Jean-Christophe Tome VIII - Rolland Romain 5 стр.


– N’en dis pas tant de mal, papa; cela te g?nerait plus tard, si je voulais l’?pouser.

M. Langeais poussa les hauts cris; il la traita de folle. Bon moyen pour qu’elle le dev?nt tout ? fait! Il d?clara qu’elle n’?pouserait jamais Olivier. Elle d?clara qu’elle l’?pouserait. Le voile se d?chira. Il d?couvrit qu’il ne comptait plus pour elle. Son ?go?sme paternel en fut indign?. Il jura qu’Olivier et Christophe ne remettraient plus les pieds chez lui. Jacqueline s’exasp?ra; et un beau matin, Olivier, ouvrant sa porte, vit entrer en coup de vent la jeune fille, p?le et d?cid?e, qui lui dit:

– Enlevez-moi! Mes parents ne veulent pas. Moi, je veux. Compromettez-moi.

Olivier, effar?, mais touch?, n’essayait pas de discuter. Heureusement, Christophe ?tait l?. Il ?tait le moins raisonnable, ? l’ordinaire. Il les raisonna. Il montra quel scandale s’en suivrait, et comme ils en souffriraient. Jacqueline, mordant sa l?vre avec col?re, dit:

– Eh bien, nous nous tuerons apr?s.

Loin d’effrayer Olivier, ce fut une raison pour le d?cider. Christophe n’eut pas peu de peine ? obtenir des deux fous quelque patience: avant d’en venir aux moyens d?sesp?r?s, il fallait essayer des autres: que Jacqueline rentr?t chez elle; lui, irait voir M. Langeais, et plaider leur cause.

Singulier avocat! Aux premiers mots qu’il dit, M. Langeais faillit le mettre ? la porte; puis, le ridicule de la situation le frappa, et il s’en amusa. Peu ? peu, le s?rieux de son interlocuteur, son honn?tet?, sa conviction s’imposaient; toutefois, il n’en voulait pas convenir, et continuait ? lui d?cocher des remarques ironiques. Christophe feignait de ne pas entendre; mais, ? certaines fl?ches plus cuisantes, il s’arr?tait, il se h?rissait en silence; puis il reprenait. ? un moment, il posa son poing sur la table, qu’il martela, et dit:

– Je vous prie de croire que la visite que je fais ne m’amuse gu?re: je dois me faire violence pour ne pas relever certaines de vos paroles; mais j’estime que j’ai le devoir de vous parler; et je parle. Oubliez-moi, comme je m’oublie, et pesez ce que je dis.

M. Langeais ?couta; et quand il entendit parler du projet de suicide, il haussa les ?paules et fit semblant de rire; mais il fut remu?. Il ?tait trop intelligent pour traiter de plaisanterie une pareille menace; il savait qu’il faut compter avec l’insanit? des filles amoureuses. Jadis, une de ses ma?tresses, une fille rieuse et douillette, qu’il jugeait incapable d’ex?cuter sa forfanterie, s’?tait tir? sous ses yeux un coup de revolver; elle n’en ?tait pas morte, sur-le-champ; il revoyait la sc?ne… Non, l’on n’est s?r de rien, avec ces folles. Il eut un serrement de c?ur… «Elle le veut? Eh bien, soit, tant pis pour elle, la sotte!…» Certes, il aurait pu user de diplomatie, feindre de consentir, gagner du temps, d?tacher doucement Jacqueline d’Olivier. Mais pour cela, il e?t fallu se donner plus de peine qu’il ne pouvait ou ne voulait. Et puis, il ?tait faible; et le seul fait qu’il e?t dit violemment: «Non!» ? Jacqueline, l’inclinait maintenant ? dire: «Oui.» Apr?s tout, que sait-on de la vie? Cette petite avait peut-?tre raison. La grande affaire, c’est de s’aimer. M. Langeais n’ignorait pas qu’Olivier ?tait un gar?on s?rieux, qui peut-?tre avait du talent… Il donna son consentement.

Le soir avant le mariage, les deux amis veill?rent ensemble, une partie de la nuit. Ils ne voulaient rien perdre de ces derni?res heures d’un cher pass?. – Mais c’?tait du pass?, d?j?. Comme ces tristes adieux, sur le quai d’une gare, quand l’attente se prolonge avant le d?part du train: on s’obstine ? rester, ? regarder, ? parler. Mais le c?ur n’est plus l?; l’ami est d?j? parti… Christophe essayait de causer. Il s’arr?ta, au milieu d’une phrase, voyant les yeux distraits d’Olivier, et dit, avec un sourire:

– Tu es d?j? loin!

