Les Infortunes De La Vertu - de Sade Marquis Alphonse Francois 11 стр.


– Qu’avez-vous, Sophie, me dit-il en nous acheminant à pied vers son habitation, vous n’êtes point hors de France, ce château est sur les frontières du Dauphiné, mais il en dépend toujours.

– Soit, monsieur, répondis-je, mais comment peut-il vous être venu dans l’esprit de vous fixer dans un tel coupe-gorge?

– Oh coupe-gorge, non, me dit Dalville en me regardant sournoisement à mesure que nous avancions, ce n’est pas tout à fait un coupe-gorge, mon enfant, mais ce n’est pas non plus l’habitation de bien honnêtes gens.

– Ah monsieur, répondis-je, vous me faites frémir, où me menez-vous donc?

– Je te mène servir des faux-monnayeurs, catin, me dit Dalville, en me saisissant par le bras, et me faisant traverser de force un pont-levis qui s’abaissa à notre arrivée et se releva tout aussitôt. T’y voilà, ajouta-t-il dès que nous fûmes dans la cour; vois-tu ce puits? continua-t-il en me montrant une grande et profonde citerne avoisinant la porte, dont deux femmes nues et enchaînées faisaient mouvoir la roue qui versait de l’eau dans un réservoir. voilà tes compagnes, et voilà ta besogne; moyen en que tu travailleras douze heures par jour à tourner cette roue, que tu seras comme tes compagnes bien et dûment battue chaque fois que tu te relâcheras, il te sera accordé six onces de pain noir et un plat de fèves par jour. Pour ta liberté, renonces-y, tu ne reverras jamais le ciel; quand tu seras morte à la peine, on te jettera dans ce trou que tu vois à côté du puits, par-dessus trente ou quarante qui y sont déjà et on te remplacera par une autre.

– Juste ciel, monsieur, m’écriai-je en me jetant aux pieds de Dalville, daignez vous rappeler que je vous ai sauvé la vie, qu’un instant ému par la reconnaissance vous semblâtes m’offrir le bonheur, et que ce n’était pas à cela que je devais m’attendre.

– Qu’entends-tu, je te prie, par ce sentiment de reconnaissance dont tu t’imagines m’avoir captivé, dit Dalville, raisonne donc mieux, chétive créature, que faisais-tu quand tu m’as secouru? Entre la possibilité de suivre ton chemin et celle de venir à moi, tu choisis la dernière comme un mouvement que ton cœur t’inspirait… Tu te livrais donc à une jouissance? Par où diable prétends-tu que je sois obligé de te récompenser des plaisirs que tu t’es donnés et comment te vint-il jamais dans l’esprit qu’un homme comme moi qui nage dans l’or et dans l’opulence, qu’un homme qui, riche de plus d’un million de revenu, est prêt à passer à Venise pour en jouir à l’aise, daigne s’abaisser à devoir quelque chose à une misérable de ton espèce? M’eusses-tu rendu la vie, je ne te devrais rien dès que tu n’as travaillé que pour toi. Au travail, esclave, au travail! apprends que la civilisation, en bouleversant les institutions de la nature, ne lui enleva pourtant point ses droits; elle créa dans l’origine des êtres forts et des êtres faibles, son intention fut que ceux-ci fussent toujours subordonnés aux autres comme l’agneau l’est toujours au lion, comme l’insecte l’est à l’éléphant; l’adresse et l’intelligence de l’homme varièrent la position des individus; ce ne fut plus la force physique qui détermina le rang, ce fut celle qu’il acquit par ses richesses. L’homme le plus riche devint l’homme le plus fort, le plus pauvre devint le plus faible, mais à cela près des motifs qui fondaient la puissance, la priorité du fort sur le faible fut toujours dans les lois de la nature à qui il devenait égal que la chaîne qui captivait le faible fût tenue par le plus riche ou par le plus fort, et qu’elle écrasât le plus faible ou bien le plus pauvre. Mais ces sentiments de reconnaissance que tu réclames, Sophie, elle les méconnaît; il ne fut jamais dans ses lois que le plaisir où l’on se livrait en obligeant devînt un motif pour celui qui recevait de se relâcher de ses droits sur l’autre. vois-tu chez les animaux qui nous servent d’exemple ces sentiments dont tu te targues? Lorsque je te domine par ma richesse ou par ma force, est-il naturel que je t’abandonne mes droits, ou parce que tu t’es servie toi-même, ou parce que ta politique t’a dicté de te racheter en me servant? Mais le service fût-il même rendu d’égal à égal, jamais l’orgueil d’une âme élevée ne se laissera abaisser par la reconnaissance. N’est-il pas toujours humilié, celui qui reçoit de l’autre, et cette humiliation qu’il éprouve ne paye-t-elle pas suffisamment l’autre du service qu’il a rendu – n’est-ce pas une jouissance pour l’orgueil que de s’élever au-dessus de son semblable, en faut-il d’autre à celui qui oblige, et si l’obligation en humiliant l’orgueil de celui qui reçoit devient un fardeau pour lui, de quel droit le contraindre à le garder? Pourquoi faut-il que je consente à me laisser humilier chaque fois que me frappent les regards de celui qui m’oblige? L’ingratitude, au lieu d’être un vice, est donc la vertu des âmes fières aussi certainement que la bienfaisance n’est que celle des âmes faibles; l’esclave la prêche à son maître parce qu’il en a besoin, mais celui-ci, mieux guidé par ses passions et par la nature, ne doit se rendre qu’à ce qui le sert ou qu’à ce qui le flatte. Qu’on oblige tant qu’on voudra si l’on y trouve une jouissance, mais qu’on n’exige rien pour avoir joui.

