Jean-Christophe Tome III - Rolland Romain 4 стр.


Il avait essay? de s’ouvrir de ses inqui?tudes ? un pr?tre mais il fut d?courag? par cette tentative. Il ne put discuter s?rieusement. Si affable que f?t son interlocuteur, il faisait poliment sentir qu’il n’y avait point d’?galit? r?elle entre Christophe et lui; il semblait entendu d’avance que sa sup?riorit? ?tait incontest?e, et que la discussion ne pouvait pas franchir les limites qu’il lui assignait, sans une sorte d’inconvenance: c’?tait un jeu de parade tout ? fait inoffensif. Quand Christophe avait voulu passer outre, et poser des questions, auxquelles il ne plaisait pas au digne homme de r?pondre, il s’en ?tait tir? avec un sourire protecteur, quelques citations latines et une objurgation paternelle de prier, prier, pour que Dieu l’?clair?t. Christophe ?tait sorti de l’entretien, humili? et bless? par ce ton de sup?riorit? polie. ? tort ou ? raison, pour rien au monde, il n’aurait eu de nouveau recours ? un pr?tre. Il admettait bien que ces hommes lui ?taient sup?rieurs par l’intelligence et leur titre sacr?; mais lorsque l’on discute, il n’y a plus ni sup?rieur ni inf?rieur, ni titres, ni ?ges, ni nom: rien ne compte que la v?rit?, devant elle tout le monde est ?gal.

Aussi fut-il heureux de trouver un gar?on de son ?ge, qui cr?t. Lui-m?me ne demandait qu’? croire; et il esp?rait que Leonhard lui en donnerait de bonnes raisons. Il lui fit des avances. Leonhard r?pondit avec sa douceur habituelle, mais sans empressement: il n’en mettait ? rien. Comme on ne pouvait avoir une conversation suivie ? la maison, sans ?tre interrompu ? tout instant par Amalia ou par le vieux, Christophe proposa une promenade, le soir, apr?s d?ner. Leonhard ?tait trop poli pour refuser, quoiqu’il s’en f?t dispens? volontiers; car sa nature indolente avait peur de la marche, de la conversation, et de tout ce qui lui co?tait un effort.

Christophe ?tait g?n? pour entamer l’entretien. Apr?s deux ou trois phrases gauches sur des sujets indiff?rents, il se jeta, avec une brusquerie un peu brutale, dans la question qui lui tenait au c?ur. Il demanda ? Leonhard si vraiment il allait se faire pr?tre, et si c’?tait pour son plaisir. Leonhard, interloqu?, jeta sur lui un regard inquiet; mais quand il vit que Christophe n’avait aucune intention hostile, il se rassura:

– Oui, r?pondit-il. Comment en serait-il autrement?

– Ah! fit Christophe. Vous ?tes bien heureux!

Leonhard sentit une nuance d’envie dans la voix de Christophe, et il en fut agr?ablement flatt?. Il changea aussit?t de mani?res, il devint expansif, sa figure s’?claira:

– Oui, dit-il. Je suis heureux.

Il rayonnait.

– Comment faites-vous pour cela? demanda Christophe.

Leonhard, avant de r?pondre, proposa de s’asseoir, sur un banc tranquille, dans la galerie du clo?tre de Saint-Martin. On apercevait de l? un coin de la petite place, plant?e d’acacias, et, plus loin, la campagne, baign?e par la brume du soir. Le Rhin coulait au pied de la colline. Un vieux cimeti?re abandonn?, dont les tombes ?taient noy?es sous un flot d’herbes, dormait ? c?t? d’eux, derri?re sa grille close.

Leonhard se mit ? parler. Il disait, les yeux brillants de contentement, combien il ?tait doux d’?chapper ? la vie, d’avoir trouv? l’asile, o? l’on sera pour toujours ? l’abri. Christophe, encore meurtri par ses blessures r?centes, sentait passionn?ment ce d?sir de repos et d’oubli; mais il s’y m?lait un regret. Il demanda, avec un soupir:

– Et pourtant, est-ce que cela ne vous co?te pas de renoncer tout ? fait ? la vie?