Olivier s’excusa, confus. Il ?tait triste de se laisser distraire de ces derniers instants d’intimit?. Mais Christophe lui serra la main:

– Va, ne te contrains pas. Je suis heureux. R?ve, mon petit.

Ils rest?rent ? la fen?tre, accoud?s l’un pr?s de l’autre, regardant le jardin dans la nuit. Apr?s quelque temps, Christophe dit ? Olivier:

– Tu te sauves de moi? Tu crois que tu vas m’?chapper? Tu penses ? ta Jacqueline. Mais je vais bien t’attraper. Moi aussi, je pense ? elle.

– Mon pauvre vieux, dit Olivier, et moi qui pensais ? toi! Et m?me…

Il s’arr?ta.

Christophe acheva sa phrase, en riant:

– … Et m?me qui me donnais tant de mal pour cela!…

Christophe s’?tait fait beau, presque ?l?gant, pour la c?r?monie. Il n’y avait pas de mariage religieux: ni Olivier, indiff?rent, ni Jacqueline, r?volt?e, n’en avaient voulu. Christophe avait ?crit pour la mairie un morceau symphonique; mais au dernier moment, il y renon?a, apr?s s’?tre rendu compte de ce qu’est un mariage civil: il trouvait cette c?r?monie ridicule. Il faut, pour y croire, ?tre bien d?pourvu de foi et de libert?, tout ensemble. Quand un vrai catholique se donne la peine de devenir libre penseur, ce n’est pas pour se faire d’un fonctionnaire de l’?tat civil un pr?tre. Entre Dieu et la libre conscience, il n’est aucune place pour une religion de l’?tat. L’?tat enregistre, il ne lui appartient pas d’unir.

Le mariage d’Olivier et de Jacqueline n’?tait point fait pour inspirer ? Christophe le regret de sa d?termination. Olivier ?coutait d’un air d?tach?, ironique, le maire qui flagornait lourdement le jeune couple, la famille riche, et les t?moins d?cor?s. Jacqueline n’?coutait pas; et furtivement elle tirait la langue ? Simone Adam, qui l’?piait; elle avait pari? avec elle que «cela ne lui ferait rien du tout» de se marier, et elle ?tait en train de gagner: ? peine si elle songeait que c’?tait elle qui se mariait; cette pens?e l’amusait. Les autres posaient pour la galerie; et la galerie lorgnait. M. Langeais paradait; si sinc?re que f?t son affection pour sa fille, sa principale pr?occupation ?tait de noter les gens, et de se demander s’il n’avait pas fait d’oublis dans sa liste de faire-part. Seul, Christophe ?tait ?mu; il ?tait ? lui seul, les parents, les mari?s, et le maire; il couvait des yeux Olivier, qui ne le regardait point.

Le soir, le jeune couple partit pour l’Italie. Christophe et M. Langeais les accompagn?rent ? la gare. Ils les voyaient joyeux, sans regrets, ne cachant point leur impatience d’?tre d?j? partis. Olivier avait l’air d’un adolescent, et Jacqueline d’une petite fille… Tendre m?lancolie de ces d?parts! Le p?re est triste de voir sa petite emmen?e par un ?tranger, et pourquoi!… et pour toujours loin de lui. Mais eux n’?prouvent qu’un sentiment de d?livrance enivr?e. La vie n’a plus d’entraves; plus rien ne les arr?te; ils se croient arriv?s au fa?te: on peut mourir maintenant, on a tout, on ne craint rien… Ensuite, on voit que ce n’?tait qu’une ?tape. La route reprend, et tourne autour de la montagne; et bien peu arrivent ? la seconde ?tape…

Le train les emporta dans la nuit. Christophe et M. Langeais revinrent ensemble. Christophe dit, avec malice:

– Nous voici veufs!

M. Langeais se mit ? rire. Ils se dirent au revoir, et chacun alla de son c?t?. Ils avaient de la peine. Mais c’?tait un m?lange de tristesse et de douceur. Seul, dans sa chambre, Christophe pensait:

– Le meilleur de moi-m?me est heureux.

Rien ne fut chang? ? la chambre d’Olivier. Il avait ?t? convenu entre les deux amis que jusqu’au retour d’Olivier et ? sa nouvelle installation, ses meubles et ses souvenirs resteraient chez Christophe. Il ?tait encore pr?sent. Christophe consid?ra le portrait d’Antoinette, il le pla?a sur sa table, et il lui dit:

– Petite, es-tu contente?

