Raphaël qui l’avait prise fort en gré passa plusieurs nuits de suite avec elle, et peu à peu elle fit comme les autres, elle se consola de ses malheurs par l’espérance de les voir finir un jour. Omphale avait eu raison de me dire que l’ancienneté ne faisait rien aux réformes, que seulement dictées par le caprice des moines ou peut-être par quelques recherches ultérieures, on pouvait la subir au bout de huit jours comme au bout de vingt ans; il n’y avait pas six semaines qu’octavie était avec nous, quand Raphaël vint lui annoncer son départ… elle nous fit les mêmes promesses qu’Omphale et disparut comme elle sans que nous ayons jamais su ce qu’elle était devenue.
Nous fûmes environ un mois sans voir arriver de remplacement. Ce fut pendant cet intervalle que j’eus, comme Omphale, occasion de me persuader que nous n’étions pas les seules filles qui habitassent cette maison et qu’un autre bâtiment sans doute en recelait un pareil nombre que le nôtre, mais Omphale ne put que soupçonner et mon aventure bien autrement convaincante confirma tout à fait mes soupçons; voici comme cela arriva. Je venais de passer la nuit chez Raphaël et j’en sortais suivant l’usage sur les sept heures du matin, lorsqu’un frère aussi vieux, aussi dégoûtant que le nôtre et que je n’avais pas encore vu, survint tout à coup dans le corridor avec une grande fille de dix-huit à vingt ans qui me parut fort belle et faite à peindre. Raphaël qui devait me ramener, se faisait attendre; il arriva comme j’étais positivement en face de cette fille que le frère ne savait où fourrer pour la soustraire à mes regards.
– Où menez-vous cette créature? dit le gardien furieux.
– Chez vous, mon révérend père, dit l’abominable mercure. votre Grandeur oublie qu’elle m’en a donné l’ordre hier au soir.
– Je vous ai dit à neuf heures.
– A sept, monseigneur, vous m’avez dit que vous la vouliez voir avant votre messe.
Et pendant tout ce temps-là je considérais cette compagne qui me regardait avec le même étonnement.
– Eh bien qu’importe, dit Raphaël en me ramenant dans sa chambre et y faisant entrer cette fille. Tenez, me dit-il, Sophie, après avoir feutré sa porte et fait attendre le frère, cette fille occupe dans une autre tour le même poste que vous occupez dans la vôtre, elle est doyenne; il n’y a point d’inconvénients à ce que nos deux doyennes se connaissent, et pour que la connaissance soit plus entière, Sophie, je vais te faire voir notre Marianne toute nue.
Cette Marianne, qui me paraissait une fille très effrontée, se déshabilla dans l’instant, et Raphaël m’ordonnant d’exciter ses désirs, la soumit à mes yeux à ses plaisirs de choix.
– Voilà ce que je lui voulais, dit l’infâme aussitôt qu’il fut satisfait, il suffit que j’aie passé la nuit avec une fille pour en désirer le matin une nouvelle; rien n’est insatiable comme nos goûts, plus on y sacrifie, plus ils échauffent; quoique ce soit toujours à peu près la même chose, on suppose sans cesse de nouveaux appas, et l’instant où la satiété éteint nos désirs avec une est celui où le même libertinage vient les allumer avec l’autre. vous êtes deux filles de confiance, ainsi taisez-vous toutes deux; partez, Sophie, partez, le frère va vous ramener; j’ai quelque nouveau mystère à célébrer encore avec votre compagne.
Je promis le secret qu’on exigeait de moi et partis, bien assurée maintenant que nous n’étions pas les seules qui servissions aux plaisirs monstrueux de ces effrénés libertins.
