Jean-Christophe Tome VIII - Rolland Romain 6 стр.


C?cile rit; et ils chang?rent d’entretien. Non, les joies de la famille n’avaient rien d’enchanteur pour elle, et l’id?e du mariage ne la fascinait point: les hommes ne valaient pas cher. Elle trouvait des avantages ? sa vie ind?pendante: sa m?re avait assez longtemps soupir? apr?s cette libert?; elle n’avait pas envie de la perdre. Le seul r?ve ?veill? qu’elle s’amus?t ? faire, c’?tait – un jour, plus tard, Dieu sait quand! – de vivre ? la campagne. Mais elle ne prenait pas la peine d’imaginer les d?tails de cette vie: elle trouvait fatigant de penser ? quelque chose d’aussi peu certain: il valait mieux dormir, – ou faire sa t?che…

En attendant qu’elle e?t son ch?teau en Espagne, elle louait pendant l’?t?, dans la banlieue de Paris, une maisonnette qu’elle occupait seule avec sa m?re. C’?tait ? vingt minutes, par le train. L’habitation ?tait assez loin de la gare isol?e, au milieu des terrains vagues, que l’on nommait des champs; et C?cile revenait souvent tard, dans la nuit. Mais elle n’avait pas peur; elle ne croyait pas au danger. Elle avait bien un revolver; mais elle l’oubliait toujours ? la maison. D’ailleurs, c’?tait ? peine si elle e?t su s’en servir.

Au cours de ses visites, Christophe la faisait jouer. Il s’amusait de voir sa p?n?tration des ?uvres musicales, surtout quand il l’avait mise, d’un mot, sur le chemin du sentiment ? exprimer. Il s’?tait aper?u qu’elle avait une voix admirable: elle ne s’en doutait point. Il l’obligea ? s’exercer: il lui fit chanter de vieux lieder allemands, ou sa propre musique; elle y prenait plaisir, et faisait des progr?s, qui la surprenaient autant que lui. Elle ?tait merveilleusement dou?e. L’?tincelle musicale ?tait tomb?e, par prodige, sur cette fille de petits bourgeois parisiens, d?nu?s de sentiment artistique. Philom?le – (il la nommait ainsi) – causait parfois de musique, mais toujours d’une fa?on pratique, jamais sentimentale: elle ne semblait s’int?resser qu’? la technique du chant et du piano. Le plus souvent, quand elle ?tait avec Christophe, et qu’ils ne jouaient pas de musique, ils parlaient des sujets les plus bourgeois: m?nage, cuisine, vie domestique. Et Christophe, qui n’e?t pu supporter, une minute, ces conversations avec une bourgeoise, les tenait tout naturellement avec Philom?le.

Ils passaient ainsi des soir?es, en t?te ? t?te, et s’aimaient sinc?rement, d’une affection calme, presque froide. Un soir qu’il ?tait venu d?ner et qu’il s’?tait attard? ? causer, plus que d’habitude, un violent orage ?clata. Quand il voulut partir, pour rejoindre le dernier train, la pluie, le vent faisaient rage; elle lui dit:

– Mais ne vous en allez pas! Vous partirez demain matin.

Il s’installa dans le petit salon, sur un lit improvis?. Une mince cloison le s?parait de la chambre ? coucher de C?cile; les portes ne fermaient pas. Il entendait, de son lit, les craquements de l’autre lit et le souffle tranquille de la jeune femme. Au bout de cinq minutes, elle ?tait endormie; et il ne tarda pas ? faire de m?me, sans que l’ombre d’une pens?e trouble les effleur?t.