A ces mots auxquels Dalville ne me donna pas le temps de répondre, deux valets me saisirent par ses ordres, me dépouillèrent et m’enchaînèrent avec mes deux compagnes, que je fus obligée d’aider dès le même soir, sans qu’on me permît de me reposer de la marche fatigante que je venais de faire. Il n’y avait pas un quart d’heure que j’étais à cette fatale roue, quand toute la bande des monnayeurs, qui venait de finir sa journée, vint autour de moi pour m’examiner ayant le chef à leur tête. Tous m’accablèrent de sarcasmes et d’impertinences relativement à la marque flétrissante que je portais innocemment sur mon malheureux corps; ils s’approchèrent de moi, ils me touchèrent brutalement partout, faisant avec des plaisanteries mordantes la critique de tout ce que je leur offrais malgré moi. Cette douloureuse scène finie, ils s’éloignèrent un peu; Dalville saisissant alors un fouet de poste, toujours placé à portée de nous, m’en cingla cinq ou six coups à tour de bras sur toutes les parties de mon corps.

– Voilà comme tu seras traitée, coquine, me dit-il en me les appliquant, quand malheureusement tu manqueras à ton devoir; je ne te fais pas ceci pour y avoir manqué, mais seulement pour te montrer comme je traite celles qui y manquent.

Chaque coup m’emportant la peau et n’ayant jamais senti de douleurs aussi vives ni dans les mains de Bressac, ni dans celles des barbares moines, je jetai les hauts cris en me débattant sous mes fers; ces contorsions et ces hurlements servirent de risée aux monstres qui m’observaient, et j’eus la cruelle satisfaction d’apprendre là que s’il est des hommes qui, guidés par la vengeance ou par d’indignes voluptés, peuvent s’amuser de la douleur des autres, il est d’autres êtres assez barbarement organisés pour goûter les mêmes charmes sans autres motifs que la jouissance de l’orgueil, ou la plus affreuse curiosité. L’homme est donc naturellement méchant, il l’est donc dans le délire de ses passions presque autant que dans leur calme, et dans tous les cas les maux de son semblable peuvent donc devenir d’exécrables jouissances pour lui.

