Jean-Christophe Tome III - Rolland Romain 3 стр.


Quand il remonta avec sa m?re dans la chambre en d?sordre, ils se sentirent tristes et las, mais un peu moins seuls; et tandis que Christophe, les yeux ouverts dans la nuit, ne pouvant dormir ? cause de sa fatigue et du bruit du quartier, ?coutait les lourdes voitures qui ?branlaient les murs, et les souffles de la famille endormie ? l’?tage au-dessous, il t?chait de se persuader qu’il serait, sinon heureux, moins malheureux ici, au milieu de ces braves gens, – ? vrai dire, un peu ennuyeux, mais qui souffraient des m?mes maux que lui, qui semblaient le comprendre, et qu’il croyait comprendre.

Mais s’?tant ? la fin assoupi, il fut d?sagr?ablement r?veill? d?s l’aube par les voix des voisins qui commen?aient ? discuter, et par le grincement de la pompe qu’une main rageuse faisait marcher, pour proc?der ensuite au lavage ? grande eau de la cour et de l’escalier.

*

Justus Euler ?tait un petit vieillard vo?t?, aux yeux inquiets et moroses, une figure rouge, pliss?e, bossu?e, la m?choire ?dent?e, et une barbe mal soign?e, qu’il ne cessait de tourmenter avec ses mains. Tr?s brave homme, un peu prud’homme, profond?ment moral, il s’entendait assez bien avec grand-p?re. On pr?tendait qu’il lui ressemblait. Et, en v?rit?, il ?tait de la m?me g?n?ration et ?lev? dans les m?mes principes; mais il lui manquait la forte vie physique de Jean-Michel: c’est-?-dire que, tout en pensant comme lui sur une quantit? de points, au fond il ne lui ressemblait gu?re; car ce qui fait les hommes, c’est le temp?rament, bien plus que les id?es; et quelles que soient les divisions, factices ou r?elles, que l’intelligence a mises entre eux, la grande division de l’humanit? est celle des gens bien portants et de ceux qui ne le sont point. Le vieux Euler n’?tait pas des premiers. Il parlait de morale, comme grand-p?re; mais sa morale n’?tait pas la m?me que celle de grand-p?re; elle n’avait pas son estomac, ses poumons, et sa face joviale. Tout chez lui et les siens ?tait b?ti sur un plan plus parcimonieux et plus ?triqu?. Quarante ans fonctionnaire, maintenant retrait?, il souffrait de cette tristesse de l’inaction, si lourde chez les vieillards qui ne se sont pas m?nag? pour leurs derni?res ann?es la ressource d’une vie int?rieure. Toutes ses habitudes naturelles ou acquises, toutes celles de son m?tier lui avaient donn? quelque chose de m?ticuleux et de chagrin, qui se retrouvait ? quelque degr? chez chacun de ses enfants.

Son gendre, Vogel, employ? ? la chancellerie du palais, avait une cinquantaine d’ann?es. Grand, fort, tout ? fait chauve, des lunettes d’or coll?es aux tempes, et d’assez bonne mine, il se croyait malade, et sans doute l’?tait, bien qu’il n’e?t ?videmment pas tous les maux qu’il se pr?tait, mais l’esprit aigri par la niaiserie de son m?tier, et le corps un peu ruin? par sa vie s?dentaire. Tr?s laborieux d’ailleurs, non sans m?rite, ayant m?me une certaine culture, il ?tait victime de l’absurde vie moderne, et comme beaucoup d’employ?s encha?n?s ? leurs bureaux, succombait au d?mon de l’hypocondrie. Un de ces malheureux, que G?the appelait «ein trauriger ungriechischer Hypochondrist » – «un hypocondre morose et pas du tout grec», – qu’il plaignait, mais qu’il avait bien soin de fuir.