– Oh! fit l’autre tranquillement, qu’y a-t-il ? regretter? N’est-elle pas triste et laide?

– Il y a de belles choses aussi, dit Christophe, regardant le beau soir.

– Il y a quelques belles choses, mais peu.

– Ce peu, c’est encore beaucoup pour moi!

– Oh! bien, c’est une simple affaire de bon sens. D’un c?t? un peu de bien et beaucoup de mal; de l’autre, ni bien ni mal sur terre; et apr?s, un bonheur infini: est-ce qu’on peut h?siter?

Christophe n’aimait pas beaucoup cette arithm?tique. Une vie si ?conome lui paraissait bien pauvre. Cependant, il s’effor?ait de se persuader que c’?tait la sagesse.

– Ainsi, demanda-t-il avec un peu d’ironie, il n’y a pas de risque que vous vous laissiez s?duire par une heure de plaisir?

– Quelle sottise! quand on sait que ce n’est qu’une heure et qu’il y a toute l’?ternit? apr?s!

– Vous en ?tes donc bien s?r, de cette ?ternit??

– Naturellement.

Christophe l’interrogea. Il avait un fr?missement de d?sir et d’espoir. Si Leonhard allait lui offrir enfin les preuves invincibles de croire! Avec quelle passion il renoncerait lui-m?me ? tout le reste du monde, pour le suivre en Dieu!

Tout d’abord, Leonhard, fier de son r?le d’ap?tre, convaincu d’ailleurs que les doutes de Christophe n’?taient que pour la forme et qu’ils auraient le bon go?t de c?der aux premiers arguments, recourut aux livres saints, ? l’autorit? de l’?vangile, aux miracles, ? la tradition. Mais il commen?a ? s’assombrir quand Christophe, apr?s l’avoir ?cout? quelques minutes, l’arr?ta en lui disant que c’?tait r?pondre ? la question par la question, et qu’il ne lui demandait pas de lui expliquer ce qui faisait justement l’objet de son doute, mais les moyens de le r?soudre. Leonhard dut constater que Christophe ?tait beaucoup plus malade qu’il ne semblait, et qu’il avait la pr?tention de ne se laisser convaincre qu’au moyen de la raison. Cependant il pensait encore que Christophe jouait l’esprit fort – (il n’imaginait pas qu’on p?t l’?tre sinc?rement). – Il ne se d?couragea donc pas, et, fort de sa science r?cente, il fit appel ? ses connaissances d’?cole; il d?balla p?le-m?le, avec plus d’autorit? que d’ordre, ses preuves m?taphysiques de l’existence de Dieu et de l’?me immortelle. Christophe, l’esprit tendu, le front pliss? par l’effort, peinait silencieusement; il lui faisait recommencer ses mots, cherchait laborieusement ? en p?n?trer le sens, ? l’enfoncer en soi, ? suivre le raisonnement. Puis il ?clata, d?clara qu’on se moquait de lui, que tout cela c’?taient des jeux d’esprit, des plaisanteries de beaux parleurs qui fabriquaient des mots et qui s’amusaient ensuite ? croire que ces mots ?taient des choses. Leonhard, piqu?, se porta garant de la bonne foi des auteurs. Christophe haussa les ?paules, et dit, en jurant, que si ce n’?taient pas des farceurs, c’?taient de sacr?s litt?rateurs; et il exigea d’autres preuves.

Quand Leonhard reconnut, avec stupeur, que Christophe ?tait irr?m?diablement atteint, il ne s’int?ressa plus ? lui. Il se souvint qu’on lui avait recommand? de ne pas perdre son temps ? discuter avec des incr?dules, – du moins quand ils s’ent?tent ? ne pas vouloir croire. C’est risquer de se troubler soi-m?me, sans nul profit pour l’autre. Mieux vaut abandonner le malheureux ? la volont? de Dieu, qui, si c’est son dessein, saura bien l’?clairer; ou sinon, qui oserait aller contre la volont? de Dieu? Leonhard ne s’obstina donc pas ? prolonger la discussion. Il se contenta de dire avec douceur qu’il n’y avait rien ? faire pour le moment, qu’aucun raisonnement n’?tait capable de montrer le chemin tant qu’on ?tait r?solu ? ne pas le voir, et qu’il fallait prier, faire appel ? la gr?ce: rien n’est possible sans elle; il faut la d?sirer, il faut vouloir, pour croire.