Trois réduits obscurs et séparés l’un de l’autre, feutrés comme des prisons, étaient autour de ce puits; un des valets qui m’avaient attachée m’indiqua la mienne et je me retirai après avoir reçu de lui la portion d’eau, de fèves et de pain qui m’était destinée. Ce fut là où je pus enfin m’abandonner tout à l’aise à l’horreur de ma situation. Est-il possible, me disais-je, qu’il y ait des hommes assez barbares pour étouffer en eux le sentiment de la reconnaissance, cette vertu où je me livrerais avec tant de chantres, si jamais une âme honnête me mettait dans le cas de la sentir? peut-elle donc être méconnue des hommes, et celui qui l’étouffe avec tant d’inhumanité doit-il être autre chose qu’un monstre? J’étais occupée de ces réflexions que j’entremêlais de mes larmes, lorsque tout à coup la porte de mon cachot s’ouvrit; c’était Dalville. Sans dire un mot, sans prononcer une parole, il pose à terre la bougie dont il est éclairé, se jette sur moi comme une bête féroce, me soumet à ses désirs, en repoussant avec des coups les défenses que je cherche à lui opposer, méprise celles qui ne sont l’ouvrage que de mon esprit, se satisfait brutalement, reprend sa lumière, disparaît et feutre la porte. Eh bien, me dis-je, est-il possible de porter l’outrage plus loin et quelle différence peut-il y avoir entre un tel homme et l’animal le moins apprivoisé des bois?

Cependant le soleil se lève sans que j’aie joui d’un seul instant de repos, nos cachots s’ouvrent, on nous renchaîne, et nous reprenons notre triste ouvrage. Mes compagnes étaient deux filles de vingt-cinq à trente ans qui, quoique abruties par la misère et déformées par l’excès des peines physiques, annonçaient encore quelque reste de beauté; leur taille était belle et bien prise, et l’une des deux avait encore des cheveux superbes. Une triste conversation m’apprit qu’elles avaient été l’une et l’autre en des temps différents maîtresses de Dalville, l’une à Lyon, l’autre à Grenoble; qu’il les avait amenées dans cet horrible asile où elles avaient encore vécu quelques années sur le même pied avec lui, et que pour récompense des plaisirs qu’elles lui avaient donnés, il les avait condamnées à cet humiliant travail. J’appris par elles qu’il avait encore au moment présent une maîtresse charmante mais qui, plus heureuse qu’elles, le suivrait sans doute à Venise où il était à la veille de se rendre, si les sommes considérables qu’il venait de faire dernièrement passer en Espagne, lui rapportaient les lettres de change qu’il attendait pour l’Italie, parce qu’il ne voulait point apporter son or à Venise; il n’y en envoyait jamais, c’était dans un pays différent que celui qu’il comptait habiter, qu’il faisait passer ses fausses espèces à des correspondants; par ce moyen ne se trouvant riche dans le lieu où il voulait se fixer, que de papier d’un royaume différent, son manège ne pouvait jamais être découvert, et sa fortune restait solidement établie. Mais tout pouvait manquer en un instant, et la retraite qu’il méditait dépendait absolument de cette dernière négociation où la plus grande partie de ses trésors était compromise; si Cadix acceptait ses piastres et ses louis faux, et lui envoyait pour cela d’excellent papier sur Venise, il était heureux le reste de ses jours; si la friponnerie se découvrait, il courait risque d’être dénoncé et pendu comme il le méritait. Hélas, me dis-je alors en apprenant ces particularités, la providence sera juste une fois, elle ne permettra pas qu’un monstre comme celui-là réussisse et nous serons toutes trois vengées. Sur les midi on nous donnait deux heures de repos dont nous profitions pour aller toujours séparément respirer et dîner dans nos chambres; à deux heures on nous renchaînait et on nous faisait tourner jusqu’à la nuit sans qu’il nous fût jamais permis d’entrer dans le château. La raison qui nous faisait tenir ainsi nues cinq mois de l’année, était à cause des chaleurs insoutenables avec le travail excessif que nous faisions, et pour être d’ailleurs à ce que m’assurèrent mes compagnes, plus à portée de recevoir les coups que venait nous appliquer de temps en temps notre farouche maître. L’hiver, on nous donnait un pantalon et un gilet serré sur la peau, espèce d’habit qui nous enfermant étroitement de partout, exposait de même avec facilité nos malheureux corps aux coups de notre bourreau. Dalville ne parut point ce premier jour, mais vers minuit, il fit la même chose qu’il avait faite la veille. Je voulus profiter de ce moment pour le supplier d’adoucir mon sort.