Cependant Octavie fut incessamment remplacée; une petite paysanne de douze ans, fraîche et jolie mais bien inférieure à elle, fut l’objet qu’on mit au lieu d’elle; avant deux ans je devins la plus ancienne. Florette et Cornélie partirent à leur tour, me jurant comme Omphale de me donner de leurs nouvelles et n’y réussissant pas plus que cette infortunée; l’une et l’autre venaient d’être remplacées, Florette par une Dijonnaise de quinze ans, grosse joufflue n’ayant pour elle que sa fraîcheur et son âge, Cornélie par une fille d’Autun appartenant à une très honnête famille et d’une singulière beauté. Cette dernière, âgée de seize ans, m’avait heureusement enlevé le cœur d’Antonin, lorsque je m’aperçus que si j’étais effacée des bonnes grâces de ce libertin, j’étais incessamment à la veille de perdre également mon crédit près des autres. L’inconstance de ces malheureux me fit frémir sur mon sort, je vis bien qu’elle annonçait ma retraite, et je n’avais que trop de certitude que cette cruelle réforme était un arrêt de mort, pour n’en pas être un instant alarmée. Je dis un instant! malheureuse comme je l’étais, pouvais-je donc tenir à la vie, et le plus grand bonheur qui pût m’arriver n’était-il pas d’en sortir? Ces réflexions me consolèrent, et me firent attendre mon sort avec tant de résignation que je n’employai aucun moyen pour faire remonter mon crédit. Les mauvais procédés m’accablaient, il n’y avait pas d’instant où l’on ne se plaignît de moi, pas de jour où je ne fusse punie; je priais le ciel et j’attendais mon arrêt; j’étais peut-être à la veille de le recevoir lorsque la main de la providence, lassée de me tourmenter de la même manière, m’arracha de ce nouvel abîme, pour me replonger bientôt dans un autre. N’empiétons pas sur les événements et commençons par vous raconter celui qui nous délivra enfin toutes des mains de ces insignes débauchés.
Il fallait que les affreux exemples du vice récompensé se soutinssent encore dans cette circonstance, comme ils l’avaient toujours été à mes yeux à chaque événement de ma vie; il était écrit que ceux qui m’avaient tourmentée, humiliée, tenue dans les fers, recevraient sans cesse à mes regards le prix de leurs forfaits, comme si la providence eût pris à tâche de me montrer l’inutilité de la vertu; funeste leçon qui ne me corrigea point et qui, dussé-je échapper encore au glaive suspendu sur ma tête, ne m’empêchera point d’être toujours l’esclave de cette divinité de mon cœur.
Un matin sans que nous nous y attendissions, Antonin parut dans notre chambre, et nous annonça que le révérend père Raphaël, parent et protégé du Saint-Père venait d’être nommé par Sa Sainteté général de l’ordre de Saint-François.
– Et moi, mes enfants, nous dit-il, je passe au gardiennat de Lyon; deux nouveaux pères vont nous remplacer incessamment dans cette maison, peut-être arriveront-ils dans la journée; nous ne les connaissons pas, il est aussi possible qu’ils vous renvoient chacune chez vous comme il l’est qu’ils vous conservent, mais quel que soit votre sort, je vous conseille pour vous-même, et pour l’honneur des deux confrères que nous laissons ici, de déguiser les détails de notre conduite, et de n’avouer que ce dont il est impossible de ne pas convenir.
Une nouvelle aussi flatteuse pour nous ne permettait pas que nous refusassions à ce moine ce qu’il paraissait désirer; nous lui promîmes tout ce qu’il désirait, et le libertin voulut encore nous faire ses adieux à toutes les quatre. La fin entrevue des malheurs en fait supporter les derniers coups sans se plaindre; nous ne lui refusâmes rien et il sortit pour se séparer à jamais de nous. On nous servit à dîner comme à l’ordinaire; environ deux heures après, le père Clément entra dans notre chambre avec deux religieux vénérables et par leur âge et par leur figure.
– Convenez, mon père, dit l’un d’eux à Clément, convenez que cette débauche est horrible et qu’il est bien singulier que le ciel l’ait soufferte si longtemps.
Clément convint humblement de tout, il s’excusa sur ce que ni lui ni ses confrères n’avaient rien innové, et qu’ils avaient les uns et les autres trouvé tout dans l’état où ils le rendaient; qu’à la vérité les sujets variaient, mais qu’ils avaient trouvé de même cette variété établie, et qu’ils n’avaient donc fait en tout que suivre l’usage indiqué par leurs prédécesseurs.
– Soit, reprit le même père qui me parut être le nouveau gardien et qui l’était en effet, soit, mais détruisons bien vite cette exécrable débauche, mon père, elle révolterait dans des gens du monde, je vous laisse à penser ce qu’elle doit être pour des religieux.
Alors ce père nous demanda ce que nous voulions devenir.
Chacune répondit qu’elle désirait retourner ou dans son pays ou dans sa famille.