Dans le m?me temps, lui venaient d’autres amis inconnus, que commen?ait de lui attirer la lecture de ses ?uvres. La plupart vivaient loin de Paris, ou ? l’?cart, et ne le rencontreraient jamais. Le succ?s, m?me grossier, a ceci de bon: il fait conna?tre l’artiste de milliers de braves gens, qu’il n’e?t jamais atteints sans les stupides articles des journaux. Christophe entra en relations avec quelques-uns d’entre eux. C’?taient des jeunes gens isol?s, menant une vie difficile, aspirant de tout leur ?tre ? un id?al dont ils n’?taient pas s?rs: ils buvaient avidement l’?me fraternelle de Christophe. C’?taient de petites gens de province: apr?s avoir lu ses lieder , ils lui ?crivaient, comme le vieux Schulz, se sentaient unis ? lui. C’?taient des artistes pauvres, – un compositeur, entre autres, – qui ne pouvaient arriver, non seulement au succ?s, mais ? s’exprimer eux-m?mes: ils ?taient tout heureux que leur pens?e se r?alis?t par Christophe. Et les plus chers de tous peut-?tre, – ceux qui lui ?crivaient sans dire leur nom: plus libres ainsi de parler, ils ?panchaient na?vement leur confiance dans le fr?re a?n?, qui leur ?tait un appui. Christophe avait gros c?ur de penser qu’il ne conna?trait jamais ces charmantes ?mes qu’il aurait eu tant de joie ? aimer; et il baisait telle de ces lettres inconnues, comme celui qui l’avait ?crite baisait les lieder de Christophe; et chacun, de son c?t?, pensait:

– Ch?res pages, que vous me faites de bien!

Ainsi se formait autour de lui, suivant le rythme habituel de l’univers, cette petite famille du g?nie, qui se nourrit de lui et qui le nourrit, qui peu ? peu s’?tend, et finit par former une grande ?me collective dont il est le foyer, comme un monde lumineux, une plan?te morale qui gravite dans l’espace, m?lant son ch?ur fraternel ? l’harmonie des sph?res.

? mesure que des liens myst?rieux se tissaient entre Christophe et ses amis invisibles, une r?volution se faisait dans sa pens?e artistique; elle devenait plus large et plus humaine. Il ne voulait plus d’une musique qui f?t un monologue, une parole pour soi seul, encore moins une construction savante pour les seules gens du m?tier. Il voulait qu’elle f?t une communion avec les hommes. Il n’est d’art vital que celui qui s’unit aux autres. Jean-S?bastien Bach, dans ses pires heures d’isolement, ?tait reli? au reste de l’humanit? par la foi religieuse, qu’il exprimait dans son art. Haendel et Mozart, par la force des choses, ?crivaient pour un public, et non pas pour eux seuls. Beethoven lui-m?me dut compter avec la foule. Cela est salutaire. Il est bon que l’humanit? rappelle au g?nie:

– Qu’y a-t-il pour moi dans ton art? S’il n’y a rien, va-t’en!

? cette contrainte, le g?nie gagne, le premier. Certes, il est de grands artistes qui n’expriment que soi. Mais les plus grands de tous sont ceux dont le c?ur bat pour tous. Qui veut voir Dieu vivant, face ? face, doit le chercher, non dans le firmament d?sert de sa pens?e, mais dans l’amour des hommes.

Les artistes d’alors ?taient loin de cet amour. Ils n’?crivaient que pour une ?lite vaniteuse, anarchiste, d?racin?e de la vie sociale, et qui mettait sa gloire ? ne point partager les passions du reste des hommes, ou qui s’en faisait un jeu. La belle gloire de s’amputer de la vie, pour ne pas ressembler aux autres! Que la mort les prenne donc! Nous, allons aux vivants, buvons aux mamelles de la terre, au plus sacr? de nos races, ? leur amour de la famille et du sol. Au si?cle le plus libre, le jeune prince de la Renaissance italienne, Rapha?l, glorifiait la maternit? dans ses Madones transt?v?rines. Qui nous fera aujourd’hui, en musique, une Madone ? la Chaise ? Qui nous fera une musique pour toutes les heures de la vie? Vous n’avez rien, vous n’avez rien en France. Quand vous voulez donner des chants ? votre peuple, vous en ?tes r?duits ? d?marquer la musique des ma?tres allemands du pass?. Tout est ? faire, ou ? refaire, dans votre art, de la base ? la cime…

