On essaya de le relancer dans la discussion; mais il fron?a les sourcils, et il ne broncha plus, les coudes sur la table, honteux et irrit?. Il ne desserra plus les dents jusqu’? la fin du d?ner; si ce n’est pour manger et pour boire. Il buvait ?norm?ment, au contraire de ces Fran?ais, qui touchaient ? peine ? leurs vins. Son voisin l’y encourageait malignement, et remplissait son verre, qu’il vidait sans y penser. Mais, quoiqu’il ne f?t pas habitu? ? ces exc?s de table, surtout apr?s les semaines de privations qu’il venait de passer, il tint bon et ne donna pas le spectacle ridicule que les autres esp?raient. Il restait absorb?; on ne faisait plus attention ? lui: on pensait qu’il ?tait assoupi par le vin. En outre de la fatigue qu’il avait ? suivre une conversation fran?aise, il ?tait las de n’entendre parler que de litt?rature, – acteurs, auteurs, ?diteurs, bavardages de coulisses ou d’alc?ves litt?raires: ? cela se r?duisait le monde! Au milieu de ces figures nouvelles et de ce bruit de paroles, il ne parvenait ? fixer en lui ni une physionomie, ni une pens?e. Ses yeux de myope, vagues et absorb?s, faisaient le tour de la table lentement, se posant sur les gens et ne semblant pas les voir. Il les voyait pourtant mieux que quiconque; mais il n’en avait pas conscience. Son regard n’?tait point comme celui de ces Parisiens et de ces Juifs, qui happe ? coups de bec des lambeaux d’objets, menus, menus, menus, et les d?p?ce en un instant. Il s’impr?gnait longuement, en silence, des ?tres, comme une ?ponge; et il les emportait. Il lui semblait n’avoir rien vu, et ne se souvenir de rien. Longtemps apr?s, – des heures, souvent des jours, – lorsqu’il ?tait seul et regardait en lui, il s’apercevait qu’il avait tout rafl?.
Pour l’instant, il n’avait l’air que d’un lourdaud d’Allemand, qui s’empiffrait de mangeaille, attentif seulement ? ne pas perdre une goul?e. Et il ne distinguait rien, sinon qu’en ?coutant les convives s’interpeller par leurs noms, il se demandait, avec une insistance d’ivrogne, pourquoi tant de ces Fran?ais avaient des noms ?trangers: flamands, allemands, juifs, levantins, anglo ou hispano-am?ricains…
Il ne s’aper?ut pas que l’on se levait de table. Il restait seul assis; et il r?vait des collines rh?nanes, des grands bois, des champs labour?s, des prairies au bord de l’eau, de la vieille maman. Quelques convives causaient encore, debout, ? l’autre bout de la salle. La plupart ?taient d?j? partis. Enfin il se d?cida, se leva, ? son tour, et, ne regardant personne, il alla chercher son manteau et son chapeau accroch?s ? l’entr?e. Apr?s les avoir mis, il partait sans dire bonsoir, quand, par l’entreb?illement d’une porte, il aper?ut dans un cabinet voisin un objet qui le fascina: un piano. Il y avait plusieurs semaines qu’il n’avait touch? ? un instrument de musique. Il entra, caressa amoureusement les touches, s’assit, et, son chapeau sur la t?te, son manteau sur le dos, il commen?a de jouer. Il avait parfaitement oubli? o? il ?tait. Il ne remarqua point que deux personnes se glissaient dans la pi?ce pour l’entendre. L’une ?tait Sylvain Kohn, passionn? de musique, – Dieu sait pourquoi! car il n’y comprenait rien, et il aimait autant la mauvaise que la bonne. L’autre ?tait le critique musical, Th?ophile Goujart. Celui-l? – (c’?tait plus simple,) – ne comprenait ni n’aimait la musique; mais cela ne le g?nait point pour en parler. Au contraire: il n’y a pas d’esprits plus libres que ceux qui ne savent point ce dont ils parlent: car il leur est indiff?rent d’en dire une chose plut?t qu’une autre.
