Jean-Christophe Tome II - Rolland Romain 4 стр.


– Ah! par exemple! fit-il gaiement. Voil? une bonne id?e! Il y a longtemps qu’il aurait d? s’aviser de cela! De toute sa vie, il n’a rien fait de mieux. Ah! le vieux pochard! Comment diable a-t-il pu s’y r?soudre?

Il s’arr?ta net. Christophe lui avait arrach? le papier des mains, et criait, bl?me de col?re:

– Je vous d?fends!… Je vous d?fends de m’insulter!

Le fonctionnaire fut stup?fait:

– Mais, cher Christophe, essaya-t-il de dire, qui songe ? t’insulter? Je n’ai dit que ce que tout le monde pense. Toi-m?me, tu le penses.

– Non! cria rageusement Christophe.

– Quoi! tu ne le penses pas? Tu ne penses pas qu’il boit?

– Ce n’est pas vrai! dit Christophe.

Il tr?pignait.

L’employ? haussa les ?paules.

– En ce cas, pourquoi a-t-il ?crit cette lettre?

– Parce que… dit Christophe, – (il ne sut plus que dire), – parce que, comme je viens toucher mon traitement, chaque mois, je puis prendre en m?me temps celui de mon p?re. Il est inutile que nous nous d?rangions tous deux… Mon p?re est tr?s occup?.

Il rougissait de l’absurdit? de son explication. L’employ? le regardait avec un m?lange d’ironie et de piti?. Christophe, froissant le papier dans sa main, fit mine de sortir. L’autre se leva et lui prit le bras.

– Attends un moment, dit-il, je vais arranger les choses.

Il passa dans le cabinet du directeur. Christophe attendit, sous les regards des autres employ?s. Il ne savait pas ce qu’il devait faire. Il songea ? se sauver, avant qu’on lui rapport?t la r?ponse; et il s’y disposait, quand la porte se rouvrit:

– Son Excellence veut bien te recevoir, lui dit le trop serviable employ?.

Christophe dut entrer.

Son Excellence le baron Hammer Langbach, un petit vieux, propret, avec des favoris, des moustaches, et le menton ras?, regarda Christophe par-dessus ses lunettes d’or, sans s’interrompre d’?crire, ni r?pondre d’un signe de t?te ? ses saluts embarrass?s.

– Ainsi, dit-il apr?s un moment, vous demandez, monsieur Krafft?…

– Votre Excellence, dit pr?cipitamment Christophe, je vous prie de me pardonner. J’ai r?fl?chi. Je ne demande plus rien.

Le vieillard ne chercha pas ? avoir une explication de ce revirement subit. Il regarda plus attentivement Christophe, toussota, et dit:

– Voudriez-vous me donner, monsieur Krafft, la lettre que vous tenez ? la main?

Christophe s’aper?ut que le regard de l’intendant ?tait fix? sur le papier qu’il continuait, sans y penser, ? froisser dans son poing.

– C’est inutile, Votre Excellence, balbutia-t-il. Ce n’est plus la peine maintenant.

– Donnez, je vous prie, reprit tranquillement le vieillard, comme s’il n’avait pas entendu.

Christophe, machinalement, donna le chiffon de lettre; mais il se lan?a dans un flot de paroles embrouill?es, tendant toujours la main pour ravoir la lettre. L’Excellence d?plia soigneusement le papier, le lut, regarda Christophe, le laissa patauger dans ses explications, puis l’interrompit, et dit, avec un ?clair malicieux dans les yeux:

– C’est bien, monsieur Krafft. La demande est accord?e.

De la main, il lui donna cong? et se replongea dans ses ?critures.

Christophe sortit, constern?.

– Sans rancune, Christophe! lui dit cordialement l’employ?, quand l’enfant repassa par le bureau. Christophe se laissa prendre et secouer la main, sans oser lever les yeux.