Vouloir? pensait am?rement Christophe. Ainsi Dieu existera, parce que je voudrai qu’il existe! Ainsi, la mort n’existera plus, parce qu’il me plaira de la nier!… H?las!… Comme la vie est facile ? ceux qui n’ont pas le besoin de voir la v?rit?, ? ceux qui ont le pouvoir de la voir comme ils d?sirent, et de se fabriquer des r?ves complaisants, o? dormir douillettement! Dans un tel lit Christophe ?tait bien s?r de ne dormir jamais…

Leonhard continuait ? parler. Il s’?tait rabattu sur son sujet de pr?dilection: les charmes de la vie contemplative; et sur ce terrain sans danger, il ne tarissait plus. De sa voix monotone qui tremblait de plaisir, il disait les joies de la vie en Dieu, en dehors du monde, loin du bruit, dont il parlait avec un accent inattendu de haine (il le d?testait presque autant que Christophe), loin des violences, loin des railleries, loin des petites mis?res dont on souffre, chaque jour, dans le nid chaud et s?r de la foi, d’o? l’on contemple en paix les malheurs du monde ?tranger et lointain. Christophe, en l’?coutant parler, per?ait l’?go?sme de cette foi. Leonhard en eut le soup?on; il se h?ta de s’expliquer. Ce n’?tait pas une vie d’oisivet? que la vie de contemplation! Au contraire: on agit plus par la pri?re que par l’action; que serait le monde sans la pri?re? On expie pour les autres, on se charge de leurs fautes, on leur offre ses m?rites, on interc?de pour le monde aupr?s de Dieu.

Christophe l’?coutait en silence, avec une hostilit? croissante. Il sentait chez Leonhard l’hypocrisie de ce renoncement. Il n’?tait pas assez injuste pour la pr?ter ? tous ceux qui croient. Il savait bien que cette abdication de la vie est chez un petit nombre une impossibilit? de vivre, un d?sespoir poignant, un appel ? la mort, – que c’est, chez un plus petit nombre, une extase passionn?e… (Combien de temps dure-t-elle?)… Mais, chez la plupart des hommes, n’est-ce pas trop souvent le froid raisonnement d’?mes plus ?prises de leur tranquillit? que du bonheur des autres, ou de la v?rit?? Et si les c?urs sinc?res en ont conscience, combien ils doivent souffrir de cette profanation de leur id?al!…

Leonhard, tout heureux, exposait maintenant la beaut? et l’harmonie du monde, vu du haut de son perchoir divin: en bas, tout ?tait sombre, injuste, douloureux; d’en haut, tout devenait clair, lumineux, ordonn?, le monde ?tait semblable ? une bo?te d’horlogerie, parfaitement r?gl?e…

Christophe n’?coutait plus que d’une oreille distraite. Il se demandait: «Croit-il, ou bien croit-il qu’il croit?» Cependant sa propre foi, son d?sir passionn? de foi, n’en ?taient pas ?branl?s. Ce n’?tait pas la m?diocrit? d’?me et les pauvres arguments d’un sot comme Leonhard, qui pouvaient y porter atteinte…

La nuit descendait sur la ville. Le banc, o? ils ?taient assis, ?tait dans l’ombre; les ?toiles s’allumaient, une bu?e blanche montait du fleuve, les grillons bruissaient sous les arbres du cimeti?re. Les cloches se mirent ? sonner: la plus aigu? d’abord, toute seule, comme un oiseau plaintif, interrogea le ciel; puis la seconde, une tierce au-dessous, se m?la ? sa plainte; enfin vint la plus grave, ? la quinte, qui semblait leur donner la r?ponse. Les trois voix se fondirent. C’?tait, au pied des tours, le bourdonnement d’une ruche grandiose. L’air et le c?ur tremblaient. Christophe, retenant son souffle, pensait combien la musique des musiciens est pauvre aupr?s de cet oc?an de musique, o? grondent des milliers d’?tres: c’est la faune sauvage, le libre monde des sons, aupr?s du monde domestiqu?, catalogu?, froidement ?tiquet? par l’intelligence humaine. Il se perdait dans cette immensit? sonore, sans rivages et sans bornes…