– Cela sera, mes enfants, dit le moine, et je vous remettrai même à chacune la somme nécessaire pour vous y rendre, mais il faudra que vous partiez l’une après l’autre, à deux jours de distance, que vous partiez seule, à pied, et que jamais vous ne révéliez rien de ce qui s’est passé dans cette maison.
Nous le jurâmes… mais le gardien ne se contenta point de ce serment, il nous exhorta à nous approcher des sacrements; aucune de nous ne refusa et là, il nous fit jurer au pied de l’autel que nous voilerions à jamais ce qui s’était passé dans ce couvent. Je le fis comme les autres, et si j’enfreins près de vous ma promesse, madame, c’est que je saisis plutôt l’esprit que la lettre du serment qu’exigea ce bon prêtre; son objet était qu’il ne se fît jamais aucune plainte, et je suis bien certaine en vous racontant ces aventures qu’il n’en résultera jamais rien de fâcheux pour l’ordre de ces pères. Mes compagnes partirent les premières, et comme il nous était défendu de prendre ensemble aucun rendez-vous et que nous avions été séparées dès l’instant de l’arrivée du nouveau gardien, nous ne nous retrouvâmes plus. Ayant demandé d’aller à Grenoble, on me donna deux louis pour m’y rendre; je repris les vêtements que j’avais en arrivant dans cette maison, j’y retrouvai les huit louis qui me restaient encore, et pleine de satisfaction de fuir enfin pour jamais cet asile effrayant du vice, et d’en sortir d’une manière aussi douce et aussi peu attendue, je m’enfonçai dans la forêt, et me retrouvai sur la route d’Auxerre au même endroit où je l’avais quittée pour venir me jeter moi-même dans le lac, trois ans juste après cette sottise, c’est-à-dire âgée pour lors de vingt-cinq ans moins quelques semaines. Mon premier soin fut de me jeter à genoux et de demander à Dieu de nouveaux pardons des fautes involontaires que j’avais commises; je le fis avec plus de componction encore que je ne l’avais fait près des autels souillés de la maison infâme que j’abandonnais avec tant de joie. Des larmes de regret coulèrent ensuite de mes yeux.
Hélas, me dis-je, j’étais pure quand je quittai autrefois cette même route, guidée par un principe de dévotion si funestement trompé… et dans quel triste état puis-je me contempler maintenant! Ces funestes réflexions un peu calmées par le plaisir de me voir libre, je continuai ma route. Pour ne pas vous ennuyer plus longtemps, madame, de détails dont je crains de lasser votre patience, je ne m’arrêterai plus si vous le trouvez bon, qu’aux événements ou qui m’apprirent des choses essentielles, ou qui changèrent encore le cours de ma vie. M’étant reposée quelques jours à Lyon, je jetai par hasard un jour les yeux sur une gazette étrangère appartenant à la femme chez laquelle je logeais, et quelle fut ma surprise d’y voir encore le crime couronné, d’y voir au pinacle un des principaux auteurs de mes maux. Rodin, cet infâme qui m’avait si cruellement punie de lui avoir épargné un meurtre, obligé de quitter la France pour en avoir commis d’autres sans doute, venait, disait cette feuille de nouvelles, d’être nommé premier chirurgien du roi de Suède avec des appointements considérables. Qu’il soit fortuné, le scélérat, me dis-je, qu’il le soit puisque la providence le veut, et toi malheureuse créature, souffre seule, souffre sans te plaindre, puisqu’il est écrit que les tribulations et les peines doivent être l’affreux partage de la vertu!
Je partis de Lyon au bout de trois jours pour prendre la route du Dauphiné, pleine du fol espoir qu’un peu de prospérité m’attendait dans cette province. A peine fus-je à deux lieues de Lyon, voyageant toujours à pied comme à mon ordinaire avec une couple de chemises et de mouchoirs dans mes poches, que je rencontrai une vieille femme qui m’aborda avec l’air de la douleur et qui me conjura de lui faire quelques charités. Compatissante de mon naturel, ne connaissant nul chantre au monde comparable à celui d’obliger, je sors à l’instant ma bourse à dessein d’en tirer quelques pièces de monnaie et de les donner à cette femme, mais l’indigne créature, bien plus prompte que moi quoique je l’eusse jugée d’abord vieille et cassée, saisit lestement ma bourse, me renverse d’un vigoureux coup de poing dans l’estomac, et ne reparaît plus à mes yeux, dès que je suis relevée, qu’à cent pas de là, entourée de quatre coquins, qui me font des gestes menaçants si j’ose approcher. Oh juste ciel, m’écriai-je amertume, il est donc impossible qu’aucun mouvement vertueux puisse naître en moi, qu’il ne soit à l’instant puni par les malheurs les plus cruels qui soient à redouter pour moi dans l’univers! En ce moment affreux, tout mon courage fut prêt à m’abandonner.
