Jean-Christophe Tome V - Rolland Romain 6 стр.


Entre ces savants hommes, des luttes ?piques s’?levaient. Ils ?taient tous musiciens; mais comme ils ne l’?taient pas tous de la m?me mani?re, ils pr?tendaient, chacun, que sa mani?re seule ?tait la bonne, et ils criaient: raca! sur celles de leurs confr?res. Ils se traitaient mutuellement de faux litt?rateurs et de faux savants; ils se lan?aient ? la t?te les mots d’id?alisme et de mat?rialisme, de symbolisme et de v?risme, de subjectivisme et d’objectivisme. Christophe se disait que ce n’?tait pas la peine d’?tre venu d’Allemagne, pour trouver ? Paris des querelles d’Allemands. Au lieu de savoir gr? ? la bonne musique de leur offrir ? tous tant de fa?ons diverses d’en jouir, ils ne tol?raient pas d’autre fa?on que la leur; et un nouveau Lutrin , une guerre acharn?e, divisait en ce moment les musiciens en deux arm?es: celle du contrepoint et celle de l’harmonie. Comme les Gros-boutiens et les Petits-boutiens [4] , les uns soutenaient ?prement que la musique devait se lire horizontalement, et les autres qu’elle devait se lire verticalement. Ceux-ci ne voulaient entendre parler que d’accords savoureux, d’encha?nements fondants, d’harmonies succulentes: ils parlaient de musique, comme d’une boutique de p?tisserie. Ceux-l? n’admettaient point qu’on s’occup?t de l’oreille, cette guenille: la musique ?tait pour eux un discours, une Assembl?e parlementaire, o? les orateurs parlaient tous ? la fois, sans s’occuper de leurs voisins, jusqu’? ce qu’ils eussent fini; tant pis si on ne les entendait pas! On pourrait lire leurs discours, le lendemain, au Journal officiel: la musique ?tait faite pour ?tre lue, et non pour ?tre entendue. Quand Christophe ou?t parler, pour la premi?re fois, de cette querelle entre les Horizontalistes et les Verticalistes , il pensa qu’ils ?taient tous fous. Somm? de prendre parti entre l’arm?e de la Succession et l’arm?e de la Superposition , il leur r?pondit par sa devise habituelle, qui n’?tait pas tout ? fait celle de Sosie [5] :

– Messieurs, ennemi de tout le monde!

Et comme ils insistaient, demandant:

– De l’harmonie et du contrepoint, qu’est-ce qui importe le plus en musique?

Il r?pondit:

– La musique. Montrez-moi donc la v?tre!

Sur leur musique, ils ?taient tous d’accord. Ces batailleurs intr?pides, qui se gourmaient ? qui mieux mieux, quand ils ne gourmaient point quelque vieux mort illustre, dont la c?l?brit? avait trop dur?, se trouvaient r?concili?s en une passion commune: l’ardeur de leur patriotisme musical. La France ?tait pour eux le grand peuple musical. Ils proclamaient sur tous les tons la d?ch?ance de l’Allemagne. Christophe n’en ?tait pas bless?. Il l’avait tellement d?cr?t?e lui-m?me qu’il ne pouvait de bonne foi contredire ? ce jugement. Mais la supr?matie de la musique fran?aise l’?tonnait un peu: ? vrai dire, il en voyait peu de traces dans le pass?. Les musiciens fran?ais affirmaient cependant que leur art avait ?t? admirable, en des temps tr?s anciens. Pour mieux glorifier la musique fran?aise, ils commen?aient par ridiculiser toutes les gloires fran?aises du si?cle dernier, ? part celle d’un seul ma?tre tr?s bon, tr?s pur, qui ?tait Belge. Cette ex?cution faite, on en ?tait plus ? l’aise pour admirer des ma?tres archa?ques, qui tous ?taient oubli?s, et dont certains ?taient rest?s jusqu’? ce jour totalement inconnus. Au rebours des ?coles la?ques de France, qui font dater le monde de la R?volution fran?aise, les musiciens regardaient celle-ci comme une cha?ne de montagnes, qu’il fallait gravir pour contempler, derri?re, l’?ge d’or de la musique, l’Eldorado de l’art. Apr?s une longue ?clipse, l’?ge d’or allait rena?tre: la dure muraille s’effondrait; un magicien des sons faisait refleurir un printemps merveilleux; le vieux arbre de musique rev?tait un jeune plumage tendre; dans le parterre d’harmonies, mille fleurs ouvraient leurs yeux riants ? l’aurore nouvelle; on entendait bruire les sources argentines, le chant frais des ruisseaux… C’?tait une idylle.