Et quand le puissant murmure se fut tu, quand ses derniers fr?missements se furent ?teints dans l’air, Christophe se r?veilla. Il regarda, effar?, autour de lui… Il ne reconnaissait plus rien. Tout ?tait chang? autour de lui, en lui. Il n’y avait plus de Dieu…

De m?me que la foi, la perte de la foi est souvent, elle aussi, un coup de la gr?ce, une lumi?re subite. La raison n’y est pour rien; et il suffit d’un rien: un mot, un silence, un son de cloche. On se prom?ne, on r?ve, on ne s’attend ? rien. Brusquement, tout s’?croule. On se voit entour? de ruines. On est seul. On ne croit plus.

Christophe ?pouvant? ne pouvait comprendre pourquoi, comment cela s’?tait produit. C’?tait, comme au printemps, la d?b?cle d’un fleuve…

La voix de Leonhard continuait de r?sonner, plus monotone que la voix d’un grillon. Christophe ne l’entendait plus. La nuit ?tait tout ? fait venue. Leonhard s’arr?ta. Surpris de l’immobilit? de Christophe, inquiet de l’heure avanc?e, il proposa de rentrer. Christophe ne r?pondait pas. Leonhard lui prit le bras. Christophe tressaillit, et regarda Leonhard avec des yeux ?gar?s.

– Christophe, il faut revenir, dit Leonhard.

– Va au diable! cria Christophe avec fureur.

– Mon Dieu! Christophe, qu’est-ce que je vous ai fait? demanda peureusement Leonhard ahuri.

Christophe se ressaisit.

– Oui, tu as raison, mon bon, fit-il d’un ton plus doux. Je ne sais ce que je dis. Va ? Dieu! Va ? Dieu!

Il resta seul. Il avait le c?ur plein de d?tresse.

– Ah! mon Dieu! mon Dieu! s’?cria-t-il, crispant les mains, levant la t?te passionn?ment vers le ciel noir. Pourquoi est-ce que je ne crois plus? Pourquoi est-ce que je ne puis plus croire? que s’est-il pass? en moi?…

Il y avait une disproportion trop grande entre la ruine de sa foi et la conversation qu’il venait d’avoir avec Leonhard: il ?tait ?vident que cette conversation n’en ?tait pas plus la cause que les criailleries d’Amalia et les ridicules de ses h?tes n’?taient cause de l’?branlement qui se produisait depuis peu dans ses r?solutions morales. Ce n’?taient l? que des pr?textes. Le trouble ne venait pas du dehors. Le trouble ?tait en lui. Il sentait s’agiter dans son c?ur des monstres inconnus, et il n’osait pas se pencher sur sa pens?e, pour voir son mal en face… Son mal? ?tait-ce un mal? Une langueur, une ivresse, une angoisse voluptueuse le p?n?traient. Il ne s’appartenait plus. En vain il t?chait de se raidir dans son sto?cisme d’hier. Tout craquait d’un coup. Il avait la sensation soudaine du vaste monde, br?lant, sauvage, incommensurable… le monde qui d?borde Dieu!…

Ce ne fut qu’un instant. Mais tout l’?quilibre de sa vie ancienne en fut d?sormais rompu.

*

De toute la famille, il n’y avait qu’une personne, ? laquelle Christophe ne pr?tait aucune attention: c’?tait la petite Rosa. Elle n’?tait point belle; et Christophe qui, lui-m?me, ?tait loin d’?tre beau, se montrait fort exigeant pour la beaut? des autres. Il avait la cruaut? tranquille de la jeunesse, pour qui une femme n’existe pas, quand elle est laide, – ? moins qu’elle n’ait pass? l’?ge o? l’on inspire la tendresse, et qu’elle n’ait plus le droit qu’? des sentiments graves, paisibles, quasi religieux. Rosa ne se distinguait d’ailleurs par aucun don sp?cial, quoiqu’elle ne f?t pas sans intelligence; et elle ?tait afflig?e d’un bavardage qui faisait fuir Christophe. Aussi ne s’?tait-il pas donn? la peine de la conna?tre, jugeant qu’il n’y avait rien ? conna?tre en elle; c’?tait tout au plus s’il l’avait regard?e.

