Jean-Christophe Tome IX - Rolland Romain 4 стр.


Une autre suivait aussi ce jeu de l’amour et de haine, d’un regard indulgent. La patronne, Aur?lie. Elle voyait tout sans en avoir l’air. Elle connaissait la vie. Cette brave femme, saine, tranquille, rang?e, avait men? une libre jeunesse. Fleuriste, elle avait eu un amant bourgeois; elle en avait eu d’autres. Puis elle s’?tait mari?e avec un ouvrier. Elle ?tait devenue une bonne m?re de famille. Mais elle comprenait toutes les sottises du c?ur, aussi bien la jalousie de Joussier que cette «jeunesse» qui voulait s’amuser. En quelques mots affectueux, elle t?chait de les mettre d’accord:

– «Faut ?tre conciliants! ?a ne vaut pas la peine de se faire du mauvais sang pour si peu…»

Elle ne s’?tonnait pas que ce qu’elle disait ne serv?t ? rien…

– «?a ne sert jamais ? rien. Faut toujours qu’on se tourmente…»

Elle avait la belle insouciance populaire, sur qui les malheurs semblent glisser. Elle en avait eu sa part. Trois mois avant, elle avait perdu un gar?on de quinze ans qu’elle aimait… Gros chagrin… ? pr?sent, elle ?tait de nouveau active et riante. Elle disait:

– Si on se laissait aller ? y penser, on ne pourrait pas vivre.

Et elle n’y pensait plus. Ce n’?tait pas ?go?sme. Elle ne pouvait pas faire autrement, sa vitalit? ?tait trop forte; le pr?sent l’absorbait: impossible de s’attarder au pass?. Elle s’accommodait de ce qui ?tait, elle s’accommodait de ce qui serait. Si la r?volution venait et mettait ? l’endroit ce qui ?tait ? l’envers et ? l’envers ce qui ?tait ? l’endroit, elle saurait toujours se trouver sur ses pieds, elle ferait ce qu’il y aura ? faire, elle serait ? sa place partout o? elle serait plac?e. Au fond, elle n’avait dans la r?volution qu’une croyance mod?r?e. De foi, elle n’avait gu?re en quoi que ce f?t. Inutile d’ajouter qu’elle se faisait tirer les cartes, dans les moments de perplexit?, et qu’elle ne manquait jamais de faire le signe de croix, au passage d’un mort. Tr?s libre et tol?rante, elle avait le scepticisme sain du peuple de Paris, qui doute, comme on respire, all?grement. Pour ?tre la femme d’un r?volutionnaire, elle n’en t?moignait pas moins d’une maternelle ironie pour les id?es de son homme et de son parti, – et des autres partis, – comme pour les b?tises de la jeunesse, – et de l’?ge m?r. Elle ne s’?mouvait pas de grand chose. Mais elle s’int?ressait ? tout. Et elle ?tait pr?te ? la bonne comme ? la mauvaise fortune. En somme, une optimiste.

– «Pas se faire de bile!… Tout s’arrangera toujours, pourvu qu’on se porte bien…»

Celle-l? devait s’entendre avec Christophe. Ils n’avaient pas eu besoin de beaucoup de paroles pour voir qu’ils ?taient de la m?me famille. De temps en temps, ils ?changeaient un sourire de bonne humeur, tandis que les autres discouraient et criaient. Mais plus souvent, elle riait toute seule, en regardant Christophe qui se laissait ? son tour entra?ner dans ces discussions, o? il apportait plus de passion que tous les autres.