Th?ophile Goujart ?tait un gros homme, r?bl? et muscl?, la barbe noire, de lourds accroche-c?ur sur le front, un front qui se fron?ait de grosses rides inexpressives, une figure mal ?quarrie, comme grossi?rement sculpt?e dans du bois, les bras courts, les jambes courtes, une grasse poitrine: une sorte de marchand de bois, ou de portefaix auvergnat. Il avait des mani?res vulgaires et le verbe arrogant. Il ?tait entr? dans la musique par la politique, qui, dans ce temps-l?, en France, ?tait le seul moyen d’arriver. Il s’?tait attach? ? la fortune d’un ministre de sa province, dont il s’?tait d?couvert vaguement parent ou alli?, – quelque fils «du b?tard de son apothicaire». – Les ministres ne sont pas ?ternels. Quand le sien avait paru pr?s de sombrer, Th?ophile Goujart avait abandonn? le bateau, apr?s en avoir emport? tout ce qu’il pouvait prendre, notamment des d?corations: car il aimait la gloire. Las de la politique, o? depuis quelque temps il commen?ait ? recevoir, pour le compte de son patron, et m?me pour le sien, quelques coups assez rudes, il avait cherch?, ? l’abri des orages, une situation de tout repos, o? il pourrait ennuyer les autres, sans ?tre ennuy? lui-m?me. La critique ?tait tout indiqu?e. Justement, une place de critique musical ?tait vacante dans un des grands journaux parisiens. Le titulaire, un jeune compositeur de talent, avait ?t? cong?di?, parce qu’il s’obstinait ? dire ce qu’il pensait des ?uvres et des auteurs. Goujart ne s’?tait jamais occup? de musique, et il ne savait rien: on le choisit sans h?siter. On en avait assez des gens comp?tents; au moins, avec Goujart, on n’avait rien ? craindre; il n’attachait pas une importance ridicule ? ses opinions; toujours aux ordres de la direction, et pr?t ? en faire passer les ?reintements et les r?clames. Qu’il ne f?t pas musicien, c’?tait une consid?ration secondaire. La musique, chacun en sait assez en France. Goujart avait vite acquis la science indispensable. Le moyen ?tait simple: il s’agissait, aux concerts, de prendre pour voisin quelque bon musicien, si possible un compositeur, et de lui faire dire ce qu’il pensait des ?uvres qu’on jouait. Au bout de quelques mois de cet apprentissage, on connaissait le m?tier: l’oison pouvait voler. ? la v?rit?, ce n’?tait pas comme un aigle; et Dieu sait les sottises que Goujart d?posait dans sa feuille, avec autorit?! Il ?coutait et lisait ? tort et ? travers, embrouillait tout dans sa lourde cervelle, et faisait arrogamment la le?on aux autres; il ?crivait dans un style pr?tentieux, bariol? de calembours, et lard? de p?dantismes agressifs; il avait une mentalit? de pion de coll?ge. Parfois, de loin en loin, il s’?tait attir? de cruelles ripostes: dans ces cas-l?, il faisait le mort, et se gardait bien de r?pondre. Il ?tait ? la fois un gros finaud et un grossier personnage, insolent ou plat, selon les circonstances. Il faisait des courbettes aux chers ma?tres, pourvus d’une situation ou d’une gloire officielle: (c’?tait le seul moyen qu’il e?t d’?valuer s?rement le m?rite musical.) Il traitait d?daigneusement les autres, et exploitait les fam?liques. – Ce n’?tait pas une b?te.
Malgr? l’autorit? acquise et sa r?putation, dans son for int?rieur il savait qu’il ne savait rien en musique et il avait conscience que Christophe s’y connaissait tr?s bien. Il se serait gard? de le dire; mais cela lui en imposait. – Et maintenant, il ?coutait Christophe, qui jouait; et il s’?vertuait ? comprendre, l’air absorb?, profond, ne pensant ? rien; il ne voyait goutte dans ce brouillard de notes, et il hochait la t?te en connaisseur, mesurant ses signes d’approbation sur les clignements d’yeux de Sylvain Kohn, qui avait grand peine ? rester tranquille.
