Mais il y avait d’autres d?fauts contre lesquels elle ne pouvait rien: que faire contre sa laideur? Elle ne pouvait plus en douter. La certitude de son infortune lui ?tait brusquement apparue, un jour qu’elle se regardait dans la glace: ?’avait ?t? un coup de foudre. Naturellement, elle s’exag?rait encore le mal, elle voyait son nez dix fois plus gros qu’il n’?tait; il lui semblait occuper tout le visage; elle n’osait plus se montrer, elle aurait voulu mourir. Mais la jeunesse poss?de une telle force d’espoir que ces acc?s de d?couragement ne duraient point; elle se figurait ensuite qu’elle s’?tait tromp?e; elle cherchait ? le croire, et elle en venait m?me, par instants, ? trouver son nez tr?s ordinaire, et presque assez bien fait. Son instinct lui fit alors chercher, mais bien maladroitement, quelques ruses enfantines, une fa?on de se coiffer qui d?gage?t moins le front et n’accus?t pas autant les disproportions du visage. Elle n’y mettait pas de coquetterie: aucune pens?e d’amour n’avait travers? son esprit, ou c’?tait ? son insu. Elle demandait peu de chose: rien qu’un peu d’amiti?; et ce peu, Christophe ne paraissait pas dispos? ? le lui accorder. Il semblait ? Rosa qu’elle e?t ?t? parfaitement heureuse, s’il avait bien voulu seulement lui dire, quand ils se rencontraient, un bonjour, un bonsoir amical, avec bont?. Mais le regard de Christophe ?tait si dur et si froid ? l’ordinaire! Elle en ?tait glac?e. Il ne lui disait rien de d?sagr?able; elle e?t mieux aim? des reproches que ce cruel silence.
Un soir, Christophe ?tait ? son piano, et jouait. Il s’?tait install? dans une ?troite pi?ce mansard?e, tout en haut de la maison, afin d’?tre moins d?rang? par le bruit. Rosa l’?coutait d’en bas, avec ?motion. Elle aimait la musique, quoiqu’elle e?t le go?t mauvais, ne l’avant jamais form?. Tant que sa m?re ?tait l?, elle restait dans un coin de la chambre, pench?e sur son ouvrage, et elle semblait absorb?e dans son travail; mais son ?me ?tait attach?e aux sons qui venaient de l?-haut. Aussit?t que, par bonheur, Amalia sortait, pour une course dans le voisinage, Rosa se levait d’un bond, jetait l’ouvrage, et grimpait le c?ur battant, jusqu’au seuil de la mansarde. Elle retenait son souffle et appliquait son oreille contre la porte. Elle restait ainsi jusqu’? ce qu’Amalia rentr?t. Elle allait sur la pointe des pieds, prenant garde de ne faire aucun bruit; mais comme elle n’?tait pas tr?s adroite, et comme elle ?tait toujours press?e elle manquait souvent de d?gringoler dans l’escalier; une fois qu’elle ?coutait, le corps pench? en avant, la joue coll?e ? serrure, elle perdit l’?quilibre et vint buter la porte avec son front. Elle fut si constern?e qu’elle en perdit haleine. Le piano s’arr?ta net: elle n’eut pas la force de se sauver. Elle se relevait, quand la porte s’ouvrit. Christophe la vit, lui jeta un regard furibond, puis, sans une parole, l’?carta brutalement, descendit avec col?re, et sortit. Il ne revint que pour d?ner, ne pr?ta aucune attention ? ses regards d?sol?s, qui imploraient un pardon, fit comme si elle n’existait point, et pendant plusieurs semaines il cessa compl?tement de jouer. Rosa en r?pandit d’abondantes larmes, en secret; personne ne s’en apercevait, personne ne faisait attention ? elle. Elle priait Dieu ardemment… pourquoi? Elle ne savait trop. Elle avait besoin de confier ses chagrins. Elle ?tait s?re que Christophe la d?testait.
