Naissent les cris, les chants, les soupirs, les harangues;
C’est que, présent partout, nain caché sous les langues,
Le mot tient sous ses pieds le globe et l’asservit;
Et, de même que l’homme est l’animal où vit
L’âme, clarté d’en haut par le corps possédée,
C’est que Dieu fait du mot la bête de l’idée.
Le mot fait vibrer tout au fond de nos esprits.
Il remue, en disant: Béatrix, Lycoris,
Dante au Campo-Santo, Virgile au Pausilippe.
De l’océan pensée il est noir polype.
Quand un livre jaillit d’Eschyle ou de Manou,
Quand saint Jean à Patmos écrit sur son genou,
On voit, parmi leurs vers pleins d’hydres et de stryges
Des mots monstres ramper dans ces œuvres prodiges.
Ô main de l’impalpable! ô pouvoir surprenant!
Mets un mot sur un homme, et l’homme frissonnant
Sèche et meurt, pénétré par la force profonde;
Attache un mot vengeur au flanc de tout un monde,
Et le monde, entraînant pavois, glaive, échafaud,
Ses lois, ses mœurs, ses dieux, s’écroule sous le mot.
Cette toute-puissance immense sort des bouches.
La terre est sous les mots comme un champ sous les mouches
Le mot dévore, et rien ne résiste à sa dent.
À son haleine, l’âme et la lumière aidant,
L’obscure énormité lentement s’exfolie.
Il met sa force sombre en ceux que rien ne plie;
Caton a dans les reins cette syllabe: NON.
Tous les grands obstinés, Brutus, Colomb, Zénon,
Ont ce mot flamboyant qui luit sous leur paupière:
ESPÉRANCE! – Il entr’ouvre une bouche de pierre
Dans l’enclos formidable où les morts ont leur lit,
Et voilà que don Juan pétrifié pâlit!
Il fait le marbre spectre, il fait l’homme statue.
Il frappe, il blesse, il marque, il ressuscite, il tue;
Nemrod dit: «Guerre!» alors, du Gange à l’Illissus,
Le fer luit, le sang coule. «Aimez-vous!» dit Jésus.
Et ce mot à jamais brille et se réverbère
Dans le vaste univers, sur tous, sur toi, Tibère,
Dans les cieux, sur les fleurs, sur l’homme rajeuni,
Comme le flamboiement d’amour de l’infini!
Quand, aux jours où la terre entr’ouvrait sa corolle,
Le premier homme dit la première parole,
Le mot né de sa lèvre, et que tout entendit,
Rencontra dans les cieux la lumière, et lui dit:
«Ma sœur!
«Envole-toi! plane! sois éternelle!
«Allume l’astre! emplis à jamais la prunelle!
«Échauffe éthers, azurs, sphères, globes ardents;
«Claire le dehors, j’éclaire le dedans.
«Tu vas être une vie, et je vais être l’autre.
«Sois la langue de feu, ma sœur, je suis l’apôtre.
«Surgis, effare l’ombre, éblouis l’horizon,
«Sois l’aube; je te vaux, car je suis la raison;
«À toi les yeux, à moi les fronts. Ô ma sœur blonde,
«Sous le réseau Clarté tu vas saisir le monde;
«Avec tes rayons d’or, tu vas lier entre eux
«Les terres, les soleils, les fleurs, les flots vitreux,
«Les champs, les cieux; et moi, je vais lier les bouches;
«Et sur l’homme, emporté par mille essors farouches,
«Tisser, avec des fils d’harmonie et de jour,
«Pour prendre tous les cœurs, l’immense toile Amour.
«J’existais avant l’âme, Adam n’est pas mon père.
«J’étais même avant toi; tu n’aurais pu, lumière,
«Sortir sans moi du gouffre où tout rampe enchaîné;
«Mon nom est FIAT LUX, et je suis ton aîné!»
Oui, tout-puissant! tel est le mot. Fou qui s’en joue!
Quand l’erreur fait un nœud dans l’homme, il le dénoue.
Il est foudre dans l’ombre et ver dans le fruit mûr.
Il sort d’une trompette, il tremble sur un mur,
Et Balthazar chancelle, et Jéricho s’écoule.