Enfin, Christophe dont la conscience ?mergeait peu ? peu des fum?es du vin et de la musique, se rendit compte vaguement de la pantomime qui avait lieu derri?re son dos; et, se tournant, il vit les deux amateurs. Ils se jet?rent aussit?t sur lui, et lui secou?rent les mains avec ?nergie, – Sylvain Kohn glapissant qu’il avait jou? comme un dieu, Goujart affirmant d’un air doctoral qu’il avait la main gauche de Rubinstein et la main droite de Paderewski – (? moins que ce ne f?t le contraire). – Ils s’accordaient tous deux ? d?clarer qu’un tel talent ne devrait pas rester sous le boisseau, et ils s’engag?rent ? le mettre en valeur. Pour commencer, tous deux comptaient bien en tirer pour eux-m?mes tout l’honneur et le profit possibles.
D?s le lendemain, Sylvain Kohn invita Christophe ? venir chez lui, mettant aimablement ? sa disposition l’excellent piano qu’il avait, et dont il ne faisait rien. Christophe, qui mourait de musique rentr?e, accepta, sans se faire prier, et il usa de l’invitation.
Les premiers soirs, tout alla bien. Christophe ?tait tout au bonheur de jouer; et Sylvain Kohn mettait une certaine discr?tion ? l’en laisser jouir en paix. Lui-m?me en jouissait sinc?rement. Par un de ces ph?nom?nes bizarres, que chacun peut observer, cet homme qui n’?tait pas musicien, qui n’?tait pas artiste, qui avait le c?ur le plus sec, le plus d?nu? de toute po?sie, de toute bont? profonde, ?tait pris sensuellement par ces musiques, qu’il ne comprenait pas, mais d’o? se d?gageait pour lui une force de volupt?. Malheureusement, il ne pouvait pas se taire. Il fallait qu’il parl?t, tout haut, pendant que Christophe jouait. Il soulignait la musique d’exclamations emphatiques, comme un snob au concert, ou bien il faisait des r?flexions saugrenues. Alors, Christophe tapait le piano, et d?clarait qu’il ne pouvait pas continuer ainsi. Kohn s’?vertuait ? se taire; mais c’?tait plus fort que lui: il se remettait aussit?t ? ricaner, g?mir, siffloter, tapoter, fredonner, imiter les instruments. Et quand le morceau ?tait fini, il e?t crev? s’il n’avait fait part ? Christophe de ses ineptes r?flexions.
Il ?tait un curieux m?lange de sentimentalit? germanique, de blague parisienne, et de fatuit? qui lui appartenait en propre. Tant?t c’?taient des jugements appr?t?s et pr?cieux, tant?t des comparaisons extravagantes, tant?t des ind?cences, des obsc?nit?s, insanit?s, des coquecigrues [2] . Pour louer Beethoven il y voyait des polissonneries, une sensualit? lubrique. Il trouvait un ?l?gant badinage dans de sombres pens?es. Le quatuor en ut di?ze mineur lui semblait aimablement cr?ne. Le sublime adagio de la Neuvi?me Symphonie lui rappelait Ch?rubin. Apr?s les trois coups qui ouvrent la Symphonie en ut mineur , il criait: «N’entrez pas! Il y a quelqu’un!» Il admirait la bataille de Heldenlelben , parce qu’il pr?tendait y reconna?tre le ronflement d’une automobile. Et partout, des images pour expliquer les morceaux, et des images pu?riles, incongrues. On se demandait comment il pouvait aimer la musique. Cependant, il l’aimait; ? certaines de ces pages, qu’il comprenait de la fa?on la plus cocasse, les larmes lui venaient aux yeux. Mais, apr?s avoir ?t? ?mu par une sc?ne de Wagner, il tapotait sur le piano un galop d’Offenbach, ou chantonnait une scie de caf?-concert, apr?s l’Ode ? la joie . Alors Christophe bondissait et il hurlait de col?re. – Mais le pire n’?tait pas quand Sylvain Kohn ?tait absurde; c’?tait quand il voulait dire des choses profondes et d?licates, quand il voulait poser aux yeux de Christophe, quand c’?tait Hamilton, et non Sylvain Kohn, qui parlait. Dans ces moments-l?, Christophe dardait sur lui un regard charg? de haine, et il l’?crasait sous des paroles froidement injurieuses qui blessaient l’amour-propre de Hamilton: les s?ances de piano se terminaient fr?quemment par des brouilles. Mais le lendemain, Kohn avait oubli?; et Christophe qui avait remord de sa violence, s’obligeait ? revenir.