Et malgr? tout, elle esp?rait. Il suffisait que Christophe sembl?t lui t?moigner quelques marques d’int?r?t, qu’il par?t ?couter ce qu’elle disait, qu’il lui serr?t la main plus amicalement que d’habitude…
Quelques mots imprudents des siens achev?rent de lancer son imagination sur une piste d?cevante.
Toute la famille ?tait pleine de sympathie pour Christophe. Ce grand gar?on de seize ans, s?rieux et solitaire, qui avait une haute id?e de ses devoirs, leur inspirait ? tous une sorte de respect. Ses acc?s de mauvaise humeur, ses silences obstin?s, son air sombre, ses mani?res brusques, n’?taient point faits pour ?tonner dans une maison comme celle-l?. M?me madame Vogel, qui regardait tout artiste comme un fain?ant, n’osait pas lui reprocher, d’une fa?on agressive, comme elle en avait envie, les heures qu’il passait ? bayer aux corneilles, le soir, ? la fen?tre de sa mansarde, immobile et pench? sur la cour, jusqu’? ce que la nuit f?t venue: car elle savait que, le reste du jour, il s’ext?nuait dans ses le?ons; et elle le m?nageait, – comme les autres, pour une raison de derri?re la t?te, que personne ne disait et que chacun savait.
Rosa avait saisi entre ses parents des regards ?chang?s et des chuchotements myst?rieux, quand elle causait avec Christophe. D’abord, elle n’y prit pas garde. Puis elle en fut intrigu?e et ?mue; elle br?lait de savoir ce qu’ils disaient, mais elle n’e?t pas os? le demander.
Un soir qu’elle ?tait mont?e sur un banc du jardin, afin de d?nouer la corde tendue entre deux arbres pour faire s?cher le linge, elle s’appuya, pour sauter ? terre, sur l’?paule de Christophe. Juste ? ce moment, son regard rencontra celui de son grand-p?re et de son p?re, qui ?taient assis, fumant leur pipe, le dos appuy? au mur de la maison. Les deux hommes ?chang?rent un clin d’?il; et Justus Euler dit ? Vogel:
– ?a fera un joli couple.
Sur un coup de coude de Vogel, qui remarquait que la fillette ?coutait, il couvrit sa r?flexion, fort habilement, – (il le pensait du moins), – d’un «hum! hum!» retentissant fait pour attirer l’attention ? vingt pas ? la ronde. Christophe, qui lui tournait le dos, ne s’aper?ut de rien; mais Rosa en fut si boulevers?e qu’elle oublia qu’elle sautait, et se tordit le pied. Elle f?t tomb?e, si Christophe ne l’avait retenue, pestant tout bas contre l’?ternelle maladroite. Elle s’?tait fait tr?s mal: mais elle n’en montra rien, elle y songeait ? peine, elle songeait ? ce qu’elle venait d’entendre. Elle s’en fut vers sa chambre; chaque pas lui ?tait une douleur, elle se raidissait, pour qu’on ne s’en aper??t pas. Elle ?tait inond?e d’un trouble d?licieux. Elle se laissa tomber sur la chaise au pied de son lit, et se cacha la figure dans les couvertures. Sa figure la br?lait; elle avait les larmes aux yeux, et elle riait. Elle avait honte, elle aurait voulu se cacher au fond de la terre, elle ne parvenait pas ? fixer ses id?es, ses tempes battaient, sa cheville lui causait des ?lancements aigus, elle ?tait dans un ?tat de torpeur et de fi?vre. Elle entendait vaguement les bruits du dehors, les cris des enfants qui jouaient dans la rue; et les mots du grand-p?re r?sonnaient ? son oreille; elle riait tout bas, elle rougissait, le visage enfoui dans l’?dredon, elle priait, elle remerciait, elle d?sirait, elle craignait, – elle aimait.