Il se retrouva hors du ch?teau. Il ?tait glac? de honte. Tout ce qu’on lui avait dit lui revenait ? l’esprit; et il s’imaginait sentir une ironie injurieuse dans la piti? des gens qui l’estimaient et le plaignaient. Il rentra ? la maison, il r?pondit ? peine par quelques mots irrit?s aux questions de Louisa, comme s’il lui gardait rancune de ce qu’il venait de faire. Il ?tait d?chir? de remords, ? la pens?e de son p?re. Il voulait lui avouer tout, lui demander pardon. Melchior n’?tait pas l?. Christophe l’attendit sans dormir, jusqu’au milieu de la nuit. Plus il pensait ? lui, plus ses remords augmentaient: il l’id?alisait; il se le repr?sentait faible, bon, malheureux, trahi par les siens. D?s qu’il entendit son pas dans l’escalier, il sauta du lit pour courir ? sa rencontre et se jeter dans ses bras. Mais Melchior rentrait dans un ?tat d’ivresse si d?go?tant que Christophe n’eut m?me pas le courage de l’approcher; et il alla se recoucher, en raillant am?rement ses illusions.

Quand Melchior, quelques jours plus tard, apprit ce qui s’?tait pass?, il eut un acc?s de col?re ?pouvantable; et malgr? les supplications de Christophe, il alla faire une sc?ne au palais. Mais il en revint tout penaud, et il ne souffla mot de ce qui avait eu lieu. On l’avait re?u fort mal. On lui avait dit qu’il e?t ? le prendre sur un autre ton, – qu’on ne lui avait conserv? sa pension qu’en consid?ration du m?rite de son fils, et que si l’on apprenait de lui le moindre scandale ? l’avenir, elle lui serait totalement supprim?e. Aussi Christophe fut-il soulag? de voir son p?re accepter sa situation, du jour au lendemain, et se vanter m?me d’avoir eu l’initiative de ce sacrifice .

Cela n’emp?cha point Melchior d’aller larmoyer au dehors qu’il ?tait d?pouill? par sa femme et par ses enfants, qu’il s’?tait ext?nu? pour eux, toute sa vie, et que maintenant on le laissait manquer de tout. Il t?chait aussi de soutirer de l’argent ? Christophe, par toutes sortes de c?lineries et de ruses ing?nieuses, qui donnaient envie de rire ? Christophe, bien qu’il n’en e?t gu?re sujet. Mais comme Christophe tenait bon, Melchior n’insistait pas. Il se sentait ?trangement intimid? devant les yeux s?v?res de cet enfant de quatorze ans, qui le jugeait. Il se vengeait en cachette par quelque mauvais tour. Il allait au cabaret, buvait et r?galait; et il ne payait rien, pr?tendant que c’?tait ? son fils d’acquitter ses dettes. Christophe ne protestait pas, de peur d’augmenter le scandale; et, d’accord avec Louisa, ils s’?puisaient ? payer les dettes de Melchior. – Enfin, Melchior se d?sint?ressa de plus en plus de sa charge de violoniste, depuis qu’il n’en touchait plus le traitement; et ses absences devinrent si fr?quentes au th??tre que, malgr? les pri?res de Christophe, on finit par le mettre ? la porte. L’enfant resta donc seul charg? de soutenir son p?re, ses fr?res, et toute la maison.

Ainsi, Christophe devint chef de famille, ? quatorze ans.

*

Il accepta r?solument cette t?che ?crasante. Son orgueil lui d?fendait de recourir ? la charit? des autres. Il se jura de se tirer d’affaire seul. Il avait trop souffert, depuis l’enfance, de voir sa m?re accepter, qu?ter d’humiliantes aum?nes; c’?tait un sujet de discussions avec elle, quand la bonne femme revenait au logis, triomphante d’un cadeau qu’elle avait obtenu d’une de ses protectrices. Elle n’y voyait pas malice et se r?jouissait de pouvoir, gr?ce ? cet argent, ?pargner un peu de peine ? son Christophe et ajouter un plat au maigre souper. Mais Christophe devenait sombre; il ne parlait plus, de la soir?e; il refusait, sans dire pourquoi, de toucher ? la nourriture qui avait ?t? ainsi obtenue. Louisa ?tait chagrin?e; elle harcelait maladroitement son fils pour qu’il mange?t; il s’obstinait; elle finissait par s’impatienter et lui disait des choses d?sagr?ables, auxquelles il r?pondait; alors il jetait sa serviette sur la table, et sortait. Son p?re haussait les ?paules et l’appelait poseur. Ses fr?res se moquaient de lui et mangeaient sa part.