*

Christophe ne remarquait pas l’isolement et la g?ne d’Olivier. Il ne cherchait pas ? lire ce qui se passait au fond des gens. Mais il buvait et mangeait avec eux, il riait et il se f?chait. Ils ne se d?fiaient pas de lui, quoiqu’ils se disputassent rudement. Il ne leur m?chait pas les mots. Dans le fond, il e?t ?t? embarrass? pour dire s’il ?tait avec eux ou contre eux. Il ne se le demandait pas. Sans doute, si on l’e?t forc? de choisir, il e?t ?t? syndicaliste contre le socialisme et toute la doctrine d’?tat, – l’?tat, cette entit? monstrueuse, qui fabrique des fonctionnaires, des hommes-machines. Sa raison approuvait le puissant effort des groupements corporatifs, dont la hache ? double tranchant frappe ? la fois l’abstraction morte de l’?tat socialiste et l’individualisme inf?cond, cet ?miettement d’?nergies, cette dispersion de la force publique en faiblesses particuli?res, – la grande mis?re moderne, dont la R?volution fran?aise est en partie responsable.

Mais la nature est plus forte que la raison. Lorsque Christophe se trouvait en contact avec les syndicats, – ces coalitions redoutables des faibles, – son vigoureux individualisme se cabrait. Il ne pouvait s’emp?cher de m?priser ces hommes qui avaient besoin de s’encha?ner ensemble, pour marcher au combat; et s’il admettait qu’ils se soumissent ? cette loi, il d?clarait qu’elle n’?tait pas pour lui. Ajoutez que si les faibles opprim?s sont sympathiques, ils cessent de l’?tre quand ils deviennent oppresseurs. Christophe, qui criait nagu?re aux braves gens isol?s: «Unissez-vous!» eut une sensation d?sagr?able, quand il se vit, pour la premi?re fois, au milieu de ces unions de braves gens m?l?s ? d’autres qui ?taient moins braves, tous remplis de leurs droits, de leur force, et pr?ts ? en abuser. Les meilleurs, ceux que Christophe aimait, les amis qu’il avait rencontr?s dans la Maison , ? tous les ?tages, ne profitaient nullement de ces associations de bataille. Ils ?taient trop d?licats de c?ur et trop timides pour ne pas s’en effaroucher; ils ?taient destin?s ? ?tre, des premiers, ?cras?s par elles. Ils se trouvaient vis-?-vis du mouvement ouvrier, dans la situation d’Olivier. Sa sympathie allait aux travailleurs qui s’organisent. Mais il avait ?t? ?lev? dans le culte de la libert?: or, c’?tait ce dont les r?volutionnaires se souciaient le moins. Qui, d’ailleurs, aujourd’hui se soucie de la libert?? Une ?lite sans action sur le monde. La libert? traverse des jours sombres. Les papes de Rome proscrivent la lumi?re de la raison. Les papes de Paris ?teignent les lumi?res du ciel [1] . Et M. Pataud, celles des rues. Partout l’imp?rialisme triomphe: imp?rialisme th?ocratique de l’?glise romaine; imp?rialisme militaire des monarchies mercantiles et mystiques, imp?rialisme bureaucratique des r?publiques capitalistes; imp?rialisme dictatorial des comit?s r?volutionnaires. Pauvre libert?, tu n’es pas de ce monde!… Les abus de pouvoir, que les r?volutionnaires pr?chaient et pratiquaient, r?voltaient Christophe et Olivier. Ils n’avaient point d’estime pour les ouvriers jaunes qui refusent de souffrir pour la cause commune. Mais ils trouvaient odieux qu’on pr?tend?t les y contraindre par la force. – Cependant, il faut prendre parti. Dans la r?alit?, le choix n’est pas aujourd’hui entre un imp?rialisme et la libert?, mais entre un imp?rialisme et un imp?rialisme. Olivier disait:

– Ni l’un, ni l’autre. Je suis pour les opprim?s.

Christophe ne ha?ssait pas moins la tyrannie des oppresseurs. Mais il ?tait entra?n? dans le sillage de la force, ? la suite de l’arm?e des travailleurs r?volt?s.

Il ne s’en doutait gu?re. Il d?clarait ? ses compagnons de table qu’il n’?tait pas avec eux.