Elle valait mieux pourtant que beaucoup de jeunes filles; elle valait mieux, en tout cas, que Minna, tant aim?e. C’?tait une bonne petite, sans coquetterie, sans vanit?, qui, jusqu’? l’arriv?e de Christophe, ne s’?tait pas aper?ue qu’elle ?tait laide, ou ne s’en inqui?tait pas; car on ne s’en inqui?tait pas autour d’elle. S’il arrivait que le grand-p?re, ou la m?re, le lui d?t, par gronderie, elle ne faisait qu’en rire: elle ne le croyait pas, ou n’y attachait aucune importance; et eux, pas davantage. Tant d’autres, aussi laides et plus, avaient trouv? qui les aim?t! Les Allemands ont d’heureuses indulgences pour les imperfections physiques: ils peuvent ne pas les voir; ils peuvent m?me arriver ? les embellir, par la vertu d’une imagination complaisante qui trouve des rapports inattendus entre toute figure et les plus illustres exemplaires de la beaut? humaine. Il n’e?t pas fallu beaucoup presser le vieux Euler, pour lui faire d?clarer que sa petite-fille avait le nez de la Junon Ludovisi. Heureusement, il ?tait trop grognon pour faire des compliments; et Rosa, indiff?rente ? la forme de son nez, ne mettait d’amour-propre qu’? l’accomplissement, suivant les rites, des fameux devoirs du m?nage. Elle avait accept? comme parole d’?vangile tout ce qu’on lui avait enseign?. Ne sortant gu?re de chez elle, elle avait peu de termes de comparaison, admirait na?vement les siens, et croyait ce qu’ils disaient. De nature expansive, confiante, facilement satisfaite, elle t?chait de se mettre au ton chagrin de la maison, et r?p?tait docilement les r?flexions pessimistes qu’elle entendait. Elle avait le c?ur le plus d?vou?, pensait toujours aux autres, cherchant ? faire plaisir, partageant les soucis, devinant les d?sirs, ayant besoin d’aimer, sans id?e de retour. Naturellement, les siens en abusaient, bien qu’ils fussent bons et qu’ils l’aimassent: on est toujours tent? d’abuser de l’amour de ceux qui vous sont tout livr?s. On ?tait si s?r de ses attentions qu’on ne lui en savait aucun gr?: quoi qu’elle f?t, on attendait davantage. Puis, elle ?tait maladroite; elle avait de la gaucherie, de la pr?cipitation, des mouvements brusques et gar?onniers, des expansions de tendresse qui amenaient des d?sastres. C’?tait un verre bris?, une carafe renvers?e, une porte brutalement ferm?e: toutes choses qui d?cha?naient contre elle l’indignation de la maison. Constamment rabrou?e, la petite s’en allait pleurer dans un coin. Ses larmes ne duraient gu?re. Elle reprenait son air riant et son caquet, sans ombre de rancune contre qui que ce f?t.