Il fallait pourtant trouver les moyens de vivre. Son traitement ? l’orchestre n’y suffisait plus. Il donna des le?ons. Son talent de virtuose, sa bonne r?putation, et surtout la protection du prince lui attir?rent une nombreuse client?le dans la haute bourgeoisie. Tous les matins, depuis neuf heures, il enseignait le piano ? des fillettes, souvent plus ?g?es que lui, qui l’intimidaient par leur coquetterie et qui l’exasp?raient par la niaiserie de leur jeu. Elles ?taient, en musique, d’une stupidit? parfaite; en revanche, elles poss?daient toutes, plus ou moins, un sens aigu du ridicule; et leur regard moqueur ne faisait gr?ce ? Christophe d’aucune de ses maladresses. C’?tait une torture pour lui. Assis ? c?t? d’elles, sur le bord de sa chaise, rouge et guind?, crevant de col?re et n’osant pas bouger, se tenant ? quatre pour ne pas dire de sottises et ayant peur du son de sa voix, s’effor?ant de prendre un air s?v?re et se sentant observ? du coin de l’?il, il perdait contenance, se troublait au milieu d’une observation, craignait d’?tre ridicule, l’?tait, et s’emportait jusqu’aux reproches blessants. Il ?tait bien facile ? ses ?l?ves de se venger; et elles n’y manquaient point, en l’embarrassant par une certaine fa?on de le regarder, de lui poser les questions les plus simples, qui le faisait rougir jusqu’aux yeux; ou bien, elles lui demandaient un petit service, – comme d’aller prendre sur un meuble un objet oubli?: – ce qui ?tait pour lui la plus p?nible ?preuve: car il fallait traverser la chambre sous le feu des regards malicieux, qui guettaient impitoyablement les gaucheries de ses mouvements, ses jambes maladroites, ses bras raides, son corps ankylos? par l’embarras.

De ces le?ons il devait courir ? la r?p?tition du th??tre. Souvent il n’avait pas le temps de d?jeuner; il emportait dans sa poche un morceau de pain et de charcuterie qu’il mangeait pendant l’entr’acte. Il suppl?ait parfois Tobias Pfeiffer, le Musikdirektor , qui s’int?ressait ? lui et l’exer?ait ? diriger de temps en temps ? sa place les r?p?titions d’orchestre. Il lui fallait aussi continuer sa propre ?ducation musicale. D’autres le?ons de piano remplissaient sa journ?e, jusqu’? l’heure de la repr?sentation. Et bien souvent, le soir, apr?s la fin du spectacle, on le demandait au ch?teau. L?, il devait jouer pendant une heure ou deux. La princesse pr?tendait se conna?tre en musique; elle l’aimait fort, sans faire de diff?rence entre la bonne et la mauvaise. Elle imposait ? Christophe des programmes baroques, o? de plates rapsodies coudoyaient les chefs-d’?uvre. Mais son plus grand plaisir ?tait de le faire improviser; et elle lui fournissait les th?mes, d’une sentimentalit? ?c?urante.

Christophe sortait de l?, vers minuit, harass?, les mains br?lantes, la t?te fi?vreuse, l’estomac vide. Il ?tait en sueur; et, dehors, la neige tombait, ou un brouillard glac?. Il avait plus de la moiti? de la ville ? traverser, pour regagner sa maison; il rentrait ? pied, claquant des dents, mourant d’envie de dormir, et il devait prendre garde ? ne pas salir dans les flaques son unique habit de soir?e.