Sa m?re l’appela. Elle essaya de se lever. Au premier pas, elle ?prouva une douleur si intol?rable qu’elle faillit avoir une syncope; la t?te lui tournait. Elle crut qu’elle allait mourir, et, en m?me temps, elle voulait vivre de toutes les forces de son ?tre, vivre pour le bonheur promis. Sa m?re vint enfin, et toute la maison fut bient?t en ?moi. Grond?e suivant l’habitude, pans?e, couch?e, elle s’engourdissait dans le bourdonnement de sa douleur physique et de sa joie int?rieure. Douce nuit… Les moindres souvenirs de cette ch?re veill?e lui rest?rent sacr?s. Elle ne pensait pas ? Christophe, elle ne savait pas ce qu’elle pensait. Elle ?tait heureuse.
Le lendemain, Christophe, qui se croyait un peu responsable de l’accident, vint prendre de ses nouvelles: et, pour la premi?re fois, il lui t?moigna une apparence d’affection. Elle en fut p?n?tr?e de reconnaissance, elle b?nit son mal. Elle e?t souhait? de souffrir, toute sa vie, pour avoir, toute sa vie, une telle joie. – Elle dut rester ?tendue plusieurs jours, sans bouger; elle les passa ? ressasser les paroles du grand-p?re et ? les discuter: car le doute ?tait venu. Avait-il dit:
– Cela fera…
Ou bien:
– Cela ferait…?
Mais ?tait-il m?me possible qu’il e?t rien dit de semblable? – Oui, il l’avait bien dit, elle ?tait certaine… Quoi! Ils ne voyaient donc pas qu’elle ?tait laide, et que Christophe ne pouvait la souffrir?… Mais il ?tait si bon d’esp?rer! Elle en arrivait ? croire qu’elle s’?tait peut-?tre tromp?e, qu’elle n’?tait pas aussi laide qu’elle croyait; elle se soulevait sur sa chaise pour t?cher de se voir dans la glace accroch?e en face: elle ne savait que penser. Apr?s tout, son grand-p?re et son p?re ?taient meilleurs juges: on ne peut se juger soi-m?me… Mon Dieu! si c’?tait possible!… Si, par hasard… si, sans qu’elle s’en dout?t, si… si elle ?tait jolie!… Peut-?tre s’exag?rait-elle aussi les sentiments peu sympathiques de Christophe. Sans doute, l’indiff?rent gar?on, apr?s les marques d’int?r?t qu’il lui avait donn?es, au lendemain de l’accident, ne s’inqui?tait plus d’elle; il oubliait de prendre de ses nouvelles; mais Rosa l’excusait: il ?tait pr?occup? de tant de choses! comment e?t-il pens? ? elle? On ne doit pas juger un artiste, comme les autres hommes.
Pourtant, si r?sign?e qu’elle f?t, elle ne pouvait s’emp?cher d’attendre, avec un battement de c?ur, quand il passait pr?s d’elle, une parole de sympathie. Un seul mot, un regard…: son imagination faisait le reste. Les commencements de l’amour ont besoin de si peu d’aliment! C’est assez de se voir, de se fr?ler en passant; une telle force de r?ve ruisselle de l’?me ? ces moments qu’elle peut presque suffire ? cr?er son amour; un rien la plonge dans des extases, qu’? peine retrouvera-t-elle plus tard, quand, devenue plus exigeante, ? mesure qu’elle est plus satisfaite, elle poss?de enfin l’objet de son d?sir. – Rosa vivait tout enti?re, sans que personne en s?t rien, dans un roman forg? par elle de toutes pi?ces: Christophe l’aimait en secret et n’osait le lui dire, par timidit?, ou pour quelque inepte raison, romanesque et romantique, qui plaisait ? l’imagination de cette petite oie sentimentale. Elle b?tissait l?-dessus des histoires sans fin, d’une absurdit? parfaite: elle le savait elle-m?me, mais ne voulait pas le savoir; elle se mentait voluptueusement, pendant des jours, des jours, pench?e sur son ouvrage. Elle en oubliait de parler: tout son flot de paroles ?tait rentr? en elle, comme un fleuve disparu subitement sous la terre. Mais l?, il prenait sa revanche. Quelle d?bauche de discours, de conversations muettes! Parfois, on voyait ses l?vres remuer, comme chez ceux qui ont besoin, quand ils lisent, d’?peler tout bas les syllabes, afin de les comprendre.
