis le secret de sa vie int?rieure.

Christophe cherchait le vrai public, celui qui croit aux ?motions de l’art comme de la vie, et qui les ressent avec une ?me vierge. Et il ?tait obscur?ment attir? par le nouveau monde promis, – le peuple. Les souvenirs de son enfance, de Gottfried et des humbles qui lui avaient r?v?l? la vie profonde, ou qui avaient partag? avec lui le pain sacr? de la musique, l’inclinaient ? croire que ses v?ritables amis ?taient de ce c?t?. Comme d’autres na?fs jeunes hommes, il caressait des grands projets d’art populaire, de concerts et de th??tre du peuple, qu’il e?t ?t? bien embarrass? pour d?finir. Il attendait d’une r?volution la possibilit? d’un renouvellement artistique, et il pr?tendait que c’?tait pour lui le seul int?r?t du mouvement social. Mais il se donnait le change: il ?tait trop vivant pour ne pas ?tre aspir? par l’action la plus vivante qui f?t alors.

Ce qui l’int?ressait le moins dans le spectacle, c’?taient les th?oriciens bourgeois. Les fruits que portent ces arbres-l? sont trop souvent des fruits secs; tout le suc de la vie s’est fig? en id?es. Entre ces id?es, Christophe ne distinguait pas. Il n’avait pas de pr?f?rence, m?me pour les siennes, quand il les retrouvait, congel?es en syst?mes. Avec un m?pris bonhomme, il restait en dehors des th?oriciens de la force et de ceux de la faiblesse. Dans toute com?die, le r?le ingrat est celui du raisonneur. Le public lui pr?f?re non seulement les personnages sympathiques, mais les antipathiques. Christophe ?tait public en cela. Les raisonneurs de la question sociale lui semblaient fastidieux. Mais il s’amusait ? observer les autres, ceux qui croyaient et ceux qui voulaient croire, ceux qui ?taient dupes et ceux qui cherchaient ? l’?tre, voire les bons forbans qui font leur m?tier de rapaces, et les moutons qui sont faits pour ?tre tondus. Sa sympathie ?tait indulgente aux braves gens un peu ridicules, comme le gros Canet. Leur m?diocrit? ne le choquait pas autant qu’Olivier. Il les regardait tous, avec un int?r?t affectueux, et moqueur; il se croyait d?gag? de la pi?ce qu’ils jouaient; et il ne s’apercevait pas que peu ? peu il s’y laissait prendre. Il pensait n’?tre qu’un spectateur, qui voit passer le vent. D?j? le vent l’avait touch? et l’entra?nait dans son remous de poussi?re.

*

La pi?ce sociale ?tait double. Celle que jouaient les intellectuels ?tait la com?die dans la com?die: le peuple ne l’?coutait gu?re. La vraie pi?ce ?tait la sienne. Il n’?tait pas facile de la suivre; lui-m?me n’arrivait pas tr?s bien ? s’y reconna?tre. Elle n’en avait que plus d’impr?vu.

Ce n’?tait pas qu’on n’y parl?t beaucoup plus qu’on n’agissait. Bourgeois ou peuple, tout Fran?ais est gros mangeur de parole, autant que de pain. Mais tous ne mangent pas le m?me pain. Il y a une parole de luxe pour les palais d?licats, et une plus nourrissante pour les gueules affam?es. Si les mots sont les m?mes, ils ne sont pas p?tris de la m?me fa?on; la saveur et l’odeur, le sens, est diff?rent.

La premi?re fois qu’Olivier, assistant ? une r?union populaire, go?ta de ce pain-l?, il manqua d’app?tit; les morceaux lui rest?rent dans la gorge. Il ?tait ?c?ur? par la platitude des pens?es, la lourdeur incolore et barbare de l’expression, les g?n?ralit?s vagues, la logique enfantine, cette mayonnaise mal battue d’abstractions et de faits sans liaison. L’impropri?t? du langage n’?tait pas compens?e par la verve du parler populaire. C’?tait un vocabulaire de journal, des nippes d?fra?chies, ramass?es au d?crochez-moi-?a de la rh?torique bourgeoise. Olivier s’?tonnait surtout du manque de simplicit?. Il oubliait que la simplicit? litt?raire n’est pas naturelle, mais acquise: conqu?te d’une ?lite. Le peuple des villes ne peut pas ?tre simple; il va toujours chercher, de pr?f?rence, les expressions alambiqu?es. Olivier ne comprenait pas l’action que ces phrases ampoul?es pouvaient avoir sur l’auditoire. Il n’en poss?dait pas la clef. On nomme langues ?trang?res celle d’une autre race; mais, dans une m?me race, il y a presque autant de langues que de milieux sociaux. Ce n’est que pour une ?lite restreinte que les mots sont les voix de l’exp?rience des si?cles; pour les autres, ils ne repr?sentent que leurs propres exp?riences et celles de leur groupe. Tels de ces mots us?s pour l’?lite et m?pris?s par elle sont comme une maison vide, o?, depuis son d?part, se sont install?es des ?nergies nouvelles. Si vous voulez conna?tre l’h?te, entrez dans la maison.