Tout cela n’e?t ?t? rien, si Kohn avait pu se retenir d’inviter des amis ? entendre Christophe. Mais il avait besoin de faire montre de son musicien. – La premi?re fois que Christophe trouva chez Kohn trois ou quatre petits Juifs et la ma?tresse de Kohn, une grande fille enfarin?e, b?te comme un panier, qui r?p?tait des calembours ineptes et parlait de ce qu’elle avait mang?, mais qui se croyait musicienne, parce qu’elle ?talait ses cuisses, chaque soir, dans une Revue des Vari?t?s, – Christophe fit grise mine. La deuxi?me fois il d?clara tout net ? Sylvain Kohn qu’il ne jouerait plus chez lui. Sylvain Kohn jura ses grands dieux qu’il n’inviterait plus personne. Mais il continua en cachette, installant ses invit?s dans une pi?ce voisine. Naturellement, Christophe finit par s’en apercevoir; il s’en alla, furieux, et cette fois, ne revint plus.
Toutefois, il devait m?nager Kohn, qui le pr?sentait dans des familles cosmopolites et lui trouvait des le?ons.
De son c?t?, Th?ophile Goujart vint, quelques jours apr?s, chercher Christophe dans son taudis. Il ne se montra pas offusqu? de le trouver si mal log?. Au contraire: il fut charmant. Il lui dit:
– J’ai pens? que cela vous ferait plaisir d’entendre un peu de musique; et comme j’ai mes entr?es partout, je suis venu vous prendre.
Christophe fut ravi. Il trouva l’attention d?licate et remercia avec effusion. Goujart ?tait tout diff?rent de ce qu’il l’avait vu le premier soir. Seul ? seul avec lui, il ?tait sans morgue, bon enfant, timide, cherchant ? s’instruire. Ce n’?tait que lorsqu’il se trouvait avec d’autres qu’il reprenait instantan?ment son air sup?rieur et son ton cassant. D’ailleurs, son d?sir de s’instruire avait toujours un caract?re pratique. Il n’?tait pas curieux de ce qui n’?tait pas d’actualit?. Pour le moment, il voulait savoir ce que Christophe pensait d’une partition qu’il avait re?ue, et dont il e?t ?t? bien embarrass? pour rendre compte: car il lisait ? peine ses notes.
Ils all?rent ensemble ? un concert symphonique. L’entr?e en ?tait commune avec un music-hall. Par un boyau sinueux, on acc?dait ? une salle sans d?gagements: l’atmosph?re ?tait ?touffante; les si?ges, trop ?troits, entass?s; une partie du public se tenait debout, bloquant toutes les issues: – l’inconfortable fran?ais. Un homme, qui semblait rong? d’un incurable ennui, dirigeait au galop une symphonie de Beethoven, comme s’il avait h?te que ce f?t fini. Les flons-flons d’une danse du ventre venaient, du caf?-concert voisin, se m?ler ? la marche fun?bre de l’H?ro?que . Le public arrivait toujours, s’installait, se lorgnait. Quand il eut fini d’arriver, il commen?a de partir. Christophe tendait les forces de son cerveau pour suivre le fil de l’?uvre, ? travers cette foire; et, au prix d’efforts ?nergiques, il parvenait ? y avoir du plaisir, – (car l’orchestre ?tait habile, et Christophe ?tait sevr? depuis longtemps de musique symphonique), – quand Goujart le prit par le bras, et lui dit, au milieu du concert:
– Maintenant, nous partons. Nous allons ? un autre concert.