*

Il ?crivait souvent, – un peu trop, – ? Olivier. Il en recevait peu de lettres, distraites, et peu ? peu lointaines d’esprit. Il en ?tait d??u; mais il se persuadait que cela devait ?tre ainsi; il n’avait pas d’inqui?tude pour l’avenir de leur amiti?.

La solitude ne lui pesait point. Loin de l?: il n’en avait pas assez, pour son go?t. Il commen?ait ? souffrir de la protection du Grand Journal . Ars?ne Gamache avait une tendance ? croire qu’il poss?dait un droit de propri?t? sur les gloires qu’il s’?tait donn? la peine de d?couvrir: il lui semblait naturel que ces gloires fussent associ?es ? la sienne, comme Louis XIV groupait autour de son tr?ne Moli?re, Le Brun, et Lulli. Christophe trouvait que l’auteur de l’Hymne ? ?gir n’?tait pas plus imp?rialement encombrant pour l’art que son patron du Grand Journal . Car le journaliste, qui ne s’y connaissait pas plus que l’empereur, n’en avait pas moins que lui des opinions arr?t?es sur l’art; ce qu’il n’aimait point, il n’en tol?rait point l’existence: il le d?cr?tait mauvais et pernicieux; et il le ruinait, dans l’int?r?t public. Spectacle grotesque et redoutable que celui de ces brasseurs d’affaires, mal d?grossis, sans culture, qui pr?tendaient, par l’argent et la presse, r?gner non seulement sur la politique, mais sur l’esprit, et lui offraient une niche avec un collier et la p?t?e, ou pouvaient, sur son refus, lancer sur lui les milliers d’imb?ciles, dont ils avaient fait leur meute! – Christophe n’?tait pas homme ? se laisser morig?ner. Il trouva fort mauvais qu’un ?ne se perm?t de lui dire ce qu’il devait faire et ce qu’il ne devait pas faire, en musique; et il lui donna ? entendre que l’art exigeait plus de pr?paration que la politique. Il d?clina aussi, sans pr?cautions oratoires, l’offre de mettre en musique un inepte livret, dont l’auteur ?tait un des premiers commis du journal, et que le patron recommandait. Cela jeta un premier froid dans ses relations avec Gamache.

Christophe n’en fut pas f?ch?. ? peine sorti de l’obscurit?, il aspirait ? y rentrer. Il se trouvait «expos? ? ce grand jour, o? l’on se perd dans les autres ». Trop de gens s’occupaient de lui. Il m?ditait ces paroles de G?the:

«Lorsqu’un ?crivain s’est fait remarquer par un ouvrage de m?rite, le public cherche ? l’emp?cher d’en produire un second… Le talent qui se recueille est malgr? lui tra?n? dans le tumulte au monde, parce que chacun croit qu’il pourra s’en approprier une parcelle.»

Il ferma sa porte, et, dans sa maison, se rapprocha de quelques vieux amis. Il revit le m?nage des Arnaud, qu’il avait un peu n?glig?s. Mme Arnaud, qui vivait seule une partie de la journ?e, avait du temps pour songer aux chagrins des autres. Elle pensait au vide qu’avait d? faire chez Christophe le d?part d’Olivier; et elle surmonta sa timidit? pour l’inviter ? d?ner. Si elle e?t os?, elle lui e?t offert de venir de temps ? temps faire la revue de son m?nage; mais la hardiesse lui manqua; et ce fut mieux sans doute: car Christophe n’aimait point qu’on s’occup?t de lui. Mais il accepta l’invitation ? d?ner, et il prit l’habitude de venir r?guli?rement le soir, chez les Arnaud.

Il trouva le petit m?nage toujours aussi uni, dans la m?me atmosph?re de tendresse endolorie, plus grise, encore qu’auparavant. Arnaud passait par une p?riode de d?pression morale, caus?e par l’usure de sa vie de professeur, – cette vie de labeur lassant, qui se r?p?te chaque jour, identique ? la veille, comme une roue qui tourne sur place, sans s’arr?ter jamais, sans avancer jamais. Malgr? sa patience, le brave homme traversait une crise de d?couragement. Il s’affectait de certaines injustices, il trouvait son d?vouement inutile. Mme Arnaud le r?confortait, avec de bonnes paroles; elle semblait toujours aussi paisible: mais elle s’?tiolait. Christophe, devant elle, f?licitait Arnaud d’avoir une femme aussi raisonnable.

– Oui, disait Arnaud, c’est une bonne petite; rien ne la trouble. Elle a de la chance: et moi aussi. Si elle avait souffert de notre vie, je crois que j’aurais ?t? perdu.