Il retrouvait sa chambre, qu’il partageait toujours avec ses fr?res; et jamais le d?go?t et le d?sespoir de sa vie, jamais le sentiment de sa solitude ne l’accablait autant qu’? ce moment o?, dans ce galetas ? l’odeur ?touffante, il lui ?tait enfin permis de d?poser son collier de mis?re. ? peine avait-il le courage de se d?shabiller. Heureusement, d?s qu’il posait la t?te sur l’oreiller, il ?tait terrass? par le sommeil, qui lui enlevait la conscience de ses peines.

Mais, d?s l’aube en ?t?, bien avant l’aube en hiver, il fallait qu’il se lev?t. Il voulait travailler pour lui: le seul moment de libert? qu’il e?t ?tait entre cinq et huit heures. Encore en devait-il perdre une partie ? des travaux de commande: car son titre de Hofmusicus et sa faveur aupr?s du grand-duc l’obligeaient ? des compositions officielles pour les f?tes de la cour.

Ainsi, jusqu’? la source de sa vie ?tait empoisonn?e. Ses r?ves m?mes n’?taient point libres. Mais, comme c’est l’habitude, la contrainte les rendait plus forts. Quand rien n’entrave l’action, l’?me a bien moins de raisons pour agir. Plus ?troite se resserrait autour de Christophe la prison des soucis et des t?ches m?diocres, plus son c?ur r?volt? sentait son ind?pendance. Dans une vie sans entraves, il se f?t abandonn? sans doute au hasard des heures. Ne pouvant ?tre libre qu’une heure ou deux par jour, sa force s’y ruait, comme un torrent entre les rochers. C’est une bonne discipline pour l’art, que de resserrer ses efforts dans d’implacables limites. En ce sens, on peut dire que la mis?re est un ma?tre, non seulement de pens?e, mais de style; elle apprend la sobri?t? ? l’esprit, comme au corps. Quand le temps est compt? et les paroles mesur?es, on ne dit rien de trop et on prend l’habitude de ne penser que l’essentiel. Ainsi on vit double, ayant moins de temps pour vivre.

Il en fut ainsi. Christophe prit sous le joug pleine conscience de la valeur de la libert?; et il ne gaspillait pas les minutes pr?cieuses ? des actes, ou des mots inutiles. Sa tendance naturelle ? ?crire avec une abondance diffuse, livr?e ? tous les caprices d’une pens?e sinc?re, mais sans choix, trouva son correctif dans l’obligation de se r?aliser le plus possible en le moins de temps possible. Rien n’eut tant d’influence sur son d?veloppement artistique et moral: – ni les le?ons de ses ma?tres, ni l’exemple des chefs-d’?uvre. Il acquit, dans ces ann?es o? le caract?re se forme, l’habitude de consid?rer la musique comme une langue pr?cise, dont chaque note a un sens; et il prit en haine les musiciens qui parlent pour ne rien dire.

Cependant, les compositions qu’il ?crivait alors ?taient bien loin de l’exprimer compl?tement, parce qu’il ?tait lui-m?me bien loin de s’?tre d?couvert. Il se cherchait ? travers l’amas de sentiments acquis que l’?ducation impose ? l’enfant, comme une seconde nature. Il n’avait que des intuitions de son ?tre v?ritable, faute d’avoir encore ressenti les passions de l’adolescence, qui d?gagent la personnalit? de ses v?tements d’emprunt, comme un coup de tonnerre purge le ciel des vapeurs qui l’enveloppent. D’obscurs et puissants pressentiments se m?laient en lui aux r?miniscences ?trang?res, dont il ne pouvait se d?faire. Il s’irritait de ces mensonges. Il se d?solait de voir combien ce qu’il ?crivait ?tait inf?rieur ? ce qu’il pensait. Il doutait am?rement de lui. Mais il ne pouvait se r?signer ? cette stupide d?faite; il s’enrageait ? faire mieux, ? ?crire de grandes choses. Et toujours il ?chouait. Apr?s un instant d’illusion, pendant qu’il ?crivait, il s’apercevait que ce qu’il avait ?crit ne valait rien; il le d?chirait, il le br?lait. Et, pour achever sa honte, il fallait qu’il v?t conserv?es, sans pouvoir les an?antir, ses ?uvres officielles, les plus m?diocres de toutes, – le concerto: l’Aigle royal , pour l’anniversaire du prince, et la cantate: l’Hymen de Pallas , ?crite ? l’occasion du mariage de la princesse Ad?la?de, – publi?es ? grands frais, en ?ditions de luxe, qui perp?tuaient son imb?cillit? pour les si?cles ? venir: – car il croyait aux si?cles ? venir… Il en pleurait d’humiliation.