– Tant qu’il ne s’agira pour vous, disait-il que d’int?r?ts mat?riels, vous ne m’int?ressez pas. Le jour o? vous marcherez pour une foi, alors je serai des v?tres. Autrement, qu’ai-je ? faire entre deux ventres? Je suis artiste, j’ai le devoir de d?fendre l’art, je ne dois pas l’enr?ler au service d’un parti. Je sais qu’en ces derniers temps, des ?crivains ambitieux, pouss?s par un d?sir de popularit? malsaine, ont donn? le mauvais exemple. Il ne me semble pas qu’ils aient beaucoup servi la cause qu’ils d?fendaient ainsi; mais ils on trahi l’art. Sauver la lumi?re de l’intelligence: c’est notre r?le ? nous. Qu’on n’aille pas la m?ler ? vos luttes aveugles! Qui tiendra la lumi?re, si nous la laissons tomber? Vous serez bien aises de la retrouver intacte, apr?s la bataille. Il faut qu’il y ait toujours des travailleurs occup?s ? entretenir le feu de la machine, tandis qu’on se bat sur le pont du navire. Tout comprendre, ne rien ha?r. L’artiste est la boussole qui, pendant la temp?te, marque toujours le Nord…

Ils le traitaient de phraseur, ils disaient qu’en fait de boussole, il avait perdu la sienne; et ils se donnaient le luxe de le m?priser amicalement. Pour eux, un artiste ?tait un malin qui s’arrangeait de fa?on ? travailler le moins et le plus agr?ablement possible.

Il r?pondait qu’il travaillait autant qu’eux, qu’il travaillait plus qu’eux et qu’il avait moins peur du travail. Rien ne le d?go?tait autant que le sabotage, le g?chage du travail, la fain?antise ?rig?e en principe.

– Tous ces pauvres gens, disait-il, qui craignent pour leur pr?cieuse peau!… Bon Dieu! Moi, depuis l’?ge de dix ans, je travaille sans r?pit. Vous, vous n’aimez pas le travail, vous ?tes, au fond, des bourgeois. Si seulement vous ?tiez capables de d?truire le vieux monde! Mais vous ne le pouvez pas. Vous ne le voulez m?me pas. Non, vous ne le voulez pas! Vous avez beau gueuler, menacer, faire celui qui va tout exterminer. Vous n’avez qu’une pens?e: mettre la main dessus, vous coucher dans le lit tout chaud de la bourgeoisie. En dehors de quelques centaines de pauvres bougres de terrassiers qui sont toujours pr?ts ? se faire crever la peau, ou ? crever celle des autres, sans savoir pourquoi, – pour le plaisir, – pour la peine, la peine s?culaire, – les autres ne pensent qu’? foutre le camp, ? filer dans les rangs des bourgeois, ? la premi?re occasion. Ils se font socialistes, journalistes, conf?renciers, hommes de lettres, d?put?s, ministres… Bah! ne criez pas contre celui-l?. Vous ne valez pas mieux. C’est un tra?tre, vous dites?… Bon. ? qui le tour? Vous y passerez tous. Pas un de vous qui r?siste ? l’app?t! Comment le pourriez-vous? Il n’y a pas un de vous qui croie ? l’?me immortelle. Vous ?tes des ventres, je vous dis. Des ventres vides qui ne pensent qu’? s’emplir.