Christophe ?tait ravi. Mais quand il regardait les affiches des th??tres parisiens, il y voyait toujours les noms de Meyerbeer, de Gounod, de Massenet, voire de Mascagni et de Leoncavallo, qu’il ne connaissait que trop; et il demandait ? ses amis si cette musique impudente, ces p?moisons de filles, ces fleurs artificielles, cette boutique de parfumeur, ?taient les jardins d’Armide, qu’ils lui avaient promis. Ils se r?criaient, d’un air offens?: c’?taient ? les en croire, les derniers vestiges d’un ?ge moribond; personne n’y songeait plus. – ? la v?rit?, Cavaleria Rusticana tr?nait ? l’Op?ra-Comique, et Pagliacci ? l’Op?ra; Massenet et Gounod faisaient le maximum; et la trinit? musicale: Mignon, Les Huguenots et Faust , avaient gaillardement pass? le cap de la milli?me repr?sentation. – Mais c’?taient l? des accidents sans importance; il n’y avait qu’? ne pas les voir. Quand un fait impertinent d?range une th?orie, rien n’est plus simple que de le nier. Les critiques fran?ais niaient ces ?uvres effront?es, ils niaient le public qui les applaudissait; et il n’aurait pas fallu les pousser beaucoup pour leur faire nier le th??tre musical tout entier. Le th??tre musical ?tait pour eux un genre litt?raire, donc impur. (Comme ils ?taient tous litt?rateurs, ils se d?fendaient tous de l’?tre.) Toute musique expressive, descriptive, suggestive, en un mot toute musique qui voulait dire quelque chose, ?tait tax?e d’impure. – Dans chaque Fran?ais, il y a un Robespierre. Il faut toujours qu’il d?capite quelqu’un ou quelque chose, afin de le rendre pur. – Les grands critiques fran?ais n’admettaient que la musique pure, et laissaient l’autre ? la canaille.

Christophe se sentait mortifi?, en songeant combien son go?t ?tait canaille. Ce qui le consolait un peu, c’?tait de voir que tous ces musiciens qui m?prisaient le th??tre ?crivaient pour le th??tre: il n’en ?tait pas un qui ne compos?t des op?ras. – Mais c’?tait l? sans doute encore un accident sans importance. Il fallait les juger, comme ils le voulaient ?tre, d’apr?s leur musique pure. Christophe chercha leur musique pure.

*

Th?ophile Goujart le conduisit aux concerts d’une Soci?t? qui se consacrait ? l’art national. L?, les gloires nouvelles ?taient ?labor?es et couv?es longuement. C’?tait un grand c?nacle, une petite ?glise, ? plusieurs chapelles. Chaque chapelle avait son saint, chaque saint avait ses clients, qui m?disaient volontiers du saint de la chapelle voisine. Entre tous ces saints, Christophe ne fit d’abord pas grande diff?rence. Comme c’?tait naturel, avec ses habitudes d’un art tout autre, il ne comprenait rien ? cette musique nouvelle, et comprenait d’autant moins qu’il croyait la comprendre.