– Et de quel droit, me dit le barbare, est-ce parce que je veux bien passer un instant ma fantaisie avec toi? Mais vais-je à tes pieds exiger des faveurs de l’accord desquelles tu puisses exiger quelque dédommagement? Je ne te demande rien… je prends et je ne vois pas que de ce que j’use d’un droit sur toi, il doive résulter qu’il me faille abstenir d’en exiger un second. Il n’y a point d’amour dans mon fait, c’est un sentiment qui ne fut jamais connu de mon cœur. Je me sers d’une femme par nécessité, comme on se sert d’un vase dans un besoin différent, mais n’accordant jamais à cet être, que mon argent ou mon autorité soumet à mes désirs, ni estime ni tendresse, ne devant ce que je prends qu’à moi-même et n’exigeant jamais d’elle que de la soumission, je ne vois pas que je sois tenu d’après cela à lui accorder aucune gratitude. Il vaudrait autant dire qu’un voleur qui arrache la bourse d’un homme dans un bois parce qu’il se trouve plus fort que lui, lui doit quelque reconnaissance du tort qu’il vient de lui faire; il en est de même de l’outrage qu’on fait à une femme, ce peut être un titre pour lui en faire un second, mais jamais une raison suffisante pour lui accorder des dédommagements.

Dalville qui venait de se satisfaire sortit brusquement en disant ces mots et me replongea dans de nouvelles réflexions, qui comme vous croyez bien n’étaient pas à son avantage. Le soir il vint nous voir travailler et trouvant que nous n’avions pas fourni dans le jour la quantité d’eau ordinaire, il se saisit de son cruel fouet de poste et nous mit en sang toutes les trois, sans que (quoique aussi peu épargnée que les autres) cela l’empêchât de venir cette même nuit se comporter avec moi comme il avait fait précédemment. Je lui montrai les blessures dont il m’avait couverte, j’osai lui rappeler encore le temps où j’avais déchiré mon linge pour panser les siennes, mais Dalville jouissant toujours ne répondit à mes plaintes que par une douzaine de soufflets entremêlés d’autant de différentes invectives, et me laissa là comme à l’ordinaire aussitôt qu’il s’était satisfait. Ce manège dura près d’un mois après lequel je reçus au moins de mon bourreau la grâce de n’être plus exposée à l’affreux tournent de lui voir prendre ce qu’il était si peu fait pour obtenir. Ma vie ne changea pourtant point, je n’eus ni plus ni moins de douceurs, ni plus ni moins de mauvais traitements.

Un an se passa dans cette cruelle situation, lorsque la nouvelle se répandit enfin dans la maison que non seulement la fortune de Dalville était faite, que non seulement il recevait pour Venise la quantité immense de papier qu’il en avait désirée, mais qu’on lui redemandait même encore quelques millions de fausses espèces dont on lui ferait passer en papier les fonds à sa volonté sur Venise. Il était impossible que ce scélérat fît une fortune plus brillante et plus inespérée; il partait avec plus d’un million de revenu sans les espérances qu’il pouvait concevoir; tel était le nouvel exemple que la providence me préparait, telle était la nouvelle manière dont elle voulait encore me convaincre que la prospérité n’était que pour le crime et l’infortune pour la vertu.

Dalville s’apprêta au départ, il vint me voir la veille à minuit, ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien longtemps; ce fut lui-même qui m’annonça et sa fortune et son départ. Je me jetai à ses pieds, je le conjurai avec les plus vives instances de me rendre la liberté et le peu qu’il voudrait d’argent pour me conduire à Grenoble.

– A Grenoble, tu me dénoncerais.

– Eh bien, monsieur, lui dis-je en arrosant ses genoux de mes larmes, je vous fais serment de n’y pas mettre les pieds; faites mieux pour vous en convaincre, daignez me conduire avec vous jusqu’à Venise; peut-être n’y trouverais-je pas des cœurs aussi durs que dans ma patrie, et une fois que vous aurez bien voulu m’y rendre, je vous jure sur tout ce que j’ai de plus sacré de ne vous y jamais importuner.