L?-dessus, ils se f?chaient, et ils parlaient tous ? la fois. Et tout en se disputant, il arrivait que Christophe, entra?n? par sa passion, f?t plus r?volutionnaire que les autres. Il avait beau s’en d?fendre: son orgueil intellectuel, sa conception complaisante d’un monde purement esth?tique, fait pour la joie de l’esprit, rentraient sous terre, ? la vue d’une injustice. Esth?tique, un monde o? huit hommes sur dix vivent dans le d?nuement ou dans la g?ne, dans la mis?re physique ou morale? Allons donc! Il faut ?tre un impudent privil?gi? pour le pr?tendre. Un artiste comme Christophe, en son for int?rieur, ne pouvait pas ne pas ?tre du parti des travailleurs. Qui a, plus que le travailleur de l’esprit, ? souffrir de l’immoralit? des conditions sociales, de l’in?galit? scandaleuse des fortunes? L’artiste meurt de faim, ou devient millionnaire, sans autre raison que les caprices de la mode et de ceux qui sp?culent sur elle. Une soci?t? qui laisse p?rir son ?lite ou qui la r?mun?re d’une fa?on extravagante, est un monstre: elle doit ?tre d?truite. Chaque homme, qu’il travaille ou non, a droit au pain quotidien. Chaque travail, qu’il soit bon ou m?diocre, doit ?tre r?mun?r? au taux non de sa valeur r?elle – (Qui en est le juge infaillible?) – mais des besoins l?gitimes et normaux du travailleur. ? l’artiste, au savant, ? l’inventeur qui l’honorent, la soci?t? peut et doit assurer une pension suffisante pour leur garantir le temps et les moyens de l’honorer davantage. Rien de plus. La Joconde ne vaut pas un million. Il n’y a aucun rapport entre une somme d’argent et une ?uvre d’art; l’?uvre n’est pas au-dessus, ni au-dessous: elle est en dehors. Il ne s’agit pas de la payer; il s’agit que l’artiste vive. Donnez-lui de quoi manger et travailler en paix! La richesse est de trop: c’est un vol qu’on fait aux autres. Il faut le dire cr?ment: tout homme qui poss?de plus qu’il n’est n?cessaire ? sa vie, ? la vie des siens, et au d?veloppement normal de son intelligence, est un voleur. Ce qu’il a en plus d’autres l’ont en moins. Nous sourions tristement, quand nous entendons parler de la richesse in?puisable de la France, de l’abondance des fortunes, nous, le peuple des travailleurs, ouvriers, intellectuels, hommes et femmes qui, depuis notre enfance, nous ?puisons ? la t?che pour gagner de quoi ne pas mourir de faim, et qui souvent voyons les meilleurs succomber ? la peine, – nous qui sommes les forces vives de la nation! Mais vous qui ?tes gorg?s des richesses du monde, vous ?tes riches de nos souffrances et de nos agonies. Cela ne vous trouble point, vous ne manquerez jamais de sophismes qui vous rassurent: droits sacr?s de la propri?t?, saine guerre pour la vie, int?r?ts sup?rieurs du Progr?s, ce monstre fabuleux, ce mieux probl?matique auquel on sacrifie le bien, – le bien des autres! – Il n’en reste pas moins ceci: que vous avez trop. Vous avez trop pour vivre. Nous n’avons pas assez. Et nous valons mieux que vous. Si l’in?galit? vous pla?t, gare que demain elle ne se retourne contre vous!

*

Ainsi, les passions qui entouraient Christophe lui montaient ? la t?te. Ensuite, il s’?tonnait de ces acc?s d’?loquence. Mais il n’y attachait pas d’importance. Il s’amusait de cette excitation qu’il attribuait ? la bouteille. Il regrettait seulement que la bouteille ne f?t pas meilleure; et il vantait ses vins du Rhin. Il continuait de se croire d?tach? des id?es r?volutionnaires. Mais il se produisait ce ph?nom?ne singulier que Christophe apportait ? les discuter une passion croissante, tandis que celle de ses compagnons semblait, par comparaison, d?cro?tre.