Tout lui semblait baign? dans un demi-jour perp?tuel. On e?t dit une grisaille, o? les lignes s’estompaient, s’enfon?aient, ?mergeaient par moments, s’effa?aient de nouveau. Parmi ces lignes, il y avait des dessins raides, r?ches et secs, trac?s comme ? l’?querre, qui se repliaient avec des angles pointus, comme le coude d’une femme maigre. Il y en avait d’onduleux, qui se tortillaient comme des fum?es de cigares. Mais tous ?taient dans le gris. N’y avait-il donc plus de soleil en France? Christophe, qui, depuis son arriv?e ? Paris, n’avait eu que la pluie et le brouillard, ?tait port? ? le croire; mais c’est le r?le de l’artiste de cr?er le soleil, lorsqu’il n’y en a pas. Ceux-ci allumaient bien leur petite lanterne; seulement, elle ?tait comme celle des vers luisants: elle ne r?chauffait rien et ?clairait ? peine. Les titres des ?uvres changeaient: il ?tait parfois question de printemps, de midi, d’amour, de joie de vivre, de course ? travers les champs; la musique, elle, ne changeait point; elle ?tait uniform?ment douce, p?le, engourdie, an?mique, ?tiol?e. – C’?tait alors la mode en France, parmi les d?licats, de parler bas en musique. Et l’on avait raison: car d?s qu’on parlait haut, c’?tait pour crier: pas de milieu. On n’avait le choix qu’entre un assoupissement distingu? et des d?clamations de m?lo.

Christophe, secouant la torpeur qui commen?ait ? le gagner, regarda son programme; et il fut surpris de voir que ces petits brouillards qui passaient dans le ciel gris avaient la pr?tention de repr?senter des sujets pr?cis. Car, en d?pit des th?ories, cette musique pure ?tait presque toujours de la musique ? programme, ou tout au moins ? sujets. Ils avaient beau m?dire de la litt?rature: il leur fallait une b?quille litt?raire sur laquelle s’appuyer. ?tranges b?quilles! Christophe remarqua la pu?rilit? bizarre des sujets qu’ils s’astreignaient ? peindre. C’?taient des vergers, des potagers, des poulaillers, des m?nageries musicales, de vrais Jardins des Plantes. Certains transposaient pour orchestre ou pour piano les tableaux du Louvre, ou les fresques de l’Op?ra; ils mettaient en musique Guyp, Baudry et Paul Potter; des notes explicatives aidaient ? reconna?tre, ici la pomme de P?ris, l? l’auberge hollandaise, ou la croupe d’un cheval blanc. Cela semblait ? Christophe des jeux de vieux enfants, qui ne s’int?ressaient qu’? des images et qui, ne sachant pas dessiner, barbouillaient leurs cahiers de tout ce qui leur passait par la t?te, inscrivant na?vement au-dessous, en grosses lettres, que c’?tait le portrait d’une maison ou d’un arbre.

? c?t? de ces imagiers aveugles, qui voyaient avec leurs oreilles, il y avait aussi des philosophes: ils traitaient en musique des probl?mes m?taphysiques; leurs symphonies ?taient la lutte de principes abstraits, l’expos? d’un symbole ou d’une religion. Les m?mes, dans leurs op?ras, abordaient l’?tude des questions juridiques et sociales de leur temps: la D?claration des Droits de la Femme et du Citoyen. On ne d?sesp?rait pas de mettre sur le chantier la question du divorce, la recherche de la paternit?, et la s?paration de l’?glise et de l’?tat. Ils se divisaient en deux camps: les symbolistes la?ques et les symbolistes cl?ricaux. Ils faisaient chanter des chiffonniers philosophes, des grisettes sociologues, des boulangers proph?tiques, des p?cheurs apostoliques. G?the parlait d?j? des artistes de son ?poque, «qui reproduisaient les id?es de Kant dans les tableaux all?goriques». Ceux du temps de Christophe mettaient la sociologie en doubles croches. Zola, Nietzsche, M?terlink, Barr?s, Jaur?s, Mend?s, l’?vangile et le Moulin Rouge, alimentaient la citerne, o? les auteurs d’op?ras et de symphonies venaient puiser leurs pens?es. Nombre d’entre eux, gris?s par l’exemple de Wagner, s’?taient ?cri?s: «Et moi aussi, je suis po?te!» – et ils alignaient avec confiance sous leurs lignes de musique des bouts-rim?s, ou non rim?s, en style d’?cole primaire ou de feuilleton d?cadent.

Tous ces penseurs et ces po?tes ?taient des partisans de la musique pure. Mais ils aimaient mieux en parler qu’en ?crire. – Il leur arrivait pourtant quelquefois d’en ?crire. C’?tait alors de la musique qui ne voulait rien dire. Le malheur ?tait qu’elle y r?ussissait souvent: elle ne disait rien du tout – du moins ? Christophe. – Il est vrai qu’il n’en avait pas la clef.