J’en demande aujourd’hui pardon au ciel, mais la révolte fut bien près de mon cœur. Deux affreux partis s’offrirent à moi; je voulus, ou m’aller joindre aux fripons qui venaient de me léser aussi cruellement, ou retourner dans Lyon m’abandonner au libertinage… Dieu me fit la grâce de ne pas succomber et quoique l’espoir qu’il alluma de nouveau dans mon âme ne fût que l’aurore d’adversités plus terribles encore, je le remercie cependant de m’avoir soutenue. La chaîne des malheurs qui me conduit aujourd’hui quoique innocente à l’échafaud, ne me vaudra jamais que la mort; d’autres partis m’eussent valu la honte, les remords, l’infamie, et l’un est bien moins cruel pour moi que le reste.
Je continuai ma route, décidée à vendre à vienne le peu d’effets que j’avais sur moi pour gagner Grenoble. Je cheminais tristement, lorsqu’à un quart de lieue de cette ville, j’aperçus dans la plaine à droite du chemin, deux hommes à cheval qui en foulaient un troisième aux pieds de leurs chevaux, et qui après l’avoir laissé comme mort se sauvèrent à toutes brides. Ce spectacle affreux m’attendrit jusqu’aux larmes… Hélas, me dis-je, voilà un infortuné plus à plaindre encore que moi; il me reste au moins la santé et la force, je puis gagner ma vie, et s’il n’est pas riche, qu’il soit dans le même cas que moi, le voilà estropié pour le reste de ses jours.
Que va-t-il devenir? A quelque point que j’eusse dû me défendre de ces sentiments de commisération, quelque cruellement que je vinsse d’en être punie, je ne pus résister à m’y livrer encore. Je m’approche de ce moribond; j’avais un peu d’eau spiritueuse sur moi, je lui en fais respirer; il ouvre les yeux à la lumière, ses premiers mouvements sont ceux de la reconnaissance, ils m’engagent à continuer mes soins; je déchire une de mes chemises pour le panser, un de ces seuls effets qui me restent pour prolonger ma vie, je le mets en morceaux pour cet homme, j’étanche le sang qui coule de quelques-unes de ses plaies, je lui donne à boire un peu de vin dont je portais une légère provision dans un flacon pour ranimer ma marche dans mes instants de lassitude, j’emploie le reste à bassiner ses contusions. Enfin ce malheureux reprend tout à coup ses forces et son courage; quoique à pied et dans un équipage assez leste, il ne paraissait pourtant point dans la médiocrité, il avait quelques effets de prix, des bagues, une montre, et autres bijoux, mais fort endommagés de son aventure. Il me demande enfin, dès qu’il peut parler, quel est l’ange bienfaisant qui lui apporte du secours, et ce qu’il peut faire pour en témoigner sa gratitude. Ayant encore la bonhomie de croire qu’une âme enchaînée par la reconnaissance devait être à moi sans retour, je crois pouvoir jouir en sûreté du doux plaisir de faire partager mes pleurs à celui qui vient d’en verser dans mes bras, je lui raconte toutes mes aventures, il les écoute avec intérêt et quand j’ai fini par la dernière catastrophe qui vient de m’arriver, dont le récit lui fait voir l’état cruel de misère dans lequel je me trouve:
– Que je suis heureux, s’écrie-t-il, de pouvoir au moins reconnaître tout ce que vous venez de faire pour moi! Je m’appelle Dalville, continue cet aventurier, je possède un fort beau château dans les montagnes à quinze lieues d’ici; je vous y propose une retraite si vous voulez m’y suivre, et pour que cette offre n’alarme point votre délicatesse, je vais vous expliquer tout de suite à quoi vous me serez utile. Je suis marié, ma femme a besoin près d’elle d’une femme sûre; nous avons renvoyé dernièrement un mauvais sujet, je vous offre sa place.
Je remerciai humblement mon protecteur et lui demandai par quel hasard un homme comme il me paraissait être se hasardait à voyager sans suite et s’exposait comme ça venait de lui arriver, à être malmené par des fripons.