Christophe correspondait avec Olivier, ? pr?sent install? dans une ville de province. Il t?chait de maintenir, par lettres, leur f?conde collaboration de nagu?re. Il e?t voulu de lui de beaux textes po?tiques, associ?s aux pens?es et aux actes de tous les jours, comme ceux qui font la substance des vieux lieder allemands de jadis. De courts fragments des Livres saints ou des po?mes hindous, des odelettes religieuses ou morales, de petits tableaux de la nature, les ?motions amoureuses ou familiales, la po?sie des matins et des soirs et des nuits, pour les c?urs simples et sains. Quatre ou six vers pour un lied , c’est assez: les expressions les plus simples, pas de d?veloppement savant, pas d’harmonies raffin?es. Qu’ai-je ? faire de vos virtuosit?s d’esth?te? Aimez ma vie, aidez-moi ? l’aimer! ?crivez-moi les Heures de France , mes Grandes et Petites Heures . Et cherchons la phrase m?lodique la plus claire. ?vitons, comme la peste, ce langage artistique, qui n’est plus que l’idiome d’une caste, comme l’est devenue la musique de tant de musiciens d’aujourd’hui. Il faut avoir le courage de parler en homme, non en «artiste». Vois ce qu’ont fait nos p?res. C’est du retour au langage musical de tous qu’est sorti l’art des classiques de la fin du XVIIIe si?cle. Les phrases m?lodiques de Gluck, des cr?ateurs de la symphonie, des premiers ma?tres du lied , sont communes et bourgeoises parfois, compar?es aux phrases raffin?es ou savantes de Jean-S?bastien Bach et de Rameau. C’est ce fond de terroir qui a fait la saveur et la popularit? immense des grands classiques. Ils sont partis des normes musicales les plus simples, du lied , du Singspiel ; ces petites fleurs de la vie quotidienne ont impr?gn? l’enfance d’un Mozart ou d’un Weber. – Faites de m?me! ?crivez des chants pour tous les hommes. L?-dessus, vous ?l?verez ensuite des symphonies. ? quoi sert de br?ler les ?tapes? On ne commence pas la pyramide par le fa?te. Vos symphonies actuelles sont des t?tes sans corps. ? beaux esprits, incarnez-vous! Il faut des g?n?rations patientes de musiciens qui fraternisent avec leur peuple. On ne b?tit pas un art musical en un jour.

Christophe ne limitait pas ses principes ? la musique: il engageait Olivier ? les appliquer ? la litt?rature:

– Les ?crivains d’aujourd’hui s’?vertuent, disait-il, ? d?crire des raret?s humaines, ou bien des types qui n’existent que dans des groupes anormaux, en marge de la grande soci?t? des hommes agissants et sains. Puisqu’ils se sont mis d’eux-m?mes ? la porte de la vie, laisse-les et va o? sont les hommes. Aux hommes de tous les jours, montre la vie de tous les jours: elle est plus profonde et plus vaste que la mer. Le moindre d’entre nous porte en lui l’infini. L’infini est en chaque homme qui a la simplicit? d’?tre un homme, dans l’amant, dans l’ami, dans la femme qui paie de ses douleurs la radieuse gloire du jour de l’enfantement, dans celui qui se sacrifie obscur?ment et dont nul ne saura rien; il est le flot de vie, qui coule de l’un ? l’autre, de l’autre ? l’un… ?cris la simple vie d’un de ces hommes simples, ?cris la tranquille ?pop?e des jours qui se succ?dent, tous semblables et divers, tous fils d’une m?me m?re, depuis le premier jour du monde. ?cris-la simplement. Ne t’inqui?te point des recherches subtiles o? s’?nerve la force des artistes d’aujourd’hui. Tu parles ? tous: use du langage de tous. Il n’est de mots ni nobles, ni vulgaires; il n’est que ceux qui disent ou ne disent pas exactement ce qu’ils ont ? dire. Sois tout entier dans tout ce que tu fais: pense ce que tu penses, et sens ce que tu sens. Que le rythme de ton c?ur emporte tes ?crits! Le style, c’est l’?me.