Au sortir de ces r?ves, elle ?tait heureuse et triste. Elle savait que les choses n’?taient pas comme elle venait de se les raconter; mais il lui en restait un reflet de bonheur, et elle se remettait ? vivre avec plus de confiance. Elle ne d?sesp?rait pas de gagner Christophe.
Sans se l’avouer, elle entreprit sa conqu?te. Avec la s?ret? d’instinct que donne une grande affection, la fillette maladroite sut trouver, du premier coup, le chemin par o? elle pouvait atteindre au c?ur de son ami. Elle ne s’adressa pas directement ? lui. Mais, d?s qu’elle fut gu?rie et qu’elle put de nouveau circuler ? travers la maison, elle se rapprocha de Louisa. Le moindre pr?texte lui ?tait bon. Elle trouvait mille petits services ? lui rendre. Quand elle sortait, elle ne manquait jamais de se charger de ses commissions; elle lui ?pargnait les courses au march?, les discussions avec les fournisseurs, elle allait lui chercher l’eau ? la pompe de la cour, elle faisait m?me une partie de son m?nage, elle lavait les carreaux, elle frottait le parquet, malgr? les protestations de Louisa, confuse de ne pas faire seule sa t?che, mais si lasse qu’elle n’avait pas la force de s’opposer ? ce qu’on lui v?nt en aide. Christophe restait absent tout le jour. Louisa se sentait abandonn?e, et la compagnie de la fillette affectueuse et bruyante lui faisait du bien. Rosa s’installait chez elle. Elle apportait son ouvrage, et elles se mettaient ? causer. La fillette, avec des ruses gauches, cherchait ? amener la conversation sur Christophe. D’entendre parler de lui, d’entendre seulement son nom, la rendait heureuse; ses mains tremblaient, elle ?vitait de lever les yeux. Louisa, ravie de parler de son cher Christophe, racontait des petites histoires d’enfance, insignifiantes et un tantinet ridicules; mais il n’?tait pas ? craindre que Rosa les juge?t ainsi: ce lui ?tait une joie et un ?moi indicibles, de se repr?senter Christophe petit enfant et faisant les sottises ou les gentillesses de cet ?ge; la tendresse maternelle qui est dans le c?ur de toute femme se m?lait d?licieusement en elle ? l’autre tendresse; elle riait de bon c?ur, et elle avait les yeux humides. Louisa ?tait attendrie de l’int?r?t que Rosa lui t?moignait. Elle devinait ce qui se passait dans le c?ur de la fillette, et elle n’en montrait rien; mais elle s’en r?jouissait: car, seule de la maison, elle savait ce que valait ce c?ur. Parfois, elle s’arr?tait de parler, pour la regarder. Rosa, ?tonn?e du silence, levait les yeux du son ouvrage. Louisa lui souriait. Rosa se jetait dans ses bras, avec une brusquerie passionn?e, elle cachait sa figure dans le sein de Louisa. Puis, elles se remettaient ? travailler et ? causer, comme avant.
Le soir, lorsque Christophe rentrait, Louisa, reconnaissante des attentions de Rosa et poursuivant le petit plan qu’elle avait form?, ne tarissait pas en ?loges de sa jeune voisine. Christophe ?tait touch? de la bont? de Rosa. Il voyait le bien qu’elle faisait ? sa m?re, dont la figure redevenait plus sereine; et il la remerciait avec effusion. Rosa balbutiait, et se sauvait pour cacher son trouble: elle paraissait mille fois plus intelligente ainsi et plus sympathique ? Christophe que si elle lui avait parl?. Il la regarda d’un ?il moins pr?venu, et il ne cacha point sa surprise de d?couvrir en elle des qualit?s qu’il n’e?t pas soup?onn?es. Rosa s’en apercevait; elle remarquait les progr?s de sa sympathie, et pensait que cette sympathie s’acheminait vers l’amour. Elle s’abandonnait plus que jamais ? ses r?ves. Elle ?tait pr?s de croire, avec la belle pr?somption de l’adolescence, que ce qu’on d?sire de tout son ?tre finit par s’accomplir. – D’ailleurs, qu’y avait-il de d?raisonnable dans son d?sir? Christophe n’e?t-il pas d? ?tre plus sensible qu’un autre ? sa bont?, au besoin affectueux qu’elle avait de se d?vouer?
Mais Christophe ne songeait pas ? elle. Il l’estimait. Elle ne tenait aucune place dans sa pens?e. Il avait de bien autres pr?occupations en ce moment! Christophe n’?tait plus Christophe. Il ne se reconnaissait plus. Un travail formidable s’accomplissait en lui, bouleversait jusqu’au fond de son ?tre.
Christophe sentait une lassitude et une inqui?tude extr?mes. Il ?tait bris? sans cause, la t?te lourde, les yeux, les oreilles, tous les sens ivres et bourdonnants. Impossible de fixer son esprit nulle part. L’esprit sautait d’objet en objet, dans une fi?vre ?puisante. Ce papillotement d’images lui donnait le vertige. Il l’attribua d’abord ? un exc?s de fatigue et ? l’?nervement des jours de printemps. Mais le printemps passait, et son mal ne faisait que cro?tre.
C’?tait ce que les po?tes, qui ne touchent aux choses que d’une main ?l?gante, nomment l’inqui?tude de l’adolescence, le trouble de Ch?rubin, l’?veil du d?sir amoureux dans la chair et le c?ur juv?niles. Comme si l’effroyable crise de l’?tre qui craque et meurt, et rena?t de toutes parts, comme si ce cataclysme, o? tout: la foi, la pens?e, l’action, la vie enti?re, semble pr?s de s’an?antir et se reforge dans les convulsions de la douleur et de la joie, se r?duisait ? une niaiserie d’enfant.
Tout son corps et son ?me fermentaient. Il les consid?rait, sans force pour lutter, avec un m?lange de curiosit? et de d?go?t. Il ne comprenait point ce qui se passait en lui. Son ?tre se d?sagr?geait. Il passait les journ?es dans des torpeurs accablantes. Ce lui ?tait une torture de travailler. La nuit, il avait des sommeils pesants et hach?s, des r?ves monstrueux, des pouss?es de d?sirs: une ?me de b?te se ruait en lui. Br?lant, tremp? de sueur, il se regardait avec horreur; il t?chait de secouer les pens?es immondes et d?mentes, et il se demandait s’il devenait fou.
Le jour ne le mettait pas ? l’abri de ces pens?es de brute. Dans ces bas-fonds de l’?me, il se sentait couler: rien ? quoi se retenir; nulle barri?re ? opposer au chaos. Toutes ces armures, toutes ces forteresses dont le quadruple rempart l’entourait fi?rement: son Dieu, son art, son orgueil, sa foi morale, tout s’?croulait, se d?tachait, pi?ce ? pi?ce. Il se voyait nu, li?, couch?, sans pouvoir faire un mouvement, comme un cadavre sur qui grouille la vermine. Il avait des sursauts de r?volte: qu’?tait devenue sa volont?? Il l’appelait en vain: tels les efforts qu’on fait dans le sommeil, lorsqu’on sait que l’on r?ve, et qu’on veut s’?veiller. On ne r?ussit qu’? rouler de r?ve en r?ve, comme une masse de plomb. ? la fin, il trouvait moins p?nible de ne pas lutter. Il prenait son parti avec un fatalisme apathique.
Le flot r?gulier de sa vie semblait interrompu. Tant?t il s’infiltrait dans des crevasses souterraines; tant?t il rejaillissait avec une violence saccad?e. La cha?ne des jours ?tait bris?e. Au milieu de la plaine unie des heures s’ouvraient des trous b?ants, o? l’?tre s’engouffrait. Christophe assistait ? ce spectacle, comme s’il lui ?tait ?tranger. Tout et tous, – et lui-m?me, – lui devenaient ?trangers. Il continuait d’aller ? ses affaires, il accomplissait sa t?che d’une fa?on automatique; il lui semblait que la m?canique de sa vie allait s’arr?ter d’un instant ? l’autre: les rouages ?taient fauss?s. ? table avec sa m?re et ses h?tes, ? l’orchestre, au milieu des musiciens et du public, soudain se creusait un vide dans son cerveau: il regardait avec stupeur les figures grima?antes qui l’entouraient; et il ne comprenait plus. Il se demandait:
– Quel rapport y a-t-il entre ces ?tres et…?
Il n’osait m?me pas dire:
– …et moi.
Car il ne savait plus s’il existait. Il parlait, et sa voix lui semblait sortir d’un autre corps. Il se remuait, et il voyait ses gestes de loin, de haut, – du fa?te d’une tour. Il se passait la main sur le front, l’air ?gar?. Il ?tait pr?s d’actes extravagants.
Surtout quand il ?tait le plus en vue, quand il ?tait tenu de se surveiller davantage. Par exemple, les soirs o? il allait au ch?teau, ou quand il jouait en public. Il ?tait pris subitement d’un besoin imp?rieux de faire quelque grimace, de dire une ?normit?, de tirer le nez au grand-duc ou de flanquer son pied dans le derri?re d’une dame. Il lutta, tout un soir qu’il conduisait l’orchestre, contre l’envie insens?e de se d?shabiller en public; et, du moment qu’il entreprit de repousser cette id?e, il en fut hant?; il lui fallut toute sa force pour n’y point c?der. Au sortir de cette lutte imb?cile, il ?tait tremp? de sueur, et le cerveau vid?. Il devenait vraiment fou. Il lui suffisait de penser qu’il ne fallait pas faire une chose, pour que cette chose s’impos?t ? lui, avec la t?nacit? affolante d’une id?e fixe.
Ainsi sa vie se passait en une succession de forces d?mentes et de chutes dans le vide. Un vent furieux dans le d?sert. D’o? venait ce souffle? Qu’?tait cette folie? De quel ab?me sortaient ces d?sirs qui lui tordaient les membres et le cerveau? Il ?tait comme un arc, qu’une main forcen?e tend jusqu’? le briser, – vers quel but inconnu? – et qu’elle rejette ensuite, comme un morceau de bois mort. De qui ?tait-il la proie? Il n’osait approfondir. Il se sentait vaincu, humili?, et il ?vitait de regarder en face sa d?faite. Il ?tait las et l?che. Il comprenait maintenant ces gens qu’il m?prisait jadis: ceux qui ne veulent pas voir la v?rit? g?nante. Dans ces heures de n?ant, quand le souvenir lui revenait du temps qui passait, du travail abandonn?, de l’avenir perdu, il ?tait glac? d’effroi. Mais il ne r?agissait point: et sa l?chet? trouvait des excuses dans l’affirmation d?sesp?r?e du n?ant; il go?tait une am?re volupt? ? s’y abandonner, comme une ?pave au fil de l’eau. ? quoi bon lutter? Il n’y avait rien, ni beau, ni bien, ni Dieu, ni vie, ni ?tre d’aucune sorte. Dans la rue, quand il marchait, tout ? coup la terre lui manquait; il n’y avait ni sol, ni air, ni lumi?re, ni lui-m?me: il n’y avait rien. Sa t?te l’entra?nait, le front en avant; ? peine pouvait-il se retenir, au bord de la chute. Il pensait qu’il allait tomber, subitement, foudroy?. Il pensait qu’il ?tait mort…
Christophe faisait peau neuve. Christophe faisait ?me neuve. Et, voyant tomber l’?me us?e et fl?trie de son enfance, il ne se doutait pas qu’il lui en poussait une nouvelle, plus jeune et plus puissante. Comme on change de corps au courant de la vie, on change d’?me aussi; et la m?tamorphose ne s’accomplit pas toujours lentement, au fil des jours: il est des heures de crise, o? tout se renouvelle d’un coup. L’ancienne d?pouille tombe. Dans ces heures d’angoisse, l’?tre croit tout fini. Et tout va commencer. Une vie meurt. Une autre est d?j? n?e.