Ils avaient moins d’illusions que lui. M?me les meneurs violents, ceux qui ?taient redout?s par la bourgeoisie, ?taient incertains au fond et diablement bourgeois. Coquart, avec son rire d’?talon qui hennit, faisait la grosse voix et des gestes terribles; mais il ne croyait qu’? demi ce qu’il vocif?rait: il ?tait un h?bleur de la violence. Il per?ait ? jour la l?chet? bourgeoise, et il jouait ? la terroriser, en se montrant plus fort qu’il n’?tait; il ne faisait pas de difficult? pour en convenir, en riant, avec Christophe. Graillot critiquait tout, tout ce qu’on voulait faire: il faisait tout avorter. Joussier affirmait toujours, il ne voulait jamais avoir tort. Il voyait tr?s bien le vice de son argumentation; il ne s’en obstinait que davantage; il e?t sacrifi? la victoire de sa cause ? l’orgueil de ses principes. Mais il passait d’acc?s de foi t?tue ? des acc?s de pessimisme ironique, o? il jugeait am?rement le mensonge des id?ologies et l’inutilit? de tous les efforts.

La plupart des ouvriers ?taient de m?me. Ils tombaient, en un moment, de la so?lerie des paroles au d?couragement. Ils avaient des illusions immenses; mais elles ne reposaient sur rien; ils ne les avaient pas conquises et cr??es eux-m?mes; ils les avaient re?ues toutes faites, par cette loi du moindre effort, qui les menait dans leurs distractions ? l’assommoir et au beuglant. Paresse de penser incurable, qui n’avait que trop d’excuses: c’est la b?te harass?e qui ne demande qu’? se coucher et ruminer en paix sa p?ture, ses r?ves. Mais ses r?ves cuv?s, il n’en restait plus rien qu’une lassitude pire et la gueule de bois. Sans cesse, ils s’enflammaient pour un chef; et peu de temps apr?s, le soup?onnaient, le rejetaient. Le plus triste ?tait qu’ils n’avaient point tort: les chefs ?taient attir?s, l’un apr?s l’autre, par l’app?t du succ?s, de la richesse, de la vanit?; pour un Joussier, que pr?servait de la tentation la phtisie qui le minait, la mort ? br?ve ?ch?ance, que d’autres trahissaient, ou se laissaient! Ils ?taient victimes de la plaie qui rongeait alors les hommes politiques de tous les partis: la d?moralisation par la femme ou par l’argent, – (les deux fl?aux n’en font qu’un). – On voyait dans le gouvernement comme dans l’opposition, des talents de premier ordre, des hommes qui avaient l’?toffe de grands hommes d’?tat – (en d’autres temps, ils l’eussent ?t? peut-?tre); – mais ils ?taient sans foi, sans caract?re; le besoin, l’habitude, la lassitude de la jouissance les avait ?nerv?s; elle leur faisait commettre, au milieu de vastes projets, des actes incoh?rents, ou brusquement tout jeter l?, les affaires en cours, leur patrie ou leur cause, pour se reposer et jouir. Ils ?taient assez braves pour se faire tuer dans une bataille; mais bien peu de ces chefs eussent ?t? capables de mourir ? la t?che, sans vaine forfanterie, immobiles ? leur poste, le poing au gouvernail.

La conscience de cette faiblesse fonci?re coupait les jarrets ? la r?volution. Ces ouvriers passaient leur temps ? s’accuser mutuellement. Leurs gr?ves ?chouaient toujours par les dissentiments perp?tuels entre les chefs ou entre les corps de m?tiers, entre les r?formistes et les r?volutionnaires – par la timidit? profonde sous les menaces fanfaronnes, – par l’h?r?dit? moutonni?re qui, ? la premi?re sommation l?gale, faisait rentrer sous le joug ces r?volt?s, – par le l?che ?go?sme et la bassesse de ceux qui profitaient de la r?volte des autres pour se pousser aupr?s des ma?tres, en faisant payer cher leur fid?lit? int?ress?e. Sans parler du d?sordre inh?rent aux foules, de leur esprit anarchique. Ils voulaient bien faire des gr?ves corporatives qui eussent un caract?re r?volutionnaire; mais ils ne voulaient pas qu’on les trait?t en r?volutionnaires. Ils n’avaient aucun go?t pour les ba?onnettes. Ils eussent voulu battre l’omelette sans casser d’?ufs. En tout cas, ils aimaient mieux que les ?ufs cass?s fussent ceux du voisin.