Amalia n’usait ni de l’un ni de l’autre syst?me. Robuste, bruyante et active, elle ne s’apitoyait pas sur les j?r?miades de son mari; elle le secouait rudement. Mais ? vivre toujours ensemble, nulle force ne r?siste; et quand, dans un m?nage, l’un des deux est neurasth?nique, il y a de grandes chances pour que, quelques ann?es apr?s, ils le soient tous les deux. Amalia avait beau crier contre Vogel: l’instant d’apr?s, elle g?missait plus fort que lui; et sautant sans transition des rebuffades aux lamentations, elle ne lui faisait aucun bien; elle d?cuplait au contraire son mal, en donnant ? des niaiseries un retentissement assourdissant. Elle finissait non seulement par achever d’accabler le malheureux Vogel, ?pouvant? des proportions que prenaient ses plaintes r?percut?es par cet ?cho, mais par s’accabler elle-m?me. ? son tour, elle prenait l’habitude de g?mir sans raison sur sa solide sant?, et sur celle de son p?re, et de sa fille, et de son fils. Ce devenait une manie: ? force de le dire, elle se le persuadait; le moindre rhume ?tait pris au tragique; tout ?tait un sujet d’inqui?tudes. Quand on allait bien, elle se tourmentait encore, en pensant ? la maladie prochaine. Ainsi la vie se passait dans des transes perp?tuelles. Au reste, on ne s’en portait pas plus mal; et il semblait que cet ?tat de plaintes constantes serv?t ? entretenir la sant? g?n?rale. Chacun mangeait, dormait, travaillait, comme ? l’ordinaire; et la vie du m?nage n’en ?tait pas ralentie. L’activit? d’Amalia ne se satisfaisait point de s’exercer du matin au soir, du haut en bas de la maison: il fallait que chacun s’?vertu?t autour d’elle; et c’?tait un branle-bas de meubles, un lavage de carreaux, un frottement de parquets, un bruit de voix, de pas, une tr?pidation, un mouvement perp?tuels.

Les deux enfants, ?cras?s par cette bruyante autorit?, qui ne laissait personne libre, semblaient trouver naturel de s’y soumettre. Le gar?on, Leonhard, avait une jolie figure insignifiante, et des mani?res compass?es. La jeune fille, Rosa, une blondine, avec d’assez beaux yeux, bleus, doux, et affectueux, e?t ?t? agr?able, par la fra?cheur de son teint d?licat et son air de bont?, sans un nez un peu fort et gauchement plant?, qui alourdissait la figure et lui donnait un caract?re niais. Elle rappelait cette jeune fille de Holbein, qui est au mus?e de B?le, – la fille du bourgmestre Meier, – assise, les yeux baiss?s, les mains sur ses genoux, ses cheveux p?les d?nou?s sur ses ?paules, l’air g?n? de son nez disgracieux. Mais Rosa ne s’en inqui?tait gu?re, et cela ne troublait point son caquet inlassable. On entendait sans cesse sa voix aigu? qui racontait des histoires, – toujours essouffl?e, comme si elle n’avait jamais le temps de tout dire, toujours excit?e et pleine d’entrain, en d?pit des gronderies qu’elle essuyait de sa m?re, de son p?re, de son grand-p?re, exasp?r?s, moins parce qu’elle parlait toujours, que parce qu’elle les emp?chait de parler. Car ces excellentes gens, bons, loyaux, d?vou?s, – la cr?me des honn?tes gens, – avaient presque toutes les vertus; mais il leur en manquait une qui fait le charme de la vie: la vertu du silence.

*

Christophe ?tait en veine de patience. Ses chagrins avaient assagi son humeur intol?rante et emport?e. L’exp?rience qu’il avait faite de l’indiff?rence cruelle des ?mes ?l?gantes, le portait ? sentir davantage le prix des braves gens sans gr?ce et diablement ennuyeux, mais qui avaient de la vie une conception aust?re; parce qu’ils vivaient sans joie, ils lui semblaient vivre sans faiblesse. Ayant d?cid? qu’ils ?taient excellents et qu’ils devaient lui plaire, il s’effor?ait, en Allemand qu’il ?tait, de se persuader qu’ils lui plaisaient en effet. Mais il n’y r?ussissait point: il manquait de ce complaisant id?alisme germanique, qui ne veut pas voir et ne voit pas ce qu’il lui serait d?sagr?able de remarquer, par crainte de troubler la tranquillit? commode de ses jugements et l’agr?ment de sa vie. Au contraire, il ne sentait jamais si bien les d?fauts des gens que quand il les aimait, car il e?t voulu les aimer enti?rement, sans aucune restriction: c’?tait une sorte de loyaut? inconsciente, un besoin irr?sistible de v?rit?, qui le rendait plus clairvoyant et plus exigeant ? l’?gard de ce qui lui ?tait le plus cher. Aussi ne tarda-t-il pas ? ressentir une sourde irritation des travers de ses h?tes. Ceux-ci ne cherchaient point ? les d?guiser. Ils ?talaient tout ce qu’ils avaient d’insupportable; et le meilleur restait en eux cach?. C’?tait ce que se disait Christophe, qui, s’accusant d’injustice, entreprit de passer outre ? ses premi?res impressions et de d?couvrir les excellentes qualit?s qu’ils dissimulaient avec tant de soin.