Il s’incorpore au peuple, étant lui-même foule.
Il est vie, esprit, germe, ouragan, vertu, feu;
Car le mot, c’est le Verbe, et le Verbe, c’est Dieu.
Jersey, juin 1855.
IX .
Le poëme éploré se lamente; le drame
Souffre, et par vingt acteurs répand à flots son âme;
Et la foule accoudée un moment s’attendrit,
Puis reprend: «Bah! l’auteur est un homme d’esprit,
«Qui, sur de faux héros lançant de faux tonnerres,
«Rit de nous voir pleurer leurs maux imaginaires.
«Ma femme, calme-toi; sèche tes yeux, ma sœur.»
La foule a tort: l’esprit, c’est le cœur; le penseur
Souffre de sa pensée et se brûle à sa flamme.
Le poëte a saigné le sang qui sort du drame;
Tous ces êtres qu’il fait l’étreignent de leurs nœuds;
Il tremble en eux, il vit en eux, il meurt en eux;
Dans sa création le poëte tressaille;
Il est elle, elle est lui; quand dans l’ombre il travaille,
Il pleure, et s’arrachant les entrailles, les met
Dans son drame, et, sculpteur, seul sur son noir sommet
Pétrit sa propre chair dans l’argile sacrée;
Il y renaît sans cesse, et ce songeur qui crée
Othello d’une larme, Alceste d’un sanglot,
Avec eux pêle-mêle en ses œuvres éclôt.
Dans sa genèse immense et vraie, une et diverse,
Lui, le souffrant du mal éternel, il se verse,
Sans épuiser son flanc d’où sort une clarté.
Ce qui fait qu’il est dieu, c’est plus d’humanité.
Il est génie, étant, plus que les autres, homme.
Corneille est à Rouen, mais son âme est à Rome;
Son front des vieux Catons porte le mâle ennui.
Comme Shakspeare est pâle! avant Hamlet, c’est lui
Que le fantôme attend sur l’âpre plate-forme,
Pendant qu’à l’horizon surgit la lune énorme.
Du mal dont rêve Argan, Poquelin est mourant;
Il rit: oui, peuple, il râle! Avec Ulysse errant,
Homère éperdu fuit dans la brume marine.
Saint Jean frissonne: au fond de sa sombre poitrine,
L’Apocalypse horrible agite son tocsin.
Eschyle! Oreste marche et rugit dans ton sein,
Et c’est, ô noir poëte à la lèvre irritée,
Sur ton crâne géant qu’est cloué Prométhée.
Paris, janvier 1834.
X. À Madame D. G. de G.
Jadis je vous disais: – Vivez, régnez, Madame!
Le salon vous attend! le succès vous réclame!
Le bal éblouissant pâlit quand vous partez!
Soyez illustre et belle! aimez! riez! chantez!
Vous avez la splendeur des astres et des roses!
Votre regard charmant, où je lis tant de choses,
Commente vos discours légers et gracieux.
Ce que dit votre bouche étincelle en vos yeux.
Il semble, quand parfois un chagrin vous alarme,
Qu’ils versent une perle et non pas une larme.
Même quand vous rêvez, vous souriez encor.
Vivez, fêtée et fière, ô belle aux cheveux d’or!
Maintenant vous voilà pâle, grave, muette,
Morte, et transfigurée, et je vous dis: – Poëte!
Viens me chercher! Archange! être mystérieux!
Fais pour moi transparents et la terre et les cieux!
Révèle-moi, d’un mot de ta bouche profonde,
La grande énigme humaine et le secret du monde!
Confirme en mon esprit Descartes ou Spinosa!
Car tu sais le vrai nom de celui qui perça,
Pour que nous puissions voir sa lumière sans voiles,
Ces trous du noir plafond qu’on nomme les étoiles!
Car je te sens flotter sous mes rameaux penchants;
Car ta lyre invisible a de sublimes chants!
Car mon sombre océan, où l’esquif s’aventure,
T’épouvante et te plaît; car la sainte nature,
La nature éternelle, et les champs, et les bois,
Parlent à ta grande âme avec leur grande voix!
Paris, 1840. – Jersey, 1855.
XI. Lise
J’avais douze ans; elle en avait bien seize.