Fi?vreuses ann?es! Nul r?pit, nulle rel?che. Rien qui fasse diversion ? ce labeur affolant. Point de jeux, point d’amis. Comment en aurait-il? L’apr?s-midi, ? l’heure o? les autres enfants s’amusent, le petit Christophe, le front pliss? par l’attention, est assis ? son pupitre d’orchestre, dans la salle de th??tre poussi?reuse et mal ?clair?e. Et le soir, quand les autres enfants sont couch?s, il est encore l?, affaiss? sur sa chaise et crisp? de fatigue.

Aucune intimit? avec ses fr?res. Le cadet, Ernst, avait douze ans: c’?tait un petit vaurien, vicieux et effront?, qui passait ses journ?es avec quelques chenapans de sa sorte, et qui, dans leur soci?t?, avait pris non seulement des fa?ons d?plorables, mais des honteuses habitudes, dont l’honn?te Christophe, qui n’aurait m?me pu en concevoir l’id?e, s’?tait aper?u un jour avec horreur. L’autre, Rodolphe, le favori de l’oncle Th?odore, se destinait au commerce. Il ?tait rang?, tranquille, mais sournois; il se croyait tr?s sup?rieur ? Christophe, et n’admettait pas son autorit? sur la maison, bien qu’il trouv?t naturel de manger son pain. Il avait ?pous? les rancunes de Th?odore et de Melchior contre lui, et il r?p?tait leurs racontars ridicules. Aucun des deux fr?res n’aimait la musique; et Rodolphe affectait de la m?priser, comme son oncle, par esprit d’imitation. G?n?s par la surveillance et les semonces de Christophe, qui prenait au s?rieux son r?le de chef de famille, les deux petits avaient tent? de se r?volter; mais Christophe avait de bons poings et la conscience de son droit: il faisait marcher rondement ses cadets. Ils n’en faisaient pas moins de lui ce qu’ils voulaient; ils abusaient de sa cr?dulit?, ils lui tendaient des panneaux, o? il ne manquait jamais de tomber; ils lui extorquaient de l’argent, mentaient impudemment, et se moquaient de lui derri?re son dos. Le bon Christophe se laissait toujours prendre; il avait un tel besoin d’?tre aim? qu’un mot affectueux suffisait pour d?sarmer sa rancune. Il leur e?t tout pardonn?, pour un peu d’amour. Mais sa confiance ?tait cruellement ?branl?e, depuis qu’il les avait entendus rire de sa b?tise, apr?s une sc?ne d’embrassements hypocrites qui l’avait ?mu jusqu’aux larmes: ce dont ils avaient profit? pour le d?pouiller d’une montre en or, cadeau du prince, qu’ils convoitaient. Il les m?prisait, et pourtant continuait ? se laisser duper, par un penchant incorrigible ? croire et ? aimer. Il le savait, il se mettait en rage contre lui-m?me, et il rouait de coups ses fr?res, quand il d?couvrait, une fois de plus, qu’ils s’?taient jou?s de lui. Apr?s quoi, il avalait de nouveau le premier hame?on qu’il leur plaisait de lui jeter.

Une plus am?re souffrance lui ?tait r?serv?e. Il apprit par d’officieux voisins que son p?re disait du mal de lui. Apr?s avoir ?t? glorieux des succ?s de son fils, Melchior avait la honteuse faiblesse d’en devenir jaloux. Il cherchait ? les rabaisser. C’?tait b?te ? pleurer. On ne pouvait que hausser les ?paules; il n’y avait m?me pas ? se f?cher: car il ?tait inconscient de ce qu’il faisait, et aigri par sa d?ch?ance. Christophe se taisait; il e?t craint, s’il parlait, de dire des choses trop dures; mais il avait le c?ur ulc?r?.