Olivier approuvait Christophe; mais il r?pondait, avec quelque ironie:

– Une telle ?uvre pourrait ?tre belle; mais elle ne parviendrait jamais ? ceux qui pourraient la lire. La critique l’?toufferait en route.

– Voil? bien mon petit bourgeois fran?ais! r?pliquait Christophe. Il s’inqui?te de ce que la critique pensera de son livre!… Les critiques, mon gar?on, ne sont l? que pour enregistrer la victoire ou la d?faite. Sois seulement vainqueur!… Je me suis pass? d’eux! Apprends ? t’en passer aussi.

Mais Olivier avait appris ? se passer de bien autre chose! Il se passait de l’art, et de Christophe. En ce moment, il ne pensait plus qu’? Jacqueline.

*

Leur ?go?sme d’amour avait fait le vide autour d’eux; il br?lait avec impr?voyance toutes ses ressources ? venir.

Ivresse des premiers temps, o? les ?tres m?l?s ne songent, uniquement, qu’? s’absorber l’un l’autre… De toutes les parcelles de leurs corps et de leurs ?mes, ils se touchent, ils se go?tent, ils cherchent ? se p?n?trer. Ils sont ? eux seuls un univers sans lois, un chaos amoureux, o? les ?l?ments confondus ne savent pas encore ce qui les distingue entre eux, et s’efforcent l’un l’autre de se d?vorer goul?ment. Tous les ravit dans l’autre: l’autre, c’est encore soi. Qu’ont-ils ? faire du monde? Comme l’Androgyne antique, endormi dans son r?ve d’harmonieuse volupt?, leurs yeux sont clos au monde, le monde est tout en eux.

? jours, ? nuits, qui forment un m?me tissu de r?ves, heures qui fuient comme de beaux nuages blancs, et dont rien ne surnage que, dans l’?il ?bloui, un lumineux sillage, souffle ti?de qui nous baigne d’une langueur de printemps, chaleur dor?e des corps, treille d’amour ensoleill?e, chaste impudeur, ?treintes folles, soupirs et rires, heureuses larmes, que reste-t-il de vous, poussi?re de bonheur? ? peine si le c?ur peut se souvenir de vous: car lorsque vous ?tiez, le temps n’existait pas.

Journ?es toutes semblables… Aube douce… De l’ab?me du sommeil, les deux corps enlac?s surgissent ? la fois; les t?tes souriantes, dont l’haleine se m?le, ouvrent les yeux ensemble, se revoient et se baisent… Juv?nile fra?cheur des heures matinales, air virginal o? s’apaise la fi?vre des corps br?lants… Voluptueuse torpeur des jours interminables, au fond desquels bourdonne la volupt? des nuits… Apr?s-midi d’?t?, r?veries dans les champs, sur les pr?s velout?s, sous les bruissantes ?toffes des longs peupliers blancs… R?veries des beaux soirs, quand on revient ensemble, bras et mains enlac?s, sous le ciel lumineux, vers le lit amoureux. Le vent fait frissonner les branches des buissons. Dans le lac clair du ciel flotte le duvet blanc de la lune d’argent. Une ?toile tombe et meurt, – une secousse au c?ur… – un monde souffl? sans bruit. Sur la route, aupr?s d’eux, passent de rares ombres, rapides et muettes. Les cloches de la ville sonnent la f?te du lendemain. Un instant, ils s’arr?tent, elle se serre contre lui, ils restent sans parler… Ah! que la vie reste ainsi, immobile, comme cet instant!… Elle soupire, et dit:

– Pourquoi est-ce que je vous aime tant?…

Apr?s quelques semaines de voyage en Italie, ils s’?taient install?s dans une ville de l’ouest de la France, o? Olivier avait ?t? nomm? professeur. Ils ne voyaient presque personne. Ils ne s’int?ressaient ? rien. Lorsqu’ils ?taient forc?s de faire des visites, cette scandaleuse indiff?rence s’?talait avec un sans-g?ne qui blessait les uns, faisait sourire les autres. Toutes les paroles glissaient sur eux, sans les atteindre. Ils avaient cette gravit? impertinente des jeunes mari?s, qui ont l’air de vous dire:

– Vous autres, vous ne savez rien…

Sur le joli minois absorb?, un peu boudeur, de Jacqueline, dans les yeux heureux et distraits d’Olivier, on pouvait lire:

– Si vous saviez comme vous nous ennuyez!… Quand est-ce que nous serons seuls?