Mme Arnaud rougissait, se taisait. Puis, de sa voix pos?e, elle parlait d’autre chose. – Les visites de Christophe produisaient leur bienfait ordinaire; elles portaient la lumi?re; et lui, de son c?t?, avait plaisir ? se r?chauffer ? ces c?urs excellents.

Une autre amie lui vint. Ou plut?t, il l’alla chercher: car, tout en d?sirant le conna?tre, elle n’e?t pas fait l’effort de venir le trouver. Vingt-cinq ans, musicienne, premier prix de piano au Conservatoire: elle se nommait C?cile Fleury. Courte de taille, assez trapue, elle avait les sourcils ?pais, de beaux yeux larges, au regard humide, le nez petit et gros, au bout relev?, un peu rouge, en bec de canard, des l?vres grosses, bonnes et tendres, le menton ?nergique, solide, gras, le front point haut, mais large. Les cheveux roul?s sur la nuque en chignon abondant. Des bras forts, et des mains de pianiste, grandes, au pouce ?cart?, aux bouts carr?s. De l’ensemble de sa personne se d?gageait une impression de s?ve lourde, de sant? rustique. Elle vivait avec sa m?re, qu’elle ch?rissait: bonne femme, qui ne s’int?ressait nullement ? la musique, mais qui en parlait, ? force d’en entendre parler, et qui ?tait au courant de tout ce qui se passait dans Musicopolis. Elle avait une vie m?diocre, donnait des le?ons tout le jour, et parfois des concerts, dont personne ne rendait compte. Elle rentrait tard, ? pied, ou par l’omnibus, ext?nu?e, de bonne humeur; et elle faisait vaillamment ses gammes et ses chapeaux, causant beaucoup, aimant rire, et chantant pour un rien.

Elle n’avait pas ?t? g?t?e par la vie. Elle savait le prix d’un peu de bien-?tre qu’on a gagn? par ses propres efforts, la joie des petits plaisirs, des petits progr?s imperceptibles dans sa situation ou dans son talent. Oui, si seulement elle gagnait cinq francs de plus, ce mois-ci, que le mois pr?c?dent, ou si elle r?ussissait enfin ce passage de Chopin, qu’elle s’?vertuait ? jouer depuis des semaines, – elle ?tait contente. Son travail, qui n’?tait pas excessif, r?pondait exactement ? ses aptitudes, et la soulageait comme une hygi?ne raisonnable. Jouer, chanter, donner des le?ons lui procurait une agr?able sensation d’activit? satisfaite, normale et r?guli?re, en m?me temps qu’une aisance moyenne et un succ?s tranquille. Elle avait un solide app?tit, mangeait bien, dormait bien, et n’?tait jamais malade.

D’esprit droit, sens?, modeste, parfaitement ?quilibr?, elle ne se tourmentait de rien: car elle vivait dans le moment pr?sent, sans se soucier de ce qu’il y avait avant et de ce qu’il y aurait apr?s. Et comme elle ?tait bien portante, comme sa vie semblait ? l’abri des surprises du sort, elle se trouvait presque toujours heureuse. Elle avait plaisir ? ?tudier son piano, comme ? faire son m?nage, ou ? en causer, ou ? ne rien faire. Elle savait vivre, non pas au jour le jour, – (elle ?tait ?conome et pr?voyante) – mais minute par minute. Nul id?alisme ne la travaillait; ou, si elle en avait un, il ?tait bourgeois, tranquillement diffus dans tous ses actes et toutes ses pens?es; il consistait ? aimer paisiblement ce qu’elle faisait, quoi qu’elle f?t. Elle allait ? l’?glise, le dimanche; mais le sentiment religieux ne tenait presque aucune place dans sa vie. Elle admirait les exalt?s, comme Christophe, qui ont une foi, ou un g?nie; mais elle ne les enviait pas: qu’est-ce qu’elle aurait pu faire de leur inqui?tude et de leur g?nie?

Comment donc pouvait-elle sentir leur musique? Elle aurait eu peine ? l’expliquer. Mais ce qu’elle savait, c’est qu’elle la sentait. Sa sup?riorit? sur les autres virtuoses ?tait dans son robuste ?quilibre physique et moral; en cette abondance de vie, sans passions personnelles, les passions ?trang?res trouvaient un sol riche o? fleurir. Elle n’en ?tait point troubl?e. Ces terribles passions, qui avaient rong? l’artiste, elle les traduisait dans toute leur ?nergie, sans ?tre atteinte par leur poison; elle n’en ressentait que la force, et la bonne fatigue qui suivait. Quand c’?tait fini, elle ?tait en sueur, ?puis?e; elle souriait tranquillement: elle ?tait contente.