Pour comprendre une musique ?trang?re, on doit se donner la peine d’en apprendre la langue, et ne pas croire qu’on la sait d’avance. Christophe le croyait comme tout bon Allemand. Il ?tait excusable. Beaucoup de Fran?ais eux-m?mes ne la comprenaient pas mieux que lui. Comme ces Allemands du temps du roi Louis XIV, qui s’?vertuaient ? parler fran?ais et qui avaient fini par oublier leur langue, les musiciens fran?ais du XIXe si?cle avaient si longtemps d?sappris la leur que leur musique ?tait devenue un idiome ?tranger. Ce n’?tait que depuis peu qu’un mouvement avait commenc? pour parler fran?ais en France. Ils n’y r?ussissaient pas tous: l’habitude ?tait bien forte; et ? part quelques-uns, leur fran?ais ?tait belge, ou gardait un fumet germanique. Il ?tait donc naturel qu’un Allemand s’y tromp?t et d?clar?t, avec son assurance ordinaire, que c’?tait l? du mauvais allemand, qui ne signifiait rien, puisque lui, n’y comprenait rien.

Christophe ne s’en faisait pas faute. Les symphonies fran?aises lui semblaient une dialectique abstraite, o? les th?mes musicaux s’opposaient ou se superposaient, ? la fa?on d’op?rations arithm?tiques: pour exprimer leurs combinaisons, on aurait pu aussi bien les remplacer par des chiffres, ou par des lettres de l’alphabet. L’un b?tissait une ?uvre sur l’?panouissement progressif d’une formule sonore, qui, n’apparaissant compl?te que dans la derni?re page de la derni?re partie, restait ? l’?tat de larve pendant les neuf dixi?mes de l’?uvre. L’autre ?chafaudait des variations sur un th?me, qui ne se montrait qu’? la fin, descendant peu ? peu du compliqu? au simple. C’?taient des joujoux tr?s savants. Il fallait ?tre ? la fois tr?s vieux et tr?s enfant pour pouvoir s’en amuser. Cela avait co?t? aux inventeurs des efforts inou?s. Ils mettaient des ann?es ? ?crire une fantaisie. Ils se faisaient des cheveux blancs ? chercher de nouvelles combinaisons d’accords, – pour exprimer…? Peu importe! Des expressions nouvelles. Comme l’organe cr?e le besoin, dit-on, l’expression finit toujours par cr?er la pens?e: l’essentiel est qu’elle soit nouvelle. Du nouveau, ? tout prix! Ils avaient la frayeur maladive du «d?j? dit». Les meilleurs en ?taient paralys?s. On sentait qu’ils ?taient toujours occup?s ? se surveiller peureusement, ? effacer ce qu’ils avaient ?crit, ? se demander: «Ah! mon Dieu! o? est-ce que j’ai d?j? lu cela?»… Il y a des musiciens, – surtout en Allemagne, – qui passent leur temps ? coller bout ? bout les phrases des autres. Ceux de France contr?laient pour chacune de leurs phrases, si elle ne se trouvait pas dans leurs listes de m?lodies d?j? employ?es par d’autres, et ? gratter, gratter, pour changer la forme de son nez, jusqu’? ce qu’il ne ressembl?t plus ? aucun nez connu, ni m?me ? aucun nez.

Avec tout cela, ils ne trompaient pas Christophe: ils avaient beau s’affubler d’un langage compliqu? et mimer des emportements surhumains, des convulsions d’orchestre, ou cultiver des harmonies inorganiques, des monotonies obs?dantes, des d?clamations ? la Sarah Bernhardt, qui partaient ? c?t? du ton, et continuaient, pendant des heures, ? marcher, comme des mulets, ? demi-assoupis, sur le bord de la pente glissante, – Christophe retrouvait, sous le masque, de petites ?mes froides et fades, outrageusement parfum?es, ? la fa?on de Gounod et de Massenet, mais avec moins de naturel. Et il se redisait le mot injuste de Gluck, ? propos des Fran?ais:

– Laissez-les faire: ils retourneront toujours ? leurs ponts-neufs.