Il essaya de lier conversation avec le vieux Justus Euler, qui ne demandait pas mieux. Il ?prouvait pour lui une secr?te sympathie, en souvenir de grand-p?re qui l’aimait et le vantait. Mais le bon Jean-Michel avait, plus que Christophe, l’heureuse facult? de se faire illusion sur ses amis; et Christophe s’en aper?ut. En vain chercha-t-il ? conna?tre les souvenirs de Euler sur grand-p?re. Il ne r?ussit ? tirer de lui qu’une image d?color?e, passablement caricaturesque de Jean-Michel, et des bribes d’entretiens sans aucun int?r?t. Invariablement, les r?cits de Euler commen?aient par:

– Comme je le disais ? ton pauvre grand-p?re…

Il n’avait rien entendu, que ce qu’il avait dit lui-m?me.

Peut-?tre que Jean-Michel n’?coutait pas autrement. La plupart des amiti?s ne sont gu?re que des associations de complaisance mutuelle, pour parler de soi avec un autre. Mais du moins Jean-Michel, si na?vement qu’il s’abandonn?t ? sa joie de discourir, avait une sympathie toujours pr?te ? se d?penser ? tort et ? travers. Il s’int?ressait ? tout; il regrettait de n’avoir plus quinze ans, pour voir les merveilleuses inventions des g?n?rations nouvelles, et pour se m?ler ? leurs pens?es. Il avait cette qualit?, la plus pr?cieuse de la vie: une fra?cheur de curiosit?, que les ann?es n’alt?raient point, et qui renaissait avec chaque matin. Il n’avait pas assez de talent pour utiliser ce don; mais combien de gens de talent auraient pu le lui envier! La plupart des hommes meurent ? vingt ou trente ans: pass? ce terme, ils ne sont plus que leur propre reflet; le reste de leur vie s’?coule ? se singer eux-m?mes, ? r?p?ter d’une fa?on de jour en jour plus m?canique et plus grima?ante ce qu’ils ont dit, fait, pens?, aim?, au temps o? ils ?taient .

Il y avait si longtemps que le vieux Euler avait ?t? , et il avait ?t? si peu que ce qui restait de lui ?tait bien pauvre. En dehors de son ancien m?tier et de sa famille, il ne savait rien et ne voulait rien savoir. Il avait sur toutes choses des id?es toutes faites qui dataient de son adolescence. Il pr?tendait se conna?tre aux arts; mais il s’en tenait ? certains noms consacr?s, au sujet desquels il ne manquait pas de r?citer des formules emphatiques: tout le reste ?tait nul et non avenu. Quand on lui parlait d’artistes modernes, il n’?coutait point, et parlait d’autre chose. Il se disait passionn? de musique, et demandait ? Christophe de jouer. Mais d?s que Christophe, qui y fut pris une ou deux fois, commen?ait ? jouer, le vieux commen?ait ? causer, tout haut, avec sa fille, comme si la musique redoublait son int?r?t pour tout ce qui n’?tait pas la musique. Christophe exasp?r? se levait au milieu du morceau: personne ne le remarquait. Il n’y avait que quelques vieux airs, – trois ou quatre, – les uns tr?s beaux, les autres tr?s laids, mais tous ?galement consacr?s, qui avaient le privil?ge d’obtenir un silence relatif et une approbation absolue. D?s les premi?res notes, le vieux tombait en extase, et les larmes lui venaient aux yeux, moins pour le plaisir qu’il y go?tait que pour celui qu’il y avait jadis go?t?. Christophe finit par prendre ces airs en horreur, bien que certains d’entre eux, comme l’Ad?la?de de Beethoven, lui fussent chers: le vieux en fredonnait les premi?res mesures, et d?clarait que «cela, c’?tait de la musique», la comparant avec m?pris ? «toute cette sacr?e musique moderne, qui n’a pas de m?lodie». – Il est vrai qu’il n’en connaissait rien.