M?me au milieu des autres, ils ne se g?naient pas pour l’?tre. On surprenait leurs regards qui se parlaient par-dessus la conversation. Ils n’avaient pas besoin de se regarder pour se voir; et ils souriaient: car ils savaient qu’ils pensaient aux m?mes choses en m?me temps. Lorsqu’ils se retrouvaient seuls, apr?s quelque contrainte mondaine, ils poussaient des cris de joie et faisaient mille folies d’enfants. Ils avaient huit ans. Ils b?tifiaient en parlant. Ils se nommaient de petits noms drolatiques. Elle l’appelait Olive, Olivet, Olifant, Fanny, Mami, Mime, Minaud, Quinaud, Kaunitz, Cosima, Cobourg, Panot, Nacot, Ponette, Naquet, et Canot. Elle jouait ? la petite fille. Mais elle voulait ?tre tout ? la fois pour lui, tous les amours m?l?s: m?re, s?ur, femme, amoureuse, ma?tresse.

Elle ne se contentait pas de partager ses plaisirs; comme elle se l’?tait promis, elle partageait ses travaux: c’?tait aussi un jeu. Pendant les premiers temps, elle y apporta l’ardeur amus?e d’une femme pour qui le travail ?tait quelque chose de nouveau: on e?t dit qu’elle prenait plaisir aux t?ches les plus ingrates, des copies dans les biblioth?ques, des traductions de livres insipides: cela faisait partie de son plan de vie, tr?s pure et tr?s s?rieuse, tout enti?re consacr?e ? de nobles pensers et labeurs en commun. Et cela fut tr?s bien, tant que l’amour les illumina: car elle ne songeait qu’? lui, et non ? ce qu’elle faisait. Le plus curieux, c’?tait que tout ce qu’elle faisait ainsi ?tait bien fait. Son esprit se jouait sans effort dans des lectures abstraites qu’elle e?t eu peine ? suivre, ? d’autres moments de sa vie; son ?tre ?tait soulev? au-dessus de terre par l’amour; elle ne s’en apercevait pas: telle une somnambule qui marche sur les toits, elle poursuivait tranquillement, sans rien voir, son r?ve grave et riant…

Et puis, elle commen?a de voir les toits; et cela ne l’inqui?ta point; mais elle se demanda ce qu’elle faisait dessus, et elle rentra chez elle. Le travail l’ennuya. Elle se persuada que son amour en ?tait g?n?. Sans doute parce que son amour ?tait d?j? moins vif. Mais il n’en paraissait rien. Ils ne pouvaient plus se passer un instant l’un de l’autre. Ils se mur?rent au monde, ils condamn?rent leur porte, ils n’accept?rent plus aucune invitation. Ils ?taient jaloux de l’affection des autres, de leurs occupations m?me, de tout ce qui les distrayait de leur amour. La correspondance avec Christophe s’espa?a. Jacqueline ne l’aimait pas: il ?tait un rival, il repr?sentait toute une part du pass? d’Olivier, o? elle n’?tait point; et plus il avait tenu de place dans la vie d’Olivier, plus elle cherchait, d’instinct, ? la lui voler. Sans calcul de sa part, elle d?tachait sourdement Olivier de l’ami; elle ironisait les mani?res de Christophe, sa figure, ses fa?ons d’?crire, ses projets artistiques; elle n’y mettait aucune m?chancet?, aucune rouerie: la bonne nature s’en chargeait pour elle. Olivier s’amusait de ses remarques; il n’y voyait pas malice; il croyait aimer toujours autant Christophe; mais ce n’?tait plus que sa personne qu’il aimait: ce qui est peu en amiti?; il ne s’apercevait pas que peu ? peu il cessait de le comprendre, il se d?sint?ressait de sa pens?e, de cet id?alisme h?ro?que, en qui ils avaient ?t? unis… L’amour est pour un jeune c?ur une douceur trop forte; aupr?s de lui, quelle autre foi peut tenir? Le corps de la bien-aim?e, son ?me que l’on cueille sur cette chair sacr?e, sont toute science et toute foi. De quel sourire de piti? on regarde ce qu’adorent les autres, ce que soi-m?me jadis on adora! De la puissante vie et de son ?pre effort, on ne voit plus que la fleur d’un instant, que l’on croit immortelle… L’amour absorbait Olivier. Au d?but, son bonheur avait encore la force de s’exprimer en de gracieuses po?sies. Puis, cela m?me lui sembla vain: temps vol? ? l’amour! Et Jacqueline, comme lui, s’acharnait ? d?truire toute autre raison de vivre, ? tuer l’arbre de vie sans le support duquel meurt le lierre d’amour. Ainsi, ils s’annihil?rent tous deux dans le bonheur.