Elle était grande, et, moi, j’étais petit.
Pour lui parler le soir plus à mon aise,
Moi, j’attendais que sa mère sortît;
Puis je venais m’asseoir près de sa chaise
Pour lui parler le soir plus à mon aise.
Que de printemps passés avec leurs fleurs!
Que de feux morts, et que de tombes closes!
Se souvient-on qu’il fut jadis des cœurs?
Se souvient-on qu’il fut jadis des roses?
Elle m’aimait. Je l’aimais. Nous étions
Deux purs enfants, deux parfums, deux rayons.
Dieu l’avait faite ange, fée et princesse.
Comme elle était bien plus grande que moi,
Je lui faisais des questions sans cesse
Pour le plaisir de lui dire: Pourquoi?
Et, par moments, elle évitait, craintive,
Mon œil rêveur qui la rendait pensive.
Puis j’étalais mon savoir enfantin,
Mes jeux, la balle et la toupie agile;
J’étais tout fier d’apprendre le latin;
Je lui montrais mon Phèdre et mon Virgile;
Je bravais tout; rien ne me faisait mal;
Je lui disais: Mon père est général.
Quoiqu’on soit femme, il faut parfois qu’on lise
Dans le latin, qu’on épèle en rêvant;
Pour lui traduire un verset, à l’église,
Je me penchais sur son livre souvent.
Un ange ouvrait sur nous son aile blanche
Quand nous étions à vêpres le dimanche.
Elle disait de moi: C’est un enfant!
Je l’appelais mademoiselle Lise;
Pour lui traduire un psaume, bien souvent,
Je me penchais sur son livre à l’église;
Si bien qu’un jour, vous le vîtes, mon Dieu!
Sa joue en fleur toucha ma lèvre en feu.
Jeunes amours, si vite épanouies,
Vous êtes l’aube et le matin du cœur.
Charmez l’enfant, extases inouïes!
Et, quand le soir vient avec la douleur,
Charmez encor nos âmes éblouies,
Jeunes amours, si vite évanouies!
Mai 1843.
XII. Vere novo
Comme le matin rit sur les roses en pleurs!
Oh! les charmants petits amoureux qu’ont les fleurs!
Ce n’est dans les jasmins, ce n’est dans les pervenches
Qu’un éblouissement de folles ailes blanches
Qui vont, viennent, s’en vont, reviennent, se fermant,
Se rouvrant, dans un vaste et doux frémissement.
Ô printemps! quand on songe à toutes les missives
Qui des amants rêveurs vont aux belles pensives,
À ces cœurs confiés au papier, à ce tas
De lettres que le feutre écrit au taffetas,
Aux messages d’amour, d’ivresse et de délire
Qu’on reçoit en avril et qu’en mai l’on déchire,
On croit voir s’envoler, au gré du vent joyeux,
Dans les prés, dans les bois, sur les eaux, dans les cieux,
Et rôder en tous lieux, cherchant partout une âme,
Et courir à la fleur en sortant de la femme,
Les petits morceaux blancs, chassés en tourbillons,
De tous les billets doux, devenus papillons.
Mai 1831.
XIII. À propos d’Horace
Marchands de grec! marchands de latin! cuistres! dogues!
Philistins! magisters! je vous hais, pédagogues!
Car, dans votre aplomb grave, infaillible, hébété,
Vous niez l’idéal, la grâce et la beauté!
Car vos textes, vos lois, vos règles sont fossiles!
Car, avec l’air profond, vous êtes imbéciles!
Car vous enseignez tout, et vous ignorez tout!
Car vous êtes mauvais et méchants! – Mon sang bout
Rien qu’à songer au temps où, rêveuse bourrique,
Grand diable de seize ans, j’étais en rhétorique!
Que d’ennuis! de fureurs! de bêtises! – gredins! -
Que de froids châtiments et que de chocs soudains!
«Dimanche en retenue et cinq cents vers d’Horace!»
Je regardais le monstre aux ongles noirs de crasse,
Et je balbutiais: «Monsieur… – Pas de raisons!
«Vingt fois l’ode à Plancus et l’épître aux Pisons!»
Or, j’avais justement, ce jour-là, – douce idée
Qui me faisait rêver d’Armide et d’Haydée, -
Un rendez-vous avec la fille du portier.