Christophe fron?a le sourcil; mais il ne r?pliqua point, et il suivit son guide. Ils travers?rent la moiti? de Paris. Ils arriv?rent dans une autre salle, qui sentait l’?curie, et o?, ? d’autres heures, on jouait des f?eries et des pi?ces populaires: – (la musique, ? Paris, est comme ces ouvriers pauvres qui se mettent ? deux pour louer un logement: lorsque l’un sort du lit, l’autre entre dans les draps chauds.) – Point d’air, naturellement: depuis le roi Louis XIV, les Fran?ais le jugent malsain; et l’hygi?ne des th??tres, comme autrefois celle de Versailles, est qu’on n’y respire point. Un noble vieillard, avec des gestes de dompteur, d?cha?nait un acte de Wagner: la malheureuse b?te – l’acte – ressemblait ? ces lions de m?nagerie, ahuris d’affronter les feux de la rampe, et qu’il faut cravacher pour les faire ressouvenir qu’ils sont pourtant des lions. De grosses pharisiennes et de petites b?casses assistaient ? cette exhibition, le sourire sur les l?vres. Apr?s que le lion eut fait le beau, que le dompteur eut salu?, et qu’ils eurent ?t? r?compens?s tous deux par le tapage du public, Goujart eut la pr?tention d’emmener encore Christophe ? un troisi?me concert. Mais, cette fois, Christophe fixa ses mains aux bras de son fauteuil, et il d?clara qu’il ne bougerait plus: il en avait assez de courir d’un concert ? l’autre, attrapant au passage, ici des miettes de symphonie, l? des bribes de concerto. En vain, Goujart essayait de lui expliquer que la critique musicale ? Paris ?tait un m?tier, o? il ?tait plus essentiel de voir que d’?couter. Christophe protesta que la musique n’?tait pas faite pour ?tre entendue en fiacre, et qu’elle voulait du recueillement. Ce m?lange de concerts lui tournait le c?ur: un seul lui suffisait, ? la fois.
Il ?tait bien surpris de cette incontinence musicale. Il croyait, comme la plupart des Allemands, que la musique tenait en France peu de place; et il s’attendait ? ce qu’on la lui serv?t par petites rations, mais tr?s soign?es. On lui offrit, pour commencer, quinze concerts en sept jours. Il y en avait pour tous les soirs de la semaine, et souvent deux ou trois par soir, ? la m?me heure, dans des quartiers diff?rents. Pour le dimanche, il y en avait quatre, ? la m?me heure, toujours. Christophe admirait cet app?tit de musique. Il n’?tait pas moins frapp? de l’abondance des programmes. Il pensait jusque-l? que ses compatriotes avaient la sp?cialit? de ces goinfreries de sons, qui lui avaient plus d’une fois r?pugn? en Allemagne. Il constata que les Parisiens leur eussent rendu des points ? table. On leur faisait bonne mesure: deux symphonies, un concerto, une ou deux ouvertures, un acte de drame lyrique. Et de toute provenance: allemand, russe, scandinave, fran?ais, – bi?re, champagne, orgeat et vin, – ils avalaient tout, sans broncher. Christophe s’?merveillait que les oiselles de Paris eussent un aussi vaste estomac. Cela ne les g?nait gu?re! Le tonneau des Dana?des… Il ne restait rien au fond.
Christophe ne tarda pas ? remarquer que cette quantit? de musique se r?duisait en somme ? fort peu de chose. Il trouvait ? tous les concerts les m?mes figures et les m?mes morceaux. Ces programmes copieux ne sortaient jamais du m?me cercle. Presque rien avant Beethoven. Presque rien apr?s Wagner. Et dans l’intervalle, que de lacunes! Il semblait que la musique se r?duis?t ? cinq ou six noms c?l?bres en Allemagne, ? trois ou quatre en France, et, depuis l’alliance franco-russe, ? une demi-douzaine de morceaux moscovites. – Rien des anciens Fran?ais. Rien des grands Italiens. Rien des colosses Allemands du XVIIe et du XVIIIe si?cles. Rien de la musique allemande contemporaine, ? l’exception du seul Richard Strauss, qui, plus avis? que les autres, venait lui-m?me chaque ann?e imposer ses ?uvres nouvelles au public parisien. Rien de la musique belge. Rien de la musique tch?que. Mais le plus ?tonnant: presque rien de la musique fran?aise contemporaine. – Cependant tout le monde en parlait, en termes myst?rieux, comme d’une chose qui r?volutionnait le monde. Christophe ?tait ? l’aff?t des occasions d’en entendre; il avait une large curiosit?, sans parti pris: il br?lait du d?sir de conna?tre du nouveau, d’admirer des ?uvres de g?nie. Mais malgr? tous ses efforts, il ne parvenait pas ? en entendre: car il ne comptait pas trois ou quatre petits morceaux, assez finement ?crits, mais froids et sagement compliqu?s, auxquels, il n’avait pas pr?t? grande attention.