– Un peu replet, jeune, et vigoureux, je suis depuis longtemps, me dit Dalville, dans l’habitude de venir de chez moi à vienne de cette manière; ma santé et ma bourse y gagnent.
Ce n’est pas cependant que je sois dans le cas de prendre garde à la dépense, car Dieu merci je suis riche et vous en verrez incessamment la preuve si vous me faites l’amitié de venir chez moi. Ces deux hommes auxquels vous voyez que je viens d’avoir affaire sont deux petits gentillâtres du canton, n’ayant que la cape et l’épée, l’un garde du corps, l’autre gendarme, c’est-à-dire deux escrocs; je leur gagnai cent louis la semaine passée dans une maison à vienne; bien éloignés d’en avoir à eux deux la trentième partie, je me contentai de leur parole, je les rencontre aujourd’hui, je leur demande ce qu’ils me doivent… et vous avez vu comme ils m’ont payé.
Je déplorais avec cet honnête gentilhomme le double malheur dont il était victime, lorsqu’il me proposa de nous remettre en route.
– Je me sens un peu mieux, grâce à vos soins, dit Dalville; la nuit s’approche, gagnons un logis distant d’environ deux lieues d’ici, d’où moyen en les chevaux que nous y prendrons demain matin, nous pourrons peut-être arriver chez moi le même soir.
Absolument décidée à profiter du secours que le ciel semblait m’envoyer, j’aide à Dalville à se remettre en marche, je le soutiens pendant la route, et quittant absolument tout chemin connu, nous nous avançons par des sentiers à vol d’oiseau vers les Alpes. Nous trouvons effectivement à près de deux lieues l’auberge qu’avait indiquée Dalville, nous y soupons gaiement et honnêtement ensemble; après le repas, il me recommande à la maîtresse du logis qui me fait coucher auprès d’elle, et le lendemain sur deux mules de louage qu’escortait un valet de l’auberge à pied, nous gagnons les frontières du Dauphiné, nous dirigeant toujours vers les montagnes. Dalville très maltraité ne put cependant pas soutenir la course entière, et je n’en fus pas fâchée pour moi-même qui, peu accoutumée à aller à cette manière, me trouvais également très incommodée. Nous nous arrêtâmes à Virieu où j’éprouvai les mêmes soins et les mêmes honnêtetés de mon guide, et le lendemain nous continuâmes notre marche toujours dans la même direction. Sur les quatre heures du soir, nous arrivâmes au pied des montagnes; là le chemin devenant presque impraticable, Dalville recommanda au muletier de ne pas me quitter de peur d’accident, et nous nous enfilâmes dans les gorges; nous ne fîmes que tourner et monter près de quatre lieues, et nous avions alors tellement quitté toute habitation et toute route humaine, que je me crus au bout de l’univers. Un peu d’inquiétude vint me saisir malgré moi. En m’égarant ici dans les roches inabordables, je me rappelai les détours de la forêt du couvent de Sainte-Marie-des-Bois, et l’aversion que j’avais prise pour tous les lieux isolés me fit frémir de celui-ci. Enfin nous aperçûmes un château perché sur le bord d’un précipice affreux et qui, paraissant suspendu sur la pointe d’une roche escarpée, donnait plutôt l’idée d’une habitation de revenants que de celle de gens faits pour la société. Nous apercevions ce château sans qu’aucun chemin parût y tenir; celui que nous suivions, pratiqué seulement par les chèvres, rempli de cailloux de tous côtés, y conduisait cependant, mais par des circuits infinis: voilà mon habitation, me dit Dalville dès qu’il crut que le château avait frappé mes regards, et sur ce que je lui témoignai mon étonnement de le voir habiter une telle solitude, il me répondit assez brusquement qu’on habitait où l’on pouvait. Je fus aussi choquée qu’effrayée du ton; rien n’échappe dans le malheur, une inflexion plus ou moins prononcée chez ceux de qui nous dépendons étouffe ou ranime l’espoir; cependant comme il n’était plus temps de reculer je fis semblant de rien. Encore à force de tourner cette antique masure, elle se trouva tout à coup en face de nous; là Dalville descendit de sa mule et m’ayant dit d’en faire autant, il les rendit toutes deux au valet, le paya et lui ordonna de s’en retourner, autre cérémonie qui me déplut souverainement. Dalville s’aperçut de mon trouble.