Olivier regardait, observait, et il ne s’?tonnait point. Il avait reconnu combien ces hommes ?taient inf?rieurs ? l’?uvre qu’ils pr?tendaient r?aliser; mais il avait aussi reconnu la force fatale qui les entra?nait; et il s’apercevait que Christophe, ? son insu, suivait le fil de l’eau. Pour lui qui n’e?t demand? qu’? se laisser emporter, le courant ne voulait pas de lui. Il restait au rivage et regardait l’eau passer.

C’?tait un fort courant: il soulevait une masse ?norme de passions, d’int?r?ts et de foi, qui se heurtaient, se fondaient, avec des bouillonnements d’?cume et des remous contradictoires. Les chefs ?taient en t?te, les moins libres de tous, car ils ?taient pouss?s, et peut-?tre de tous, ceux qui croyaient le moins: ils avaient cru jadis, ils ?taient comme ces pr?tres qu’ils avaient tant raill?s, enferm?s dans leurs v?ux, dans la foi qu’ils avaient eue et qu’ils ?taient forc?s de professer jusqu’? la fin. Derri?re eux, le gros du troupeau ?tait brutal, incertain et de vue courte. Le plus grand nombre croyaient par hasard, parce que le courant allait maintenant ? ces utopies; ils n’y croiraient plus, ce soir, parce que le courant aurait chang?. Beaucoup croyaient par besoin d’action, par d?sir d’aventures. D’autres, par logique raisonneuse, d?nu?e de sens commun. Quelques-uns par bont?. Les avis?s ne se servaient des id?es que comme d’armes pour la bataille, ils luttaient pour un salaire pr?cis, pour un nombre r?duit d’heures de travail. Les forts app?tits couvaient l’espoir secret de revanches grossi?res d’une vie mis?rable.

Mais le courant qui les portait ?tait plus sage qu’eux tous; il savait o? il allait. Qu’importait qu’il d?t momentan?ment se briser contre la digue du vieux monde! Olivier pr?voyait que la R?volution sociale serait aujourd’hui ?cras?e. Mais il savait aussi qu’elle n’atteindrait pas moins ses fins, par la d?faite que par la victoire: car les oppresseurs ne font droit aux demandes des opprim?s que lorsque ces opprim?s leur font peur. Ainsi, l’injuste violence des r?volutionnaires ne servait pas moins leur cause que la justice de leur cause. L’une et l’autre faisaient partie du plan de la force aveugle et s?re qui m?ne le troupeau humain…

«Consid?rez ce que vous ?tes, vous que le Ma?tre a appel?s. Selon la chair, il n’y a pas parmi vous beaucoup de sages, ni beaucoup de forts, ni beaucoup de nobles. Mais il a choisi les choses folles de ce monde pour confondre les sages, et il a choisi les choses faibles de ce monde pour confondre les forts; et il a choisi les choses viles de ce monde et les choses m?pris?es et celles qui ne sont point pour abolir celles qui sont …»

Cependant, quel que fut le Ma?tre qui gouvernait les choses, – (Raison ou D?raison,) – et bien que l’organisation sociale pr?par?e par le syndicalisme constitu?t pour l’avenir un progr?s relatif, Olivier ne pensait pas qu’il val?t la peine, pour Christophe et pour lui, d’absorber toute leur force d’illusion et de sacrifice dans ce combat terre ? terre, qui n’ouvrirait pas un monde nouveau. Son espoir mystique de la r?volution ?tait d??u. Le peuple n’?tait pas meilleur, et gu?re plus sinc?re que les autres classes; surtout, il n’?tait pas assez diff?rent.