C’est ce que fit Christophe.

Il fut mis en rapports avec les ouvriers par un voisin, employ? aux chemins de fer de l’?tat. Homme de quarante-cinq ans, petit, vieilli avant l’?ge, le cr?ne tristement d?plum?, les yeux enfonc?s dans l’orbite, les joues creuses, le nez pro?minent, gros et recourb?, la bouche intelligente, les oreilles d?form?es aux lobes cass?s: des traits de d?g?n?r?. Il se nommait Alcide Gautier. Il n’?tait pas du peuple, mais de la moyenne bourgeoisie, d’une bonne famille, qui avait d?pens? ? l’?ducation du fils unique tout son petit avoir et qui m?me n’avait pu, faute de ressources, lui permettre de la poursuivre jusqu’au bout. Tr?s jeune, il avait obtenu, dans une administration de l’?tat, un de ces postes qui semblent ? la bourgeoisie pauvre le port, et qui sont la mort, – la mort vivante. Une fois entr? l?, il n’avait plus eu la possibilit? d’en sortir. Il avait commis la faute – (c’en est une dans la soci?t? moderne,) – de faire un mariage d’amour avec une jolie ouvri?re, dont la vulgarit? fonci?re n’avait pas tard? ? s’?panouir. Elle lui avait donn? trois enfants. Il fallait faire vivre ce monde. Cet homme, qui ?tait intelligent et qui aspirait, de toutes ses forces, ? compl?ter son instruction, se trouvait ligot? par la mis?re. Il sentait en lui des puissances latentes, que les difficult?s de sa vie ?touffaient; il ne pouvait en prendre son parti. Il n’?tait jamais seul. Employ? ? la comptabilit?, il passait ses journ?es ? des besognes m?caniques, dans une pi?ce qui lui ?tait commune avec d’autres coll?gues, vulgaires et bavards; ils parlaient de choses ineptes, se vengeaient de l’absurdit? de leur existence en m?disant des chefs, et se moquaient de lui, ? cause de ses vis?es intellectuelles, qu’il n’avait pas eu la sagesse de leur cacher. Quand il rentrait chez lui, il trouvait un logis sans gr?ce, et mal odorant, une femme bruyante et commune, qui ne le comprenait pas, qui le traitait de feignant ou de fou. Ses enfants ne lui ressemblaient en rien, ressemblaient ? la m?re. ?tait-ce juste, tout cela? ?tait-ce juste? Tant de d?boires, de souffrances, la g?ne perp?tuelle, le m?tier dess?chant qui le tenait, du matin au soir, l’impossibilit? de trouver jamais une heure de recueillement, une heure de silence, l’avaient jet? dans un ?tat d’?puisement et d’irritation neurasth?nique. Pour oublier, il recourait depuis peu ? la boisson qui achevait de le d?truire. – Christophe f?t frapp? du tragique de cette destin?e: une nature incompl?te, sans culture suffisante et sans go?t artistique, mais faite pour de grandes choses, et que la malchance ?crasait. Gautier s’accrocha aussit?t ? Christophe, ainsi que font les faibles qui se noient, quand leur main rencontre le bras d’un bon nageur. Il avait pour Christophe un m?lange de sympathie et d’envie. Il l’entra?na dans des r?unions populaires et lui fit voir quelques chefs des partis r?volutionnaires, auxquels il ne s’unissait que par rancune contre la soci?t?. Car il ?tait un aristocrate manqu?. Il souffrait am?rement d’?tre m?l? au peuple.