En attendant de se faire une opinion par lui-m?me, Christophe chercha ? se renseigner aupr?s de la critique musicale.
Ce n’?tait pas ais?. Elle ressemblait ? la cour du roi P?taud [3] . Non seulement les diff?rents feuilles musicales se contredisaient l’une l’autre ? c?ur-joie; mais chacune d’elles se contredisait elle-m?me, d’un article ? l’autre. Il y aurait eu de quoi en perdre la t?te, si l’on avait tout lu. Heureusement, chaque r?dacteur ne lisait que ses propres articles, et le public n’en lisait aucun. Mais Christophe, qui voulait se faire une id?e exacte des musiciens fran?ais, s’acharnait ? ne rien passer; et il admirait le calme guilleret de ce peuple, qui se mouvait dans la contradiction, comme un poisson dans l’eau.
Au milieu de ces divergences d’opinions, une chose le frappa: l’air doctoral des critiques. Qui donc avait pr?tendu que les Fran?ais ?taient d’aimables fantaisistes, qui ne croyaient ? rien? Ceux que voyait Christophe ?tait enharnach?s de plus de science musicale, – m?me quand ils ne savaient rien, – que toute la critique d’outre-Rhin.
En ce temps-l?, les critiques musicaux fran?ais s’?taient d?cid?s ? apprendre la musique. Il y en avait m?me quelques-uns qui la savaient: c’?taient des originaux; ils s’?taient donn? la peine de r?fl?chir sur leur art et de penser par eux-m?mes. Ceux-l?, naturellement, n’?taient pas tr?s connus: ils restaient cantonn?s dans leurs petites revues; ? une ou deux exceptions pr?s, les journaux n’?taient pas pour eux. Braves gens, intelligents, int?ressants, que leur isolement inclinait parfois au paradoxe, et l’habitude de causer tout seuls, ? l’intol?rance de jugement et au bavardage. – Les autres avaient appris h?tivement les rudiments de l’harmonie; et ils restaient ?bahis devant leur science r?cente. Ainsi que monsieur Jourdain, lorsqu’il vient d’apprendre les r?gles de la grammaire, ils ?taient dans l’?merveillement:
– D, a, Da, F, a, Fa, R, a, Ra… Ah! que cela est beau!… Ah! la belle chose que de savoir quelque chose…
Ils ne parlaient plus que de sujet et de contre-sujet, d’harmoniques et de sons r?sultants, d’encha?nement de neuvi?mes et de successions de tierces majeures. Quand ils avaient nomm? les suites d’harmonie qui se d?roulaient dans une page, ils s’?pongeaient le front avec fiert?: ils croyaient avoir expliqu? le morceau; ils croyaient presque l’avoir ?crit. ? vrai dire, ils n’avaient fait que le r?p?ter, en termes d’?cole, comme un coll?gien, qui fait l’analyse grammaticale d’une page de Cic?ron. Mais il ?tait si difficile aux meilleurs de concevoir la musique comme une langue naturelle de l’?me que, lorsqu’ils n’en faisaient pas une succursale de la peinture, ils la logeaient dans les faubourgs de la science, et ils la r?duisaient ? des probl?mes de construction harmonique. Des gens aussi savants devaient naturellement en remontrer aux musiciens pass?s. Ils trouvaient des fautes dans Beethoven, donnaient de la f?rule ? Wagner. Pour Berlioz et pour Gluck, ils en faisaient des gorges chaudes. Rien n’existait pour eux, ? cette heure de la mode, que Jean-S?bastien Bach, et Claude Debussy. Encore le premier, dont on avait beaucoup abus? dans ces derni?res ann?es, commen?ait-il ? para?tre p?dant, perruque, et, pour tout dire, un peu coco. Les gens tr?s distingu?s pr?naient myst?rieusement Rameau, et Couperin dit le Grand.