Au milieu du torrent des int?r?ts et des passions boueuses, le regard et le c?ur d’Olivier ?taient attir?s par des ?lots ind?pendants, les petits groupes de vrais croyants, qui ?mergeaient ?a et l?, comme des fleurs sur l’eau. L’?lite a beau vouloir se m?ler ? la foule: elle va toujours ? l’?lite, – l’?lite de toutes les classes et de tous les partis, – ceux qui portent le feu. Et son devoir sacr?, c’est de veiller ? ce que le feu ne s’?teigne point.

Olivier avait d?j? fait son choix.

*

? quelques maisons de la sienne, ?tait une ?choppe de savetier, un peu en contre-bas de la rue, – quelques planches clou?es ensemble, avec des vitres et des carreaux de papier. On y descendait par trois marches, et il fallait baisser le dos pour s’y tenir debout. Il y avait juste la place pour un rayon de savates et deux escabeaux. Tout le jour, on entendait, selon la tradition du savetier classique, le ma?tre de c?ans chanter. Il sifflait, tapait ses semelles, braillait d’une voix enrou?e des gaudrioles et des chansons r?volutionnaires ou interpellait ? travers son bocal les voisines qui passaient. Une pie ? l’aile cass?e, qui se promenait sur le trottoir en sautillant, venait d’une loge de concierge lui rendre visite. Elle se posait sur la premi?re marche, ? l’entr?e de l’?choppe, et regardait le savetier. Il s’interrompait un moment pour lui dire des grivoiseries, d’un ton fl?t?, ou il lui sifflait l’Internationale . Elle restait, le bec lev?, ?coutant gravement; de temps en temps, elle faisait un plongeon, le bec en avant comme pour saluer, elle battait gauchement des ailes pour retrouver son ?quilibre; puis elle virait soudain, plantant l? son interlocuteur au milieu d’une phrase, et d’une aile et d’un aileron s’envolait sur le dossier d’un banc, d’o? elle narguait les chiens du quartier. Alors, le gniaf se remettait ? battre ses empeignes; et la fuite de son auditrice ne l’emp?chait pas de continuer jusqu’au bout le discours interrompu.

Il avait cinquante-six ans, l’air jovial et bourru, de petits yeux rieurs sous d’?normes sourcils, le cr?ne chauve au sommet qui s’?levait comme un ?uf au-dessus d’un nid de cheveux, des oreilles poilues, une gueule noire et br?che-dents qui s’ouvrait comme un puits, dans des acc?s de rire, une barbe hirsute et malpropre, o? il fourrageait ? pleines mains, de ses pinces volumineuses et noires de cirage. Il ?tait connu dans le quartier sous le nom de p?re Feuillet, dit Feuillette, dit papa La Feuillette – on disait La Fayette, pour le faire enrager: car le vieux, en politique, arborait des opinions ?carlates; tout jeune il avait ?t? m?l? ? la Commune, condamn? ? mort, finalement d?port?; il ?tait fier de ses souvenirs et associait dans ses rancunes Badinguet, Gallifet et Foutriquet. Il ?tait assidu aux meetings r?volutionnaires, et enthousiaste de Coquard, pour l’id?al vengeur que celui-ci proph?tisait avec une si belle barbe et une voix de tonnerre. Il ne manquait pas un de ses discours, il buvait ses paroles, riait de ses plaisanteries ? m?choire d?ploy?e, ?cumait de ses invectives, jubilait des combats et du paradis promis. Le lendemain, ? l’?choppe, il relisait dans son journal le r?sum? des discours; il le relisait tout haut, pour lui et pour son apprenti; afin de mieux le savourer, il se le faisait lire et calottait l’apprenti quand il sautait une ligne. Aussi, n’?tait-il pas souvent exact ? livrer l’ouvrage aux dates promises; en revanche, c’?tait de l’ouvrage solide: il usait les pieds, mais il ?tait inusable.

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