– Je ne te donnerai pas un secours, pas un écu, me répliqua durement cet insigne coquin, tout ce qui s’appelle aumône ou charité est une chose qui répugne si tellement à mon caractère, que me vît-on trois fois plus couvert d’or que je ne le suis, je ne consentirais pas à donner un demi-denier à un indigent; j’ai des principes faits sur cette partie, dont je ne m’écarterai jamais. Le pauvre est dans l’ordre de la nature; en créant les hommes de forces inégales, elle nous a convaincus du désir qu’elle avait que cette inégalité se conservât même dans le changement que notre civilisation apporterait à ses lois. Le pauvre remplace le faible, je te l’ai déjà dit, le soulager est anéantir l’ordre établi, c’est s’opposer à celui de la nature, c’est renverser l’équilibre qui est à la base de ses plus sublimes arrangements. C’est travailler à une égalité dangereuse pour la société, c’est encourager l’indolence et la fainéantise, c’est apprendre au pauvre à voler l’homme riche, quand il plaira à celui-ci de lui refuser son secours, et cela par l’habitude où ce secours aura mis le pauvre de l’obtenir sans travail.

– Oh monsieur, que ces principes sont durs! parleriez-vous de cette manière, si vous n’aviez pas toujours été riche?

– Il s’en faut bien que je l’aie toujours été, mais j’ai su maîtriser le sort, j’ai su fouler aux pieds ce fantôme de vertu qui ne mène jamais qu’à la corde ou qu’à l’hôpital, j’ai su voir de bonne heure que la religion, la bienfaisance et l’humanité devenaient les pierres certaines d’achoppement de tout ce qui prétendait à la fortune et j’ai consolidé la mienne sur les débris des préjugés de l’homme. C’est en me moquant des lois divines et humaines, c’est en sacrifiant toujours le faible quand je le heurtais dans mon chemin, c’est en abusant de la bonne foi et de la crédulité des autres, c’est en minant le pauvre et volant le riche que je suis parvenu au temple escarpé de la divinité que j’encensais. Que ne m’imitais-tu? ta fortune a été dans tes mains, la vertu chimérique que tu lui as préférée t’a-t-elle consolée des sacrifices que tu lui as faits? Il n’est plus temps, malheureuse, il n’est plus temps; pleure sur tes fautes, souffre et tâche de trouver si tu peux dans le sein des fantômes que tu révères, ce que ta crédulité t’a fait perdre.

A ces mots cruels, Dalville se précipita sur moi… mais il me faisait une telle horreur, ses affreuses maximes m’inspiraient tant de haine que je le repoussai durement; il voulut employer la force, elle ne lui réussit pas, il s’en dédommagea par des cruautés, je fus abîmée de coups, mais il ne triompha pas; le feu s’éteignit sans succès, et les larmes perdues de l’insensé me vengèrent enfin de ses outrages.

Le lendemain avant de partir ce malheureux nous donna une nouvelle scène de cruauté et de barbarie dont les annales des Andronics, des Nérons, des Venceslas et des Tibères ne fournissent aucun exemple. Tout le monde croyait que sa maîtresse partait avec lui, il l’avait fait parer en conséquence; au moment de monter à cheval, il la conduit vers nous.

– Voilà ton poste, vile créature, lui dit-il en lui ordonnant de se déshabiller, je veux que mes camarades se souviennent de moi en leur laissant pour gage la femme dont ils me croient le plus épris; mais comme il n’en faut que trois ici… que je vais faire une route dangereuse dans laquelle mes armes me sont utiles, je vais essayer mes pistolets sur une de vous.

En disant cela il en arme un, le présente sur la poitrine de chacune des trois femmes qui tournaient la roue, et s’adressant enfin à l’une de ses anciennes maîtresses:

– Va, lui dit-il, en lui brûlant la cervelle, va porter de mes nouvelles en l’autre monde, va dire au diable que Dalville, le plus riche des scélérats de la terre, est celui qui brave le plus insolemment et la main du ciel et la sienne.