Christophe, qui l’entendit un soir, fut frapp? par son jeu. Il alla lui serrer la main, apr?s le concert. Elle en fut reconnaissante: il y avait peu de monde au concert, et elle n’?tait pas blas?e sur les compliments. Comme elle n’avait eu ni l’habilet? de s’enr?ler dans une coterie musicale, ni la rouerie d’enr?ler ? sa suite une troupe d’adorateurs, comme elle ne cherchait ? se singulariser, ni par quelque exag?ration de technique, ni par une interpr?tation fantaisiste des ?uvres consacr?es, ni en s’arrogeant la propri?t? exclusive de tel ou tel grand ma?tre, de Jean-S?bastien Bach ou de Beethoven, comme elle n’avait point de th?orie sur ce qu’elle jouait, mais se contentait de jouer tout bonnement ce qu’elle sentait, – nul ne faisait attention ? elle, et les critiques l’ignoraient: car personne ne leur avait dit qu’elle jouait bien; et ils ne l’eussent pas trouv?, d’eux-m?mes.

Christophe revit souvent C?cile. Cette forte et calme fille l’attirait comme une ?nigme. Elle ?tait vigoureuse et apathique. Dans son indignation qu’elle ne f?t pas plus connue, il lui proposa de faire parler d’elle par ses amis du Grand Journal . Mais quoi qu’elle f?t bien aise qu’on la lou?t, elle le pria de ne faire aucune d?marche. Elle ne voulait pas lutter, se donner de peine, exciter de jalousies; elle voulait rester en paix. On ne parlait pas d’elle: tant mieux! Elle ?tait sans envie, et la premi?re ? s’extasier sur la technique des autres virtuoses. Ni ambition, ni d?sirs. Elle ?tait bien trop paresseuse d’esprit! Quand elle n’?tait pas occup?e d’un objet imm?diat et pr?cis, elle ne faisait rien, rien; elle ne r?vait m?me pas; la nuit, dans son lit, elle dormait, ou ne pensait ? rien. Elle n’avait pas cette hantise maladive du mariage, qui empoisonne la vie des filles qui tremblent de coiffer Sainte-Catherine. Quand on lui demandait si elle n’aimerait pas ? avoir un bon mari:

– Tiens donc! disait-elle, pourquoi pas cinquante mille livres de rentes? Il faut prendre ce qu’on a. Si on vous l’offre, tant mieux! Sinon, on s’en passera. Ce n’est pas une raison parce qu’on n’a pas de g?teau, pour ne pas trouver bon le bon pain. Surtout quand on en a mang? longtemps qui ?tait dur!

– Et encore, disait la m?re, il y a bien des gens qui n’en mangent pas tous les jours!

C?cile avait des raisons pour se d?fier des hommes. Son p?re, mort depuis quelques ann?es, ?tait faible et paresseux; il avait fait beaucoup de tort ? sa femme et aux siens. Elle avait aussi un fr?re qui avait mal tourn?; on ne savait trop ce qu’il devenait; de loin en loin il reparaissait, pour demander de l’argent; on le craignait, on avait honte, on avait peur de ce qu’on pourrait apprendre sur lui, d’un jour ? l’autre; et pourtant, on l’aimait. Christophe le rencontra, une fois. Il ?tait chez C?cile: on sonna; la m?re alla ouvrir. Une conversation s’?leva dans la pi?ce ? c?t?, avec des ?clats de voix. C?cile, qui semblait troubl?e, sortit ? son tour, et laissa Christophe seul. La discussion continuait, et la voix ?trang?re se faisait mena?ante: Christophe crut de son devoir d’intervenir: il ouvrit la porte. Il eut ? peine le temps d’entrevoir un homme jeune et un peu contrefait, qui lui tournait le dos: C?cile se jeta vers Christophe, et le supplia de rentrer. Elle rentra avec lui; ils s’assirent en silence. Dans la chambre voisine, le visiteur cria encore, pendant quelques minutes, puis partit, en faisant claquer la porte Alors, C?cile eut un soupir, et elle dit ? Christophe:

– Oui… c’est mon fr?re.

Christophe comprit:

– Ah! dit-il… Je sais… Moi aussi, j’en ai un…

C?cile lui prit la main, avec une commis?ration affectueuse:

– Vous aussi?

– Oui, fit-il… Ce sont les joies de la famille.

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