Christophe, beaucoup plus peuple que lui, – d’autant plus qu’il n’?tait pas forc? de l’?tre, – prit plaisir ? ces meetings. Les discours l’amusaient. Il ne partageait pas les r?pugnances d’Olivier; il ?tait peu sensible aux ridicules du langage. Pour lui, un bavard en valait un autre. Il affectait un m?pris g?n?ral de l’?loquence. Mais sans se donner la peine de bien comprendre cette rh?torique il en ressentait la musique au travers de celui qui parlait, et de ceux qui ?coutaient. Le pouvoir de celui-l? se centuplait de ses r?sonances dans ceux-ci. D’abord, Christophe ne prit garde qu’au premier; il eut la curiosit? de conna?tre quelques-uns des parleurs.

Celui qui avait eu le plus d’action sur la foule ?tait Casimir Joussier, – un petit homme brun et bl?me, de trente ? trente-cinq ans, figure de Mongol, maigre, souffreteux, les yeux ardents et froids, les cheveux rares, la barbe en pointe. Son pouvoir tenait moins ? sa mimique, pauvre, saccad?e, rarement d’accord avec la parole, – il tenait moins ? sa parole, rauque, sifflante, avec des aspirations emphatiques, – qu’? sa personne m?me, ? la violence de certitude qui en ?manait. Il ne semblait pas permettre qu’on p?t penser autrement que lui; et comme ce qu’il pensait ?tait ce que son public d?sirait penser, ils n’avaient pas de difficult? ? s’entendre. Il leur r?p?tait trois fois, quatre fois, dix fois, les choses qu’ils attendaient; il ne se lassait pas de frapper sur le m?me clou, avec une t?nacit? enrag?e; et tout son public frappait, frappait, entra?n? par l’exemple, frappait jusqu’? ce que le clou s’incrust?t dans la chair. – ? cette emprise personnelle s’ajoutait la confiance qu’inspirait son pass?, le prestige de multiples condamnations politiques. Il respirait une ?nergie indomptable; mais qui savait regarder, d?m?lait, au fond, une lourde fatigue accumul?e, le d?go?t de tant d’efforts, et une col?re contre sa destin?e. Il ?tait de ces hommes qui d?pensent, chaque jour, plus que leur revenu de vie. Depuis l’enfance, il s’usait, au travail et ? la mis?re. Il avait fait tous les m?tiers: ouvrier verrier, plombier, typographe; sa sant? ?tait ruin?e, la phtisie le minait; elle le faisait tomber dans des acc?s de d?couragement amer, de sombre d?sespoir, pour sa cause et pour lui; d’autres fois, elle l’exaltait. Il ?tait un compos? de violence calcul?e et de violence maladive, de politique et d’emportement. Il s’?tait instruit, tant bien que mal; il savait tr?s bien certaines choses, de science, de sociologie, de ses divers m?tiers; il savait tr?s mal beaucoup d’autres; et il ?tait aussi s?r des unes que des autres; il avait des utopies, des id?es justes, des ignorances, un esprit pratique, des pr?jug?s, de l’exp?rience, une haine soup?onneuse pour la soci?t? bourgeoise. Cela ne l’emp?cha point d’accueillir bien Christophe. Son orgueil ?tait flatt? de se voir recherch? par un artiste connu. Il ?tait de la race des chefs, et quoi qu’il f?t, cassant pour les ouvriers. Bien qu’il voul?t, de bonne foi, l’?galit? parfaite, il la r?alisait plus facilement avec ceux qui ?taient au-dessus de lui qu’avec ceux qui ?taient au-dessous.

Christophe rencontra d’autres chefs du mouvement ouvrier. Il n’y avait pas grande sympathie entre eux. Si la lutte commune faisait – difficilement – l’unit? d’action, elle ?tait loin de faire l’unit? de c?ur. On voyait ? quelle r?alit? tout ext?rieure et transitoire correspondait la distinction de classes. Les vieux antagonismes ?taient seulement ajourn?s et masqu?s; mais ils subsistaient tous. On retrouvait l? les hommes du Nord et ceux du Midi, avec leur d?dain foncier les uns pour les autres. Les m?tiers jalousaient mutuellement leurs salaires, et se regardaient entre eux, avec le sentiment non d?guis?, chacun, qu’il ?tait sup?rieur aux autres. Mais la grande diff?rence ?tait – sera toujours – celle des temp?raments. Les renards et les loups et le b?tail cornu, des b?tes aux dents aigu?s et celles aux quatre estomacs, celles qui sont faites pour manger et celles qui sont faites pour ?tre mang?es, se flairaient en passant dans le troupeau que le hasard de classe et l’int?r?t commun avaient group?; et ils se reconnaissaient; et leur poil se h?rissait.