Cette infortunée qui n’expire pas tout de suite se débat longtemps sous ses chaînes, spectacle horrible que l’infâme considère délicieusement; il l’en fait sortir à la fin pour y placer sa maîtresse, il veut lui voir faire trois ou quatre tours, recevoir de sa main une douzaine de coups de fouet de poste, et ces atrocités finies, l’abominable homme monte à cheval suivi de deux valets et s’éloigne pour jamais de nos yeux.

Tout changea dès le lendemain du départ de Dalville; son successeur, homme doux et plein de raison, nous fit relâcher dès l’instant.

– Ce n’est point là l’ouvrage d’un sexe faible et doux, nous dit-il avec bonté, c’est à des animaux à servir cette machine; le métier que nous faisons est assez criminel sans offenser encore l’être suprême par des atrocités gratuites.

Il nous établit dans le château, remit sans aucun intérêt la maîtresse de Dalville en possession de tous les soins dont elle se mêlait dans la maison, et nous occupa dans l’atelier, ma compagne et moi, à la taille des pièces de monnaie, métier bien moins fatigant sans doute et dont nous étions pourtant récompensées par de très bonnes chambres et une excellente nourriture. Au bout de deux mois le successeur de Dalville, nommé Roland, nous apprit l’heureuse arrivée de son confrère à Venise; il y était établi, il y avait réalisé sa fortune et y jouissait de toute la prospérité dont il avait pu se flatter.

Il s’en fallut bien que le sort de son successeur fût le même; le malheureux Roland était honnête, c’en était plus qu’il en fallait pour être promptement écrasé. Un jour que tout était tranquille au château, que sous les lois de ce bon maître, le travail quoique criminel s’y faisait aisément et avec plaisir, tout à coup les murs sont investis; au défaut de passage du pont, les fossés s’escaladent, et la maison, avant que nos gens aient le temps de songer à leur défense, se trouve remplie de plus de cent cavaliers de maréchaussée. Il fallut se rendre, on nous enchaîna tous comme des bêtes, on nous attacha sur des chevaux et on nous conduisit à Grenoble. Oh ciel, me dis-je en y entrant, voilà donc cette ville où j’avais la folie de croire que le bonheur devait naître pour moi! Le procès des faux monnayeurs fut bientôt jugé, tous furent condamnés à être pendus. Lorsqu’on vit la marque que je portais, on s’évita presque la peine de m’interroger et j’allais être condamnée comme les autres, quand j’essayai d’obtenir enfin quelque pitié du magistrat fameux, honneur de ce tribunal, juge intègre, citoyen chéri, philosophe éclairé, dont la bienfaisance et l’humanité graveront au temple de Mémoire le nom célèbre et respectable; il m’écouta… il fit plus, convaincu de ma bonne foi et de la vérité de mes malheurs, il daigna m’en consoler par ses larmes. ô grand homme, je te dois mon hommage, permets à mon cœur de te l’offrir, la reconnaissance d’une infortunée ne sera point onéreuse pour toi, et le tribut qu’elle t’offre en honorant ton cœur sera toujours la plus douce jouissance du sien. M. S. devint mon avocat lui-même, mes plaintes furent entendues, mes gémissements trouvèrent des âmes, et mes larmes coulèrent sur des cœurs qui ne furent pas de bronze pour moi et que sa générosité m’entrouvrit. Les dépositions générales des criminels qu’on allait exécuter vinrent appuyer par leur faveur le zèle de celui qui voulait bien s’intéresser à moi. Je fus déclarée séduite et innocente, pleinement lavée et déchargée d’accusation avec pleine et entière liberté de devenir ce que je voudrais. Mon protecteur joignit à ces services celui de me faire obtenir une quête qui me valut près de cent pistoles; je voyais le bonheur enfin, mes pressentiments semblaient se réaliser, et je me croyais au terne de mes maux, quand il plut à la providence de me convaincre que j’en étais encore bien loin.

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