Son gendre, plus instruit, se tenait au courant du mouvement artistique; mais c’?tait encore pis: car il apportait dans ses jugements un esprit de d?nigrement perp?tuel. Il ne manquait ni de go?t, ni d’intelligence; mais il ne pouvait prendre son parti d’admirer ce qui ?tait moderne. Il e?t tout aussi bien d?nigr? Mozart et Beethoven, s’ils eussent ?t? de son temps, et reconnu le m?rite de Wagner ou de Richard Strauss, s’ils eussent ?t? morts depuis un si?cle. Sa nature chagrine se refusait ? admettre qu’il p?t y avoir encore, de son vivant, des grands hommes vivants: cette pens?e lui d?plaisait. Il ?tait si aigri de sa vie manqu?e qu’il tenait ? se persuader qu’elle ?tait manqu?e pour tous, qu’il n’en pouvait ?tre autrement, et que ceux qui croyaient le contraire, ou qui le pr?tendaient, ?taient de deux choses l’une: des nigauds ou des farceurs.

Aussi ne parlait-il des c?l?brit?s nouvelles que sur un ton d’am?re ironie; et, comme il n’?tait point sot, il ne manquait point d’en d?couvrir, d?s le premier coup d’?il, les c?t?s faibles et ridicules. Tout nom nouveau le mettait en d?fiance; avant de rien conna?tre d’un artiste, il ?tait dispos? ? le critiquer, – puisqu’il ne le connaissait pas. S’il avait de la sympathie pour Christophe, c’?tait parce qu’il croyait que cet enfant misanthrope trouvait la vie mauvaise, comme lui, et d’ailleurs ?tait sans g?nie. Rien ne rapproche les petites ?mes souffreteuses et m?contentes, comme la constatation de leur commune impuissance. Rien non plus ne contribue davantage ? rendre le go?t de la sant? ? ceux qui sont sains, que le contact de ce sot pessimisme de m?diocres et de malades, qui, parce qu’ils ne sont pas heureux, nient le bonheur des autres. Christophe en fit l’?preuve. Ces pens?es moroses lui ?taient pourtant famili?res; mais il s’?tonnait de les retrouver dans la bouche de Vogel et de ne les plus reconna?tre: elles lui devenaient hostiles; il en ?tait bless?.

Il ?tait bien plus r?volt? encore par les fa?ons d’Amalia. La brave femme ne faisait apr?s tout qu’appliquer les th?ories de Christophe sur le devoir. Elle avait ? tout propos ce mot dans la bouche. Elle travaillait sans rel?che, et voulait que chacun travaill?t comme elle. Ce travail n’avait pas pour but de rendre les autres et elle-m?me plus heureux: au contraire! On pouvait presque dire qu’il avait pour principal objet d’?tre une g?ne pour tous et de rendre la vie le plus d?sagr?able possible, – afin de la sanctifier. Rien n’aurait pu la d?cider ? interrompre, un seul moment, le saint office du m?nage, cette sacro-sainte institution, qui prend chez tant de femmes la place de tous les autres devoirs moraux et sociaux. Elle se serait crue perdue, si elle n’avait, aux m?mes jours, aux m?mes heures, frott? le parquet, lav? les carreaux, fait briller les boutons de porte, battu les tapis ? tour de bras, remu? les chaises, les tables, les armoires. Elle y mettait de l’ostentation. On e?t dit qu’il s’agissait de son honneur. Et n’est-ce pas, d’ailleurs, sous cette forme que beaucoup de femmes imaginent et d?fendent leur honneur? C’est une sorte de meuble qu’il faut tenir brillant, un parquet bien cir?, froid, dur, – et glissant.