Christophe prit quelquefois ses repas dans un petit restaurant-cr?merie, tenu par un ancien coll?gue de Gautier, Simon, employ? des chemins de fer, r?voqu? pour faits de gr?ve. La maison ?tait fr?quent?e par des syndicalistes. Ils ?taient cinq ou six, dans une salle du fond qui donnait sur une cour int?rieure, ?troite et mal ?clair?e, d’o? montait ?perdument le chant intarissable de deux canaris en cage vers la lumi?re. Joussier venait avec sa ma?tresse, la belle Berthe, une fille robuste et coquette, teint p?le, casque pourpre, les yeux ?gar?s et rieurs. Elle tra?nait ? ses jupes un joli gar?on, bell?tre, intelligent et poseur, L?opold Graillot, ouvrier m?canicien: l’esth?te de la bande. Tout en se disant anarchiste, et l’un des plus violents contre la bourgeoisie, il avait l’?me du pire bourgeois. Chaque matin, depuis des ann?es, il absorbait les nouvelles ?rotiques et d?cadentes des journaux litt?raires ? un sou. Ces lectures lui avaient fa?onn? une ?trange caboche. Un raffinement c?r?bral dans ses imaginations du plaisir s’amalgamait chez lui ? un manque absolu de d?licatesse physique, ? son indiff?rence ? la propret?, ? la grossi?ret? relative de sa vie. Il avait pris go?t ? ce petit verre d’alcool frelat? – alcool intellectuel du luxe, malsaines excitations des riches malsains. Ne pouvant avoir leurs jouissances dans la peau, il se les inoculait dans le cerveau. ?a fait la bouche mauvaise, ?a vous casse les jambes. Mais on est l’?gal des riches. Et on les hait.

Christophe ne pouvait le souffrir. Il avait plus de sympathie pour S?bastien Coquart, un ?lectricien qui ?tait, avec Joussier, l’orateur le plus ?cout?. Celui-l? ne s’encombrait pas de th?ories. Il ne savait pas toujours o? il allait. Mais il y allait tout droit. Il ?tait bien Fran?ais. Un solide gaillard, d’une quarantaine d’ann?es, grosse figure color?e, la t?te ronde, le poil roux, une barbe de fleuve, le cou et la voix de taureau. Excellent ouvrier, comme Joussier, mais aimant rire et boire. Le malingre Joussier, regardait cette sant? indiscr?te avec des yeux d’envie; et bien qu’ils fussent amis, une hostilit? intime couvait entre eux.

La patronne de la cr?merie, Aur?lie, bonne femme de quarante-cinq ans, qui avait d? ?tre belle, qui l’?tait encore malgr? l’usure, s’asseyait aupr?s d’eux, un ouvrage ? la main, les ?coutait causer, avec un sourire cordial, remuant les l?vres tandis qu’ils parlaient: elle glissait ? l’occasion son mot dans l’entretien, et scandait la mesure de ses paroles avec sa t?te, en travaillant. Elle avait une fille mari?e, et deux enfants de sept ? dix ans – fillette et gar?on – qui faisaient leurs devoirs d’?cole sur le coin d’une table poiss?e, en tirant la langue et attrapant au passage des bribes de conversations qui n’?taient pas faites pour eux.