L’arriv?e de Christophe fut un ?v?nement consid?rable dans sa vie. Elle avait souvent entendu parler de lui. Christophe tenait une place dans les potins de la ville: c’?tait une mani?re de petite c?l?brit? locale; son nom revenait souvent dans les entretiens de la famille Euler, surtout au temps o? vivait encore le vieux Jean-Michel, qui, fier de son petit-fils, en allait chanter les louanges chez toutes ses connaissances. Rosa avait aper?u une ou deux fois au concert le jeune musicien. Quand elle apprit qu’il viendrait loger chez eux, elle battit des mains. S?v?rement semonc?e de ce manque de tenue, elle devint confuse. Elle n’y voyait pas malice. Dans une vie aussi uniforme que la sienne, un h?te nouveau ?tait une distraction inesp?r?e. Elle passa les derniers jours avant son arriv?e, dans une fi?vre d’attente. Elle ?tait dans les transes que la maison ne lui pl?t pas, et elle s’appliqua ? rendre l’appartement avenant, autant qu’il ?tait possible. Elle porta m?me, le matin de l’am?nagement, un petit bouquet de fleurs sur la chemin?e, comme souhait de bienvenu. Quant ? elle, elle n’avait pris aucun soin pour para?tre ? son avantage; et le premier regard que lui jeta Christophe suff?t ? la lui faire juger laide et mal fagot?e. Elle ne le jugea point de m?me, encore qu’elle aurait eu de bonnes raisons pour cela. Christophe, ext?nu?, affair?, mal soign?, ?tait encore plus laid qu’? l’ordinaire. Mais Rosa, qui ?tait incapable de penser le moindre mal de quiconque, Rosa, qui regardait son grand-p?re, son p?re et sa m?re, comme parfaitement beaux, ne manqua pas de voir Christophe comme elle s’attendait ? le voir, et l’admira de tout son c?ur. Elle fut fort intimid?e de l’avoir pour voisin de table; et malheureusement, sa timidit? se traduisit par ce flot de paroles, qui lui ali?na du premier coup les sympathies de Christophe. Elle ne s’en aper?ut pas, et cette premi?re soir?e resta dans son esprit un souvenir lumineux. Seule dans sa chambre apr?s qu’ils furent remont?s chez eux, elle entendait les pas des nouveaux h?tes marcher au-dessus de sa t?te; et ce bruit r?sonnait joyeusement en elle: la maison lui semblait revivre.

Le lendemain, pour la premi?re fois, elle se regarda dans la glace avec une attention inqui?te; et, sans se rendre compte encore de l’?tendue de son malheur, elle commen?a ? le pressentir. Elle chercha ? juger ses traits, un ? un; mais elle n’y parvint pas. Elle avait de tristes appr?hensions. Elle soupira profond?ment, et voulut introduire dans sa toilette quelques changements. Elle ne r?ussit qu’? s’enlaidir encore. Elle eut de plus la malencontreuse id?e d’assommer Christophe de ses pr?venances. Dans son d?sir na?f de voir constamment ses nouveaux amis et de leur rendre service, elle montait et descendait l’escalier ? tout moment, leur apportant ? chaque fois un objet inutile, s’obstinant ? les aider, et toujours riant, causant, criant. Seule la voix impatiente de sa m?re pouvait, en l’appelant, interrompre son z?le et ses discours. Christophe faisait grise mine: sans les bonnes r?solutions qu’il avait prises, il e?t ?clat? vingt fois. Il tint bon deux jours; le troisi?me, il ferma sa porte ? clef. Rosa frappa, appela, comprit, redescendit confuse, et ne recommen?a plus. Il expliqua, quand il la vit, qu’il ?tait occup? ? un travail pressant et ne pouvait se d?ranger. Elle s’excusa humblement. Elle ne pouvait se faire illusion sur l’insucc?s de ses innocentes avances: elles allaient droit contre leur but, elles ?loignaient Christophe. Il ne prenait plus la peine de cacher sa mauvaise humeur; il n’?coutait m?me plus quand elle parlait, et ne d?guisait pas son impatience. Elle sentait que son bavardage l’irritait; et elle parvenait, ? force de volont?, ? garder le silence pendant une partie de la soir?e; mais c’?tait plus fort qu’elle: elle recommen?ait tout ? coup sa musique. Christophe la plantait l?, au milieu d’une phrase. Elle ne lui en voulait pas. Elle s’en voulait ? elle-m?me. Elle se jugeait b?te, ennuyeuse, ridicule; ses d?fauts lui apparaissaient ?normes, elle voulait les combattre; mais elle ?tait d?courag?e par l’?chec de ses premi?res tentatives, elle se disait qu’elle ne pourrait jamais, qu’elle n’avait pas la force. Pourtant elle essayait de nouveau.

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