L’accomplissement de sa t?che ne rendait pas madame Vogel plus aimable. Elle s’acharnait aux niaiseries du m?nage, comme ? un devoir impos? par Dieu. Et elle m?prisait celles qui ne faisaient pas comme elle, qui prenaient du repos, qui savaient entre leurs travaux jouir un peu de la vie. Elle allait relancer jusque dans sa chambre Louisa, qui, de temps en temps, au milieu de son ouvrage, s’asseyait pour r?ver. Louisa soupirait, mais se soumettait, avec un sourire confus. Heureusement Christophe n’en savait rien; Amalia attendait qu’il f?t sorti, pour faire ces irruptions dans leur appartement; et, jusqu’? pr?sent, elle ne s’?tait pas attaqu?e directement ? lui: il ne l’e?t pas support?. Il se sentait vis-?-vis d’elle dans un ?tat d’hostilit? latente. Ce qu’il lui pardonnait le moins, c’?tait son vacarme. Il en ?tait exc?d?. Enferm? dans sa chambre, – une petite pi?ce basse qui donnait sur la cour, la fen?tre herm?tiquement close, malgr? le manque d’air, afin ne pas entendre le remue-m?nage de la maison, il ne r?ussissait point ? s’en d?fendre. Involontairement, il s’attachait ? suivre, avec une attention surexcit?e, les moindres bruits d’en bas; et quand la terrible voix, qui per?ait les cloisons, apr?s une accalmie momentan?e, s’?levait de nouveau, il ?tait pris de rage; il criait, frappait du pied, lui adressait ? travers le mur une collection d’injures. Dans le tapage g?n?ral, on ne s’en apercevait m?me pas: on croyait qu’il composait. Il donnait madame Vogel ? tous les diables. Il n’y avait pas de respect, ni d’estime qui t?nt. Il lui semblait, ? ces instants, qu’il e?t pr?f?r? la plus d?vergond?e des femmes, pourvu qu’elle se t?t, ? l’honn?tet? et ? toutes les vertus, quand elles font trop de bruit.

*

Cette haine du bruit le rapprocha de Leonhard. Le jeune gar?on, seul, au milieu de l’agitation g?n?rale, restait toujours tranquille, et n’?levait jamais la voix plus fort ? un moment qu’? un autre. Il s’exprimait d’une fa?on correcte et mesur?e, choisissant tous ses mots, et ne se pressant pas. La bouillante Amalia n’avait pas la patience d’attendre qu’il e?t fini; tous s’exclamaient sur sa lenteur. Il ne s’en ?mouvait point. Rien n’alt?rait son calme et sa respectueuse d?f?rence. Christophe avait appris que Leonhard se destinait ? la vie eccl?siastique; et sa curiosit? en ?tait vivement excit?e.

Christophe se trouvait, ? l’?gard de la religion, dans un ?tat assez ?trange: il ne savait pas dans quel ?tat il se trouvait. Il n’avait jamais eu le temps d’y songer s?rieusement. Il n’?tait pas assez instruit, et il ?tait beaucoup trop absorb? par les difficult?s de l’existence, pour avoir pu s’analyser et mettre de l’ordre dans ses pens?es. Violent comme il ?tait, il passait d’un extr?me ? l’autre, et de la foi enti?re ? la n?gation absolue, sans s’inqui?ter d’?tre ou non d’accord avec soi-m?me. Quand il ?tait heureux, il ne pensait gu?re ? Dieu, mais il ?tait assez dispos? ? y croire. Quand il ?tait malheureux, il y pensait mais il n’y croyait gu?re: il lui semblait impossible qu’un Dieu autoris?t le malheur et l’injustice. Ces difficult?s l’occupaient d’ailleurs fort peu. Au fond, il ?tait trop religieux pour penser beaucoup ? Dieu. Il vivait en Dieu, il n’avait pas besoin d’y croire. Bon pour ceux qui sont faibles, ou affaiblis, pour les vies an?miques! Ils aspirent ? Dieu, comme la plante au soleil. Le mourant s’accroche ? la vie. Mais celui qui porte en lui le soleil et la vie, qu’irait-il les chercher hors de lui?