Olivier essaya d’accompagner, deux ou trois fois, Christophe. Mais il ne se sentait pas ? l’aise parmi ces gens. Quand ces ouvriers n’?taient pas tenus par une heure stricte d’atelier, par un appel d’usine au sifflet tenace, on ne pouvait s’imaginer combien ils avaient de temps ? perdre, soit apr?s le travail, soit entre deux travaux, soit fl?nerie, soit ch?mage. Christophe, qui se trouvait dans une de ces p?riodes de libert? d?s?uvr?e, o? l’esprit a termin? une ?uvre et attend que s’en forme une nouvelle, n’?tait pas plus press? qu’eux; il restait volontiers, les coudes sur la table, ? fumer, boire et causer. Mais Olivier ?tait choqu? dans ses instincts bourgeois, dans ses habitudes traditionnelles de discipline d’esprit, de r?gularit? de travail, de temps scrupuleusement ?conomis?; et il n’aimait pas ? perdre ainsi tant d’heures. Au reste, il ne savait ni causer, ni boire. Enfin, la g?ne physique, l’antipathie secr?te qui s?pare les corps des races d’hommes diff?rentes, l’hostilit? de leurs sens qui s’oppose ? la communion de leurs ?mes, la chair qui se r?volte contre le c?ur. Quand Olivier ?tait seul avec Christophe, il lui parlait, tout ?mu, du devoir de fraterniser avec le peuple; mais quand il se trouvait en pr?sence du peuple, il ?tait incapable d’en rien faire. Au lieu que Christophe, qui se moquait de ses id?es, ?tait, sans effort, le fr?re du premier ouvrier rencontr? dans la rue. Olivier avait un vrai chagrin de se sentir ?loign? de ces hommes. Il t?chait d’?tre comme eux, de penser comme eux, de parler comme eux. Il ne le pouvait pas. Sa voix ?tait sourde, voil?e, ne sonnait pas comme la leur. Lorsqu ’il essayait de prendre certaines de leurs expressions, les mots lui restaient dans la gorge ou d?tonnaient ?trangement. Il s’observait, il se g?nait, il les g?nait. Et il le savait. Il savait qu’il ?tait pour eux un ?tranger et un suspect, qu’aucun n’avait de sympathie pour lui, et que lorsqu’il s’en allait tout le monde faisait: «Ouf!» Il surprenait au passage des regards durs et glac?s, de ces coups d’?il ennemis que jettent sur les bourgeois les ouvriers aigris par la mis?re. Christophe en avait peut-?tre sa part; mais il n’y voyait rien.

De toute la compagnie, les seuls qui fussent dispos?s ? se lier avec Olivier ?taient les enfants d’Aur?lie. Ceux-l? n’avaient certes pas la haine du bourgeois. Le petit gar?on ?tait fascin? par la pens?e bourgeoise; il ?tait assez intelligent pour l’aimer, pas assez pour la comprendre; la fillette, fort jolie, qu’Olivier avait conduite une fois chez Mme Arnaud, ?tait hypnotis?e par le luxe; elle ?prouvait un ravissement muet ? s’asseoir dans de beaux fauteuils, ? toucher de belles robes; elle avait un instinct de petite grue qui aspire ? s’?vader du peuple vers le paradis du confort bourgeois. Olivier ne se sentait nullement le go?t de cultiver ses dispositions; et ce na?f hommage rendu ? sa classe ne le consolait pas de la sourde antipathie de ses autres compagnons. Il souffrait de leur malveillance. Il avait un d?sir si ardent de les comprendre! Et en v?rit?, il les comprenait trop bien peut-?tre. Il les observait trop, et ils en ?taient irrit?s. Il n’y apportait pas de curiosit? indiscr?te, mais son habitude d’analyse des ?mes.

Il ne tarda pas ? voir le drame secret de la vie de Joussier: le mal qui le minait, et le jeu cruel de sa ma?tresse. Elle l’aimait, elle ?tait fi?re de lui, mais elle ?tait trop vivante; il savait qu’elle lui ?chapperait; et il ?tait d?vor? de jalousie. Elle s’en amusait; elle aga?ait les m?les, elles les enveloppait de ses ?illades, de sa luxure: c’?tait une enrag?e fr?leuse. Peut-?tre le trompait-elle avec Graillot. Peut-?tre se plaisait-elle ? le laisser croire. En tout cas, si ce n’?tait pour aujourd’hui, ce serait pour demain. Joussier n’osait lui interdire d’aimer qui lui plaisait. Ne professait-il pas, pour la femme, comme pour l’homme, le droit d’?tre libre? Elle le lui rappela, avec une insolence narquoise, un jour qu’il l’injuriait. Une lutte torturante se livrait en lui entre ses libres th?ories et ses instincts violents. Par le c?ur, il ?tait encore un homme d’autrefois, despotique et jaloux; par la raison, un homme de l’avenir, un homme d’utopie. Elle, elle ?tait la femme d’hier, de demain, de toujours. – Et Olivier, qui assistait ? ce duel cach?, dont il connaissait par exp?rience la f?rocit?, ?tait plein de piti? pour Joussier en voyant sa faiblesse. Mais Joussier devinait qu’Olivier lisait en lui; et il ?tait loin de lui en savoir gr?.

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