Seulement ils s’appliquaient ? les rendre tr?s savants. Ils prenaient des chansons populaires pour th?mes de symphonies doctorales, comme des th?ses de Sorbonne. C’?tait le grand jeu du jour. Tous les chants populaires et de tous les pays y passaient ? tour de r?le. – Ils faisaient avec cela des Neuvi?me Symphonie et des Quatuor de Franck, mais beaucoup plus difficiles. L’un d’eux pensait-il une petite phrase bien claire? Vite, il se h?tait d’en introduire une seconde au milieu, qui ne signifiait rien, mais qui r?pait cruellement contre la premi?re. – Et l’on sentait que ces pauvres gens ?taient si calmes, si pond?r?s!…

Pour conduire ces ?uvres, un jeune chef d’orchestre correct et hagard, se d?menait, foudroyait, faisait des gestes ? la Michel-Ange, comme s’il s’agissait de soulever des arm?es de Beethoven ou de Wagner. Le public, compos? de mondains qui mourraient d’ennui, mais qui pour rien au monde n’eussent renonc? ? l’honneur de payer ch?rement un ennui glorieux, et de petits apprentis, heureux de se prouver leur science d’?cole, en d?m?lant au passage les ficelles du m?tier, d?pensait un enthousiasme fr?n?tique, comme les gestes du chef d’orchestre et les clameurs de la musique…

– Tu parles!… disait Christophe.

(Car il ?tait devenu un Parisien accompli.)

Mais il est plus facile de p?n?trer l’argot de Paris que sa musique. Christophe jugeait, avec la passion qu’il mettait ? tout, et avec l’incapacit? native des Allemands ? comprendre l’art fran?ais. Du moins, il ?tait de bonne foi et ne demandait qu’? reconna?tre ses erreurs, si on lui prouvait qu’il s’?tait tromp?. Aussi, ne se regardait-il point comme li? par son jugement, et il laissait la porte grande ouverte aux impressions nouvelles, qui pourraient le changer.

D?s ? pr?sent, il ne laissait pas de reconna?tre dans cette musique beaucoup de talent, un mat?riel int?ressant, de curieuses trouvailles de rythmes et d’harmonies, un assortiment d’?toffes fines, moelleuses et brillantes, un papillotage de couleurs, une d?pense continuelle d’invention et d’esprit. Christophe s’en amusait, et il en faisait son profit. Tous ces petits ma?tres avaient infiniment plus de libert? d’esprit que les musiciens d’Allemagne; ils quittaient bravement la grande route, et se lan?aient ? travers bois. Ils cherchaient ? se perdre. Mais c’?taient de si sages petits enfants qu’ils n’y parvenaient point. Les uns, au bout de vingt pas, retombaient sur le grand chemin. Les autres se lassaient tout de suite, s’arr?taient n’importe o?. Il y en avait qui ?taient presque arriv?s ? des sentiers nouveaux; mais, au lieu de poursuivre, ils s’asseyaient ? la lisi?re, et musaient sous un arbre. Ce qui leur manquait le plus, c’?tait la volont?, la force; ils avaient tous les dons, – moins un: la vie puissante. Surtout, il semblait que cette quantit? d’efforts fussent utilis?s d’une fa?on confuse et se perdissent en route. Il ?tait rare que ces artistes sussent prendre nettement conscience de leur nature et coordonner leurs forces avec constance en vue d’un but donn?. Effet ordinaire de l’anarchie fran?aise: elle d?pense des ressources ?normes de talent et de bonne volont? ? s’annihiler par ses incertitudes et ses contradictions. Il ?tait presque sans exemple qu’un de leurs grands musiciens, un Berlioz, un Saint-Sa?ns, – pour ne pas nommer les plus r?cents, – ne se f?t pas embourb? en soi-m?me, acharn? ? se d?truire, reni?, faute d’?nergie, faute de foi, faute surtout de boussole int?rieure.

Christophe, avec le d?dain insolent des Allemands d’alors, pensait:

– Les Fran?ais ne savent que se gaspiller en inventions dont il ne font rien. Il leur faut toujours un ma?tre d’une autre race, un Gluck ou un Napol?on, qui vienne tirer parti de leur R?volution.