H?las! on s’accoutume si vite au bonheur! Quand le bonheur ?go?ste est le seul but ? la vie, la vie est bient?t sans but. Il devient une habitude, une intoxication, on ne peut plus s’en passer. Et comme il faut bien qu’on s’en passe!… Le bonheur est un moment du rythme universel, un des p?les entre lesquels oscille le balancier de la vie: pour arr?ter le balancier, il faudrait le briser…

Ils connurent «cet ennui du bien-?tre, qui fait extravaguer la sensibilit? ». Les douces heures se ralentirent, s’alanguirent, ?tiol?es, comme des fleurs sans eau. Le ciel ?tait toujours aussi bleu; mais ce n’?tait plus l’air l?ger du matin. Tout ?tait immobile; la nature se taisait. Ils ?taient seuls, comme ils l’avaient d?sir?. – Et leur c?ur se serra.

Un sentiment ind?finissable de vide, un vague ennui non sans charme, leur apparut. Ils ne savaient ce que c’?tait; ils ?taient obscur?ment inquiets. Ils devenaient impressionnables, d’une fa?on maladive. Leurs nerfs, tendus aux ?coutes du silence, fr?missaient comme des feuilles au moindre choc impr?vu de la vie. Jacqueline avait des larmes, sans raison de pleurer; et bien qu’elle voul?t le croire, ce n’?tait plus l’amour seul qui les faisait couler. Au sortir des ann?es ardentes et tourment?es qui avaient pr?c?d? le mariage, l’arr?t brusque de ses efforts devant le but atteint, – atteint et d?pass?, – l’inutilit? subite de toute action nouvelle – et peut-?tre de toute action pass?e – la jetaient dans un d?sarroi, qu’elle ne pouvait s’expliquer et qui l’atterrait. Elle n’en convenait point; elle l’attribuait ? une fatigue nerveuse, elle affectait d’en rire; mais son rire n’?tait pas moins inquiet que ses larmes. Bravement, elle essaya de se remettre au travail. D?s les premi?res tentatives, elle ne comprit m?me plus comment elle avait ?t? capable de s’int?resser ? des t?ches aussi stupides: elle les ?carta avec d?go?t. Elle fit un effort pour renouer des relations sociales: elle ne r?ussit pas davantage; le pli ?tait pris, elle avait perdu l’habitude des gens et des paroles m?diocres, auxquelles la vie oblige: elle les trouva grotesques; et elle se rejeta dans son isolement ? deux, cherchant ? se persuader, par ces ?preuves malheureuses, qu’il n’y avait d?cid?ment de bon que l’amour. Et, pendant quelque temps, elle sembla en effet plus amoureuse que jamais. Mais c’?tait qu’elle voulait l’?tre.

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