Grand Dieu! perdre un tel jour! le perdre tout entier!
Je devais, en parlant d’amour, extase pure!
En l’enivrant avec le ciel et la nature,
La mener, si le temps n’était pas trop mauvais,
Manger de la galette aux buttes Saint-Gervais!
Rêve heureux! je voyais, dans ma colère bleue,
Tout cet Eden, congé, les lilas, la banlieue,
Et j’entendais, parmi le thym et le muguet,
Les vagues violons de la mère Saguet!
Ô douleur! furieux, je montais à ma chambre,
Fournaise au mois de juin, et glacière en décembre;
Et, là, je m’écriais:
– Horace! ô bon garçon!
Qui vivais dans le calme et selon la raison,
Et qui t’allais poser, dans ta sagesse franche,
Sur tout, comme l’oiseau se pose sur la branche,
Sans peser, sans rester, ne demandant aux dieux
Que le temps de chanter ton chant libre et joyeux!
Tu marchais, écoutant le soir, sous les charmilles,
Les rires étouffés des folles jeunes filles,
Les doux chuchotements dans l’angle obscur du bois;
Tu courtisais ta belle esclave quelquefois,
Myrtale aux blonds cheveux, qui s’irrite et se cabre
Comme la mer creusant les golfes de Calabre,
Ou bien tu t’accoudais à table, buvant sec
Ton vin que tu mettais toi-même en un pot grec.
Pégase te soufflait des vers de sa narine;
Tu songeais; tu faisais des odes à Barine,
À Mécène, à Virgile, à ton champ de Tibur,
À Chloë, qui passait le long de ton vieux mur,
Portant sur son beau front l’amphore délicate.
La nuit, lorsque Phœbé devient la sombre Hécate,
Les halliers s’emplissaient pour toi de visions;
Tu voyais des lueurs, des formes, des rayons,
Cerbère se frotter, la queue entre les jambes,
À Bacchus, dieu des vins et père des ïambes;
Silène digérer dans sa grotte, pensif;
Et se glisser dans l’ombre, et s’enivrer, lascif,
Aux blanches nudités des nymphes peu vêtues,
Le faune aux pieds de chèvre, aux oreilles pointues!
Horace, quand grisé d’un petit vin sabin,
Tu surprenais Glycère ou Lycoris au bain,
Qui t’eût dit, ô Flaccus! quand tu peignais à Rome
Les jeunes chevaliers courant dans l’hippodrome,
Comme Molière a peint en France les marquis,
Que tu faisais ces vers charmants, profonds, exquis,
Pour servir, dans le siècle odieux où nous sommes,
D’instruments de torture à d’horribles bonshommes,
Mal peignés, mal vêtus, qui mâchent, lourds pédants,
Comme un singe une fleur, ton nom entre leurs dents!
Grimauds hideux qui n’ont, tant leur tête est vidée,
Jamais eu de maîtresse et jamais eu d’idée!
Puis j’ajoutais, farouche:
– Ô cancres! qui mettez
Une soutane aux dieux de l’éther irrités,
Un béguin à Diane, et qui de vos tricornes
Coiffez sinistrement les olympiens mornes,
Eunuques, tourmenteurs, crétins, soyez maudits!
Car vous êtes les vieux, les noirs, les engourdis,
Car vous êtes l’hiver; car vous êtes, ô cruches!
L’ours qui va dans les bois cherchant un arbre à ruches,
L’ombre, le plomb, la mort, la tombe, le néant!
Nul ne vit près de vous dressé sur son séant;
Et vous pétrifiez d’une haleine sordide
Le jeune homme naïf, étincelant, splendide;
Et vous vous approchez de l’aurore, endormeurs!
À Pindare serein plein d’épiques rumeurs,
À Sophocle, à Térence, à Plaute, à l’ambroisie,
Ô traîtres, vous mêlez l’antique hypocrisie,
Vos ténèbres, vos mœurs, vos jougs, vos exeats,
Et l’assoupissement des noirs couvents béats;
Vos coups d’ongle rayant tous les sublimes livres,
Vos préjugés qui font vos yeux de brouillard ivres,
L’horreur de l’avenir, la haine du progrès;