Et il souriait ? l’id?e d’un Dix-huit Brumaire.

*

Cependant, au milieu de l’anarchie, un groupe s’effor?ait de restaurer l’ordre et la discipline dans l’esprit des artistes. Pour commencer, il avait pris un nom latin, ?voquant le souvenir d’une institution cl?ricale, qui avait fleuri, il y avait quelque quatorze cents ans, au temps de la grande Invasion des Goths et des Vandales. Christophe ?tait un peu surpris que l’on remont?t si loin. Certes, il est bon de dominer son temps. Mais on pouvait craindre qu’une tour de quatorze si?cles de haut ne f?t un observatoire incommode, d’o? il f?t plus ais? de suivre les mouvements des ?toiles que ceux des hommes d’aujourd’hui. Christophe se rassura vite, en voyant que les fils de saint Gr?goire ne restaient que rarement sur leur tour; ils y montaient seulement, afin de sonner les cloches. Tout le reste du temps, ils le passaient ? l’?glise d’en bas. Christophe, qui assista ? quelques-uns des offices, fut un peu de temps avant de s’apercevoir qu’ils ?taient du culte catholique; il ?tait convaincu d’abord qu’ils appartenaient au rite de quelque petite secte protestante. Un public prostern?; des disciples pieux, intol?rants, volontiers agressifs; ? leur t?te, un homme tr?s pur, tr?s froid, volontaire et un peu enfantin, maintenant l’int?grit? de la doctrine religieuse, morale et artistique, expliquant en termes abstraits l’?vangile de la musique au petit peuple des ?lus, et damnant avec tranquillit? l’Orgueil et l’H?r?sie. Il leur attribuait toutes les fautes de l’art et les vices de l’humanit?: la Renaissance, la R?forme, et le juda?sme actuel, qu’il mettait dans le m?me sac. Les Juifs de la musique ?taient br?l?s en effigie, apr?s avoir ?t? affubl?s de costumes infamants. Le colossal H?ndel recevait les ?trivi?res. Seul, Jean-S?bastien Bach obtenait d’?tre sauv?, par la gr?ce du Seigneur, qui reconnaissait en lui «un protestant par erreur».

Le temple de la rue Saint-Jacques exer?ait un apostolat: on y sauvait les ?mes et la musique. On enseignait m?thodiquement les r?gles du g?nie. De laborieux ?l?ves appliquaient ces recettes, avec beaucoup de peine et une certitude absolue. On e?t dit qu’ils voulaient racheter par leurs pieuses fatigues la l?g?ret? coupable de leurs grands-p?res: les Auber, les Adam, et cet archidamn?, cet ?ne diablotique, Berlioz, le diable en personne, diabolus in musica . Avec une louable ardeur et une pi?t? sinc?re, on r?pandait le culte des ma?tres reconnus. En une dizaine d’ann?es, l’?uvre accomplie ?tait consid?rable; la musique fran?aise en ?tait transform?e. Ce n’?taient pas seulement les critiques fran?ais, c’?taient les musiciens eux-m?mes qui avaient appris la musique. On voyait maintenant des compositeurs et jusqu’? des virtuoses, qui connaissaient l’?uvre de Bach! – Surtout, on avait fait un grand effort pour combattre l’esprit casanier des Fran?ais. Ces gens-l? se calfeutrent chez eux; ils ont peine ? sortir. Aussi, leur musique manque d’air: musique de chambre close, de chaise longue, musique qui ne marche pas. Tout le contraire d’un Beethoven, composant ? travers les champs, d?gringolant les pentes, marchant ? grandes enjamb?es, sous le soleil et la pluie, et effrayant les troupeaux par ses gestes et par ses cris! Il n’y avait pas de danger que les musiciens de Paris d?rangeassent leurs voisins par le fracas de leur inspiration, comme l’ours de Bonn. Ils mettaient, quand ils composaient, une sourdine ? leur pens?e; et des tentures emp?chaient les bruits du dehors d’arriver jusqu’? eux.

Назад Дальше