Christophe ne se f?t probablement jamais pr?occup? de ces questions, s’il avait v?cu seul. Mais les obligations de la vie sociale l’obligeaient ? fixer sa pens?e sur ces probl?mes pu?rils et oiseux, qui tiennent une place disproportionn?e dans le monde, et o? il faut prendre parti, puisqu’on s’y heurte ? chaque pas. Comme si une ?me saine, g?n?reuse, d?bordante de force et d’amour, n’avait pas mille choses plus press?es ? faire que de s’inqui?ter si Dieu existe ou non!… Si encore il ne s’agissait que de croire ? Dieu! Mais il faut croire ? un Dieu, de telles dimensions, de telle forme, de telle couleur et de telle race! Pour cela, Christophe n’y songeait m?me pas. J?sus ne tenait presque aucune place dans ses pens?es. Ce n’?tait pas qu’il ne l’aim?t point: il l’aimait, quand il pensait ? lui; mais il ne pensait pas ? lui. Il se le reprochait parfois, il s’en chagrinait, il ne comprenait pas pourquoi il ne s’y int?ressait pas davantage. Pourtant il pratiquait, tous les siens pratiquaient, son grand-p?re lisait la Bible; lui-m?me suivait la messe; il la servait, en quelque sorte, puisqu’il ?tait organiste; et il s’appliquait ? sa t?che avec une conscience exemplaire. Mais il e?t ?t? bien embarrass?, au sortir de l’?glise, de dire ? quoi il avait pens?. Il se mit ? la lecture des Livres Saints, pour fixer ses id?es, et il y prit de l’amusement, et m?me du plaisir, mais comme ? des livres beaux et curieux, qui ne diff?rent pas essentiellement d’autres livres, que personne ne songe ? appeler sacr?s. Pour dire la v?rit?, s’il avait de la sympathie pour J?sus, il en avait bien plus pour Beethoven. Et, ? son orgue de Saint-Florian, o? il accompagnait l’office du dimanche, il ?tait plus occup? de son orgue que de la messe, et plus religieux, les jours o? la chapelle jouait du Bach que les jours o? elle jouait du Mendelssohn. Certaines c?r?monies lui causaient une ferveur exalt?e… Mais ?tait-ce bien Dieu qu’il aimait alors, ou seulement la musique, comme un pr?tre imprudent le lui avait dit un jour, par plaisanterie, sans se douter du trouble o? le jetterait sa boutade? Un autre n’y e?t pas pris garde et n’e?t rien chang? ? sa fa?on de vivre, – (tant de gens s’accommodent de ne pas savoir ce qu’ils pensent!) – Mais Christophe ?tait afflig? d’un besoin de sinc?rit? g?nant, qui lui inspirait des scrupules ? tout propos. Et du jour qu’il en eut, il lui devint impossible de n’en pas avoir toujours. Il se tourmentait, il lui semblait qu’il agissait avec duplicit?. Croyait-il, ou ne croyait-il pas?… Il n’avait pas les moyens, mat?riels ni intellectuels, – (il faut du savoir et des loisirs) – pour r?soudre la question, seul. Et cependant, il fallait la r?soudre, sous peine d’?tre un indiff?rent, ou un hypocrite. Or, il ?tait aussi incapable d’?tre l’un que l’autre.

Il chercha ? sonder timidement les gens qui l’entouraient. Tous avaient l’air s?rs d’eux-m?mes. Christophe br?lait de conna?tre leurs raisons. Il n’y parvenait point. Presque jamais on ne lui faisait une r?ponse pr?cise: c’?taient des discours ? c?t?. Certains le traitaient d’orgueilleux, et lui disaient que cela ne se discute point, que des milliers de gens plus intelligents que lui et meilleurs avaient cru sans discuter, qu’il n’avait qu’? faire comme eux. Il en ?tait m?me qui prenaient un air froiss?, comme si ?’e?t ?t? une offense personnelle de leur poser une telle question; ce n’?taient peut-?tre pas les plus s?rs de leur fait. D’autres haussaient les ?paules et disaient en souriant: «Bah! cela ne peut pas faire de mal…» Et leur sourire disait: «Et c’est tellement commode!…» Ceux-l?, Christophe les m?prisait, de toute la force de son c?ur.

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