Tristes r?unions, que ces soupers de famille, le soir, autour de la lampe, sur la nappe tach?e, au milieu des propos insipides et du bruit des m?choires de ces ?tres qu’il m?prise, qu’il plaint, et qu’il aime malgr? tout! Avec la brave maman, seule, Christophe sentait un lien de commune affection. Mais Louisa, ainsi que lui, s’ext?nuait tout le jour; et, le soir, elle ?tait ?teinte, elle ne disait presque rien et s’endormait sur sa chaise, apr?s d?ner, en reprisant des chaussettes. D’ailleurs, elle ?tait si bonne qu’elle ne semblait pas faire de diff?rence dans son affection entre son mari et ses trois fils; elle les aimait tous ?galement. Christophe ne trouvait pas en elle la confidente dont il avait tant besoin.

Il s’enfermait en lui. Il se taisait pendant des jours entiers, accomplissant sa t?che monotone et harassante, avec une sorte de rage silencieuse. Un tel r?gime ?tait dangereux, pour un enfant, ? un ?ge de crise o? l’organisme, plus sensible, est livr? ? toutes les causes de destruction et risque de se d?former pour le reste de la vie. La sant? de Christophe en souffrit gravement. Il avait re?u des siens une solide charpente, une chair saine et sans tares. Mais ce corps vigoureux ne fit qu’offrir plus d’aliment ? la douleur, quand l’exc?s des fatigues et des soucis pr?coces y eut ouvert une br?che par o? elle put entrer. De tr?s bonne heure, s’?taient annonc?s chez lui des d?sordres nerveux. Il avait, tout petit, des ?vanouissements, des convulsions, des vomissements, quand il ?prouvait une contrari?t?. Vers sept ou huit ans, ? l’?poque de ses d?buts au concert, son sommeil ?tait inquiet: il parlait, criait, riait, pleurait, en dormant; et cette disposition maladive se renouvelait, chaque fois qu’il avait des pr?occupations vives. Puis ce furent de cruelles douleurs ? la t?te, tant?t des ?lancements dans la nuque et les c?t?s du cr?ne, tant?t un casque de plomb. Les yeux lui faisaient mal: c’?taient, par instants, des pointes d’aiguille qui s’enfon?aient dans l’orbite; il avait des ?blouissements et ne pouvait plus lire, il devait s’arr?ter pendant quelques minutes. La nourriture insuffisante ou malsaine et l’irr?gularit? des repas ruinaient son robuste estomac. Il ?tait rong? par des douleurs d’entrailles, ou une diarrh?e qui l’?puisait. Mais rien ne le faisait plus souffrir que son c?ur: il ?tait d’une irr?gularit? folle; tant?t il bondissait tumultueusement dans la poitrine, ? croire qu’il allait se briser; tant?t il battait ? peine et semblait pr?s de s’arr?ter. La nuit, la temp?rature de l’enfant avait des sautes effrayantes; elle passait sans transition de la grosse fi?vre ? l’an?mie. Il br?lait, il tremblait de froid, il avait des angoisses, sa gorge se contractait, une boule dans le cou l’emp?chait de respirer. – Naturellement, son imagination se frappa: il n’osait parler aux siens de ce qu’il ressentait; mais il l’analysait sans cesse, avec une attention qui grossissait ses souffrances ou en cr?ait de nouvelles. Il se pr?ta, l’une apr?s l’autre, toutes les maladies connues; il crut qu’il allait devenir aveugle; et comme il avait quelquefois des vertiges, en marchant, il craignait de tomber mort. – Toujours cette horrible peur d’?tre arr?t? en chemin, de mourir avant l’?ge, l’obs?dait, l’accablait, le talonnait ? la fois. Ah! s’il fallait mourir, au moins pas maintenant, pas avant d’